Accueil - Missel - Sanctoral

14/07 St Bonaventure, évêque, confesseur et docteur

Version imprimable de cet article Version imprimable Partager


Sommaire

  Textes de la Messe  
  Office  
  Dom Guéranger, l’Année Liturgique  
  Bhx cardinal Schuster, Liber Sacramentorum  
  Dom Pius Parsch, Le guide dans l’année liturgique  
  Benoît XVI, catéchèses (3, 10 & 17 mars 2010)  

Déposition à Lyon en 1274. Canonisé en 1482, fête en 1483 (fixée au 2nd dimanche de juillet), Semidouble en 1568 fixé au 14 juillet. Docteur en 1588 et fête double la même année.

Textes de la Messe

die 14 Iulii
le 14 juillet
SANCTI BONAVENTURÆ
SAINT BONAVENTURE
Ep., Conf. et Eccl. Doct.
Évêque, Confesseur et Docteur de l’Église
III classis (ante CR 1960 : duplex)
IIIème classe (avant 1960 : double)
Ant. ad Introitum. Eccli. 15, 5.Introït
In médio Ecclésiæ apéruit os eius : et implévit eum Dóminus spíritu sapiéntiæ et intelléctus : stolam glóriæ índuit eum. (T.P. Allelúia, allelúia.)Au milieu de l’Église, il a ouvert la bouche, et le Seigneur l’a rempli de l’esprit de sagesse et d’intelligence, et il l’a revêtu de la robe de gloire. (T.P. Alléluia, alléluia.)
Ps. 91,2.
Bonum est confitéri Dómino : et psállere nómini tuo, Altíssime.Il est bon de louer le Seigneur et de chanter votre nom, ô Très-Haut.
V/. Glória Patri.
Oratio.Collecte
Deus, qui pópulo tuo ætérnæ salútis beátum Bonaventúram minístrum tribuísti : præsta, quǽsumus ; ut, quem Doctórem vitæ habúimus in terris, intercessórem habére mereámur in cælis. Per Dóminum.Dieu, vous avez fait à votre peuple la grâce d’avoir le bienheureux Bonaventure, pour ministre du salut éternel : faites, nous vous en prions, que nous méritions d’avoir pour intercesseur dans les cieux celui qui nous a donné sur terre la doctrine de vie.
Léctio Epístolæ beáti Pauli Apóstoli ad Timotheum.Lecture de l’Epître de Saint Paul Apôtre à Timothée.
2. Tim. 4, 1-8.
Caríssime : Testíficor coram Deo, et Iesu Christo, qui iudicatúrus est vi vos et mórtuos, per advéntum ipsíus et regnum eius : pr.dica verbum, insta opportúne, importune : árgue, óbsecra, íncrepa in omni patiéntia, et doctrína. Erit enim tempus, cum sanam doctrínam non sustinébunt, sed ad sua desidéria, coacervábunt sibi magistros, pruriéntes áuribus, et a veritáte quidem audítum avértent, ad fábulas autem converténtur. Tu vero vígila, in ómnibus labóra, opus fac Evangelístæ, ministérium tuum ímpie. Sóbrius esto. Ego enim iam delíbor, et tempus resolutiónis meæ instat. Bonum certámen certávi, cursum consummávi, fidem servávi. In réliquo repósita est mihi coróna iustítiæ, quam reddet mihi Dóminus in illa die, iustus iudex : non solum autem mihi, sed et iis, qui díligunt advéntum eius.Mon bien-aimé : je t’adjure, devant Dieu et Jésus-Christ, qui doit juger les vivants et les morts, par son avènement et par son règne, prêche la parole, insiste à temps et à contretemps, reprends, supplie, menace, en toute patience et toujours en instruisant. Car il viendra un temps où les hommes ne supporteront plus la saine doctrine ; mais ils amasseront autour d’eux des docteurs selon leurs désirs ; et éprouvant aux oreilles une vive démangeaison, ils détourneront l’ouïe de la vérité, et ils la tourneront vers des fables. Mais toi, sois vigilant, travaille constamment, fais l’œuvre d’un évangéliste, acquitte-toi pleinement de ton ministère ; sois sobre. Car pour moi, je vais être immolé, et le temps de ma dissolution approche, j’ai combattu le bon combat, j’ai achève ma course, j’ai gardé la foi. Reste la couronne de justice qui m’est réservée, que le Seigneur, le juste juge, me rendra en ce jour-là ; et non seulement à moi, mais aussi à ceux qui aiment son avènement.
Graduale. Ps. 36, 30-31.Graduel
Os iusti meditábitur sapiéntiam, et lingua eius loquétur iudícium.La bouche du juste méditera la sagesse et sa langue proférera l’équité.
V/. Lex Dei eius in corde ipsíus : et non supplantabúntur gressus eius.V/. La loi de son Dieu est dans son cœur et on ne le renversera point.
Allelúia, allelúia. V/. Ps. 109, 4. Iurávit Dóminus, et non poenitébit eum : Tu es sacérdos in ætérnum, secúndum órdinem Melchísedech. Allelúia.Allelúia, allelúia. V/. Le Seigneur a juré, et il ne s’en repentira point : Vous êtes prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech. Alléluia.
+ Sequéntia sancti Evangélii secúndum Matthǽum.Suite du Saint Évangile selon saint Mathieu.
Matth. 5, 13-19.
In illo témpore : Dixit Iesus discípulis suis : Vos estis sal terræ. Quod si sal evanúerit, in quo saliétur ? Ad níhilum valet ultra, nisi ut mittátur foras, et conculcétur ab homínibus. Vos estis lux mundi. Non potest cívitas abscóndi supra montem pósita. Neque accéndunt lucérnam, et ponunt eam sub módio, sed super candelábrum, ut lúceat ómnibus qui in domo sunt. Sic lúceat lux vestra coram homínibus, ut vídeant ópera vestra bona, et gloríficent Patrem vestrum, qui in cælis est. Nolíte putáre, quóniam veni sólvere legem aut prophétas : non veni sólvere, sed adimplére. Amen, quippe dico vobis, donec tránseat cælum et terra, iota unum aut unus apex non præteríbit a lege, donec ómnia fiant. Qui ergo solvent unum de mandátis istis mínimis, et docúerit sic hómines, mínimus vocábitur in regno cælórum : qui autem fécerit et docúerit, hic magnus vocábitur in regno cælórum.En ce temps-là : Jésus dit à ses disciples : Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel s’affadit, avec quoi le salera-t-on ? Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée ; et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le candélabre, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi ou les prophètes ; je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir. Car, en vérité, je vous le dis, jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, un seul iota ou un seul trait ne disparaîtra pas de la loi, que tout ne soit accompli. Celui donc qui violera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera les hommes à le faire, sera appelé le plus petit dans le royaume des deux ; mais celui qui fera et enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux.
Ante 1960 : CredoAvant 1960 : Credo
Ant. ad Offertorium. Ps. 88, 25.Offertoire
Véritas mea et misericórdia mea cum ipso : et in nómine meo exaltábitur cornu eius.Ma vérité et ma miséricorde seront avec lui et par mon nom s’élèvera sa puissance.
SecretaSecrète
Sancti Bonaventúræ Confessóris tui atque Pontíficis, quǽsumus, Dómine, ánnua sollémnitas pietáti tuæ nos reddat accéptos : ut, per hæc piæ placatiónis offícia, et illum beáta retribútio comitétur, et nobis grátiæ tuæ dona concíliet. Per Dóminum.Que la solennité annuelle de Saint Bonaventure, votre Confesseur et Pontife, nous rende agréables à votre bonté, nous vous en supplions, Seigneur, en sorte que ce sacrifice d’expiation et de piété ajoute au bonheur qui est sa récompense et nous procure les dons de votre grâce.
Ant. ad Communionem. Luc. 12, 42.Communion
Fidélis servus et prudens, quem constítuit dóminus super famíliam suam : ut det illis in témpore trítici mensúram.Voici le dispensateur fidèle et prudent que le Maître a établi sur ses serviteurs pour leur donner au temps fixé, leur mesure de blé.
PostcommunioPostcommunion
Deus, fidélium remunerátor animárum : præsta ; ut beáti Bonaventúræ Confessóris tui atque Pontíficis, cuius venerándam celebrámus festivitátem, précibus indulgéntiam consequámur. Per DóminumDieu, vous récompensez les âmes fidèles : accordez-nous de recevoir notre pardon, grâce aux prières du bienheureux Bonaventure, votre Confesseur et Pontife, dont nous célébrons la fête vénérable.

Office

Leçons des Matines avant 1960.

Au deuxième nocturne.

Quatrième leçon. Bonaventure, né à Bagnorea, en Étrurie, fut arraché, dans son enfance à une maladie mortelle, par les prières du bienheureux François, à l’ordre duquel sa mère avait fait vœu de le consacrer s’il se rétablissait. Aussi, parvenu à l’adolescence, résolut-il d’entrer dans l’ordre des Frères Mineurs ; il y parvint, sous la direction d’Alexandre de Hales, à un tel degré de science que, sept ans plus tard, après avoir remporté à Paris les palmes de « Maître », il expliqua publiquement avec le plus grand succès les livres des Sentences, que, dans la suite, il illustra aussi de commentaires célèbres. Mais ce ne fut pas seulement par la profondeur de sa science, ce fut encore par la pureté de ses mœurs, l’innocence de sa vie, son humilité, sa douceur, son mépris des choses terrestres et son désir des biens célestes, qu’il excella merveilleusement : bien digne, en vérité, d’être considéré comme un modèle de perfection et d’être appelé saint par le bienheureux Thomas d’Aquin, son ami intime. En effet, celui-ci le trouvant à écrire la vie de saint François : « Laissons, dit-il, un saint travailler pour un saint. »

Cinquième leçon. Embrasé du feu de l’amour divin, il était porté par un sentiment tout particulier de piété à honorer la passion de notre Seigneur Jésus-Christ, qui faisait l’objet constant de sa méditation, et la Vierge Mère de Dieu, à laquelle il s’était consacré tout entier ; et cette même dévotion, il s’appliqua de toutes ses forces à l’exciter en d’autres par ses paroles et ses exemples, puis à la développer par des ouvrages et des opuscules. De sa piété provenaient la suavité de ses rapports avec le prochain, la grâce qui s’attachait à sa parole, et cette charité débordante par laquelle il s’attachait étroitement tous les cœurs. Ces vertus firent, qu’à peine âgé de trente-cinq ans, on l’élut à Rome, du commun consentement de tous, ministre général de l’Ordre, et pendant vingt-deux ans, Bonaventure s’acquitta de cette fonction avec une admirable prudence et une grande réputation de sainteté. Il prit plusieurs mesures utiles à la discipline régulière et au développement de son Ordre, qu’il défendit avec succès, en même temps que les autres Ordres mendiants, contre les calomnies de leurs détracteurs.

Sixième leçon. Mandé au concile de Lyon par le bienheureux Grégoire X, et créé cardinal-évêque d’Albano, le saint déploya, dans les affaires ardues du concile, une remarquable activité. Par ses soins, les discordes schismatiques furent apaisées et les dogmes de l’Église triomphèrent. C’est au milieu même de ces labeurs, la cinquante-troisième année de son âge, l’an du salut douze cent soixante-quatorze, que la mort l’atteignit, causant de profonds et unanimes regrets. La présence de tout le concile et celle du Pontife Romain lui-même, rehaussa ses funérailles. De nombreux et éclatants miracles l’ayant rendu célèbre, Bonaventure fut mis au nombre des saints par Sixte IV. Il a écrit beaucoup d’ouvrages, où son ardente piété, jointe à une érudition profonde, émeut le lecteur tout en l’instruisant. Aussi Sixte-Quint lui a-t-il décerné à bon droit le nom de Docteur Séraphique.

Au troisième nocturne.

Lecture du saint Évangile selon saint Matthieu. Cap. 5, 13-19.
En ce temps-là : Jésus dit à ses disciples : Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel s’affadit, avec quoi le salera-t-on ? Et le reste.

Homélie de saint Jean Chrysostome. Homil. 15 in Matth., sub med.

Septième leçon. Remarquez ce que dit Jésus-Christ : « Vous êtes le sel de la terre ». Il montre par là combien il est nécessaire qu’il donne ces préceptes à ses Apôtres. Car, ce n’est pas seulement, leur dit-il, de votre propre vie, mais de l’univers entier que vous aurez à rendre compte. Je ne vous envoie pas comme j’envoyais les Prophètes, à deux, à dix, ou à vingt villes ni à une seule nation, mais à toute la terre, à la mer, et au monde entier, à ce monde accablé sous le poids de crimes divers.

Huitième leçon. En disant : « Vous êtes le sel de la terre », il montre que l’universalité des hommes était comme affadie et corrompue par une masse de péchés ; et c’est pourquoi il demande d’eux les vertus qui sont surtout nécessaires et utiles pour procurer le salut d’un grand nombre. Celui qui est doux, modeste, miséricordieux et juste, ne peut justement se borner à renfermer ces vertus en son âme, mais il doit avoir soin que ces sources excellentes coulent aussi pour l’avantage des autres. Ainsi celui qui a le cœur pur, qui est pacifique et qui souffre persécution pour la vérité, dirige-sa vie d’une manière utile à tous.

Neuvième leçon. Ne croyez donc point, dit-il, que ce soit à de légers combats que vous serez conduits, et que ce soient des choses de peu d’importance dont il vous faudra prendre soin et rendre compte, « vous êtes le sel de la terre ». Quoi donc ? Est-ce que les Apôtres ont guéri ce qui était déjà entièrement gâté ? Non certes ; car il ne se peut faire que ce qui tombe déjà en putréfaction soit rétabli dans son premier état par l’application du sel. Ce n’est donc pas cela qu’ils ont fait, mais ce qui était auparavant renouvelé et à eux confié, ce qui était délivré déjà de cette pourriture, ils y répandaient le sel et le conservaient dans cet état de rénovation qui est une grâce reçue du Seigneur. Délivrer de la corruption du péché, c’est l’effet de la puissance du Christ ; empêcher que les hommes ne retournent au péché, voilà ce qui réclame les soins et les labeurs des Apôtres.

Aux Vêpres.

Ad Magnificat Ant. O Doctor óptime, * Ecclésiæ sanctæ lumen, beáte Bonaventúra, divínæ legis amátor, deprecáre pro nobis Fílium Dei. Ant. au Magnificat O Docteur excellent, * lumière de la Sainte Église, bienheureux Bonaventure, si zélé pour la loi divine, implorez pour nous le Fils de Dieu.

Dom Guéranger, l’Année Liturgique

Quatre mois après l’Ange de l’École, voici qu’à son tour Bonaventure paraît au ciel [1] comme un astre éclatant réfléchissant les feux du Soleil de justice. Inséparables au pied du trône de Dieu comme ils le furent ici-bas dans la doctrine et l’amour, la terre les honore de litres glorieux empruntés au monde des célestes esprits. Écoutons le Docteur séraphique justifier à l’avance, pour son compagnon de gloire et pour lui, ces appellations de la reconnaissante admiration des peuples.

Aux trois célestes hiérarchies comprenant les neuf chœurs des Anges, correspondent sur la terre trois ordres d’élus. Les Séraphins, les Chérubins, les Trônes, qui se divisent la première hiérarchie, sont en ce monde ceux que rapproche dans la divine contemplation la meilleure part, et que distinguent entre eux plus spécialement l’intensité de l’amour, la plénitude de la science, la fermeté de la justice ; aux Dominations, Vertus et Puissances répondent les prélats et les princes, aux derniers chœurs enfin les divers rangs des sujets de la sainte Église adonnés à la vie active. C’est le triple partage indiqué parmi les hommes en saint Luc au dernier des jours : Deux seront dans le repos, deux au champ, deux à la meule [2] à savoir le repos des divines suavités, le champ du gouvernement, la meule du labeur de la vie Quant à l’association mutuelle ici marquée, on doit savoir en effet que les Séraphins eux-mêmes, unis à Dieu plus immédiatement que tous autres, s’acquittent à deux en Isaïe du ministère du sacrifice et de la louange [3] ; car pour l’ange aussi bien que pour l’homme, la plénitude de l’amour, part plus spéciale du Séraphin, ne saurait exister sans l’accomplissement du double précepte de la charité embrassant Dieu et son semblable. Aussi est-il observé du Seigneur qu’il envoie ses disciples deux à deux devant sa face [4], et voyons-nous également Dieu dans la Genèse envoyer deux anges là où un seul pouvait suffire [5]. Il vaut donc mieux être deux ensemble qu’un seul, dit l’Ecclésiaste ; car ils tirent avantage de leur société[Eccle. IV, 9.]].

Nous venons d’entendre l’enseignement de Bonaventure en son livre de la Hiérarchie [6] ; il nous donne le secret des procédés divins où l’éternelle Sagesse s’est complue souvent, dans la poursuite du salut du monde et de la sanctification des élus. Au XIIIe siècle en particulier, l’historien qui recherche les causes des événements déroulés sous ses yeux n’arrivera point à les connaître pleinement, s’il oublie la vision prophétique où Notre-Dame nous est montrée, au commencement de ce siècle, présentant à son Fils irrité ses deux serviteurs Dominique et François pour lui ramener par leur union puissante l’humanité dévoyée. Quel spectacle plus digne des Séraphins que la rencontre de ces deux anges de la terre, au lendemain de l’apparition mystérieuse ! « Tu es mon compagnon, tu courras avec moi d’un même pas, dit dans une étreinte du ciel le descendant des Guzman au pauvre d’Assise ; tenons-nous ensemble, et nul ne prévaudra contre nous ». Mais ne doit-ce pas être aussi la devise, n’est-ce pas, sur le terrain delà doctrine sacrée, l’histoire de leurs deux nobles fils Thomas et Bonaventure ? L’étoile qui brille au front de Dominique a dirigé vers Thomas ses rayons ; le Séraphin qui imprima sur la chair de François les stigmates divins touche de son aile de feu l’âme de Bonaventure ; mais, de même que leurs incomparables pères, tous deux n’ont qu’un but : amener les hommes par la science et l’amour à cette vie éternelle qui consiste à connaître le seul vrai Dieu et celui qu’il a envoyé, Jésus-Christ [7].

Lampes ardentes et luisantes [8] combinant leur flamme dans les cieux en des proportions que nul œil mortel ne saurait spécifier d’ici-bas, la Sagesse éternelle a voulu pourtant que l’Église de la terre empruntât plus particulièrement à Thomas sa lumière, et à Bonaventure ses feux. Que ne pouvons-nous ici montrer à l’œuvre en chacun d’eux cette Sagesse, unique lien dès ce monde de leur commune pensée, et dont il est écrit que, toujours immuable en son adorable unité, elle ne se répète jamais dans les âmes qu’elle choisit parmi les nations pour en faire les prophètes et les amis de Dieu [9] ! Mais nous ne devons parler aujourd’hui que de Bonaventure.

Voué tout enfant par sa pieuse mère à saint François qui l’avait sauvé d’une mort imminente, ce fut dès le berceau et sous les traits de la divine pauvreté, compagne aimée du patriarche séraphique, que l’éternelle Sagesse voulut prévenir notre saint et se montrer à lui la première [10]. Promis dès lors à l’Ordre des Frères Mineurs, c’était donc bien littéralement qu’au premier éveil de ses facultés, il la trouvait assise aux portes de son âme [11], attendant l’ouverture de ces portes qui sont, nous dit-il lui-même, l’intelligence et l’amour [12]. La très douce âme de l’enfant, prévenue de tous les dons de nature et de grâce [13], ne pouvait hésiter entre les tumultueuses vanités de ce monde [14] et l’auguste amie [15] qui s’offrait à lui dans le calme rayonnement de sa sublime noblesse et de ses charmes divins [16]. De ce premier instant, sans lutte aucune, elle fut sa lumière [17] ; aussi tranquillement que le rayon de soleil entrant par une fenêtre jusque-là close [18], la Sagesse remplit cette demeure devenue sienne, comme l’épouse au jour des noces prend possession de la maison de son époux et y apporte toute joie, en pleine communauté de biens et surtout d’amour [19].

Pour sa part de contribution à la table nuptiale, elle apportait les substantielles clartés des cieux ; Bonaventure lui servait en retour les lis de la pureté, qu’elle recherche, assure-t-il, pour premier aliment [20]. Le festin ne devait plus cesser dans cette âme [21] ; et la lumière et les parfums s’en échappant, allaient au loin tout attirer, éclairer et nourrir. Presque encore un enfant, lorsqu’au sortir des premières années de sa vie religieuse, il fut selon l’usage envoyé aux cours de la célèbre Université de Paris, tous les cœurs furent gagnés à cet ange de la terre dans lequel il semblait, disait-on, qu’Adam n’eût point péché : parole d’admiration que n’avait pu retenir, à la vue de tant de qualités rassemblées, le grand Alexandre de Halès. Comme ces montagnes dont la cime se perd au delà des nues, dont la base envoie au loin les eaux fécondantes, Frère Alexandre, selon l’expression du Pontife suprême, semblait alors contenir en soi la source vive du paradis, d’où le fleuve de la science du salut s’échappait à flots pressés sur la terre [22]. Bien peu de temps néanmoins allait s’écouler avant que celui qu’on nommait le Docteur irréfragable et le Docteur des docteurs, cédât la place au nouveau venu qui devait être sa plus pure gloire en l’appelant son Père et son Maître [23]. Si jeune encore investi d’un pareil héritage, Bonaventure cependant pouvait dire de la Sagesse divine plus justement que de l’illustre Maître qui n’avait eu qu’à assister au développement prodigieux de cette âme : « C’est elle qui m’a tout appris [24] ; elle m’a enseigné la science de Dieu et de ses ouvrages [25], et la justice et les vertus [26], et les subtilités du discours et le nœud des plus forts arguments » [27].

Tel est bien tout l’objet de ces Commentaires sur les quatre Livres des Sentences, qui nous ont conservé les leçons de Bonaventure en cette chaire de Paris où sa parole gracieuse, animée d’un souffle divin, tenait captives les plus nobles intelligences : inépuisable mine, que la famille franciscaine se doit à elle-même d’exploiter toujours plus comme son vrai trésor ; monument impérissable de la science de ce Docteur de vingt-sept ans, qui, distrait bientôt de l’enseignement par les soins du gouvernement d’un grand Ordre, n’en partagera pas moins toujours, à cause de cette exposition magistrale, l’honneur du principat de la Théologie sacrée avec son illustre ami Thomas d’Aquin, plus heureux et plus libre de poursuivre ses études saintes [28].

Mais combien déjà le jeune Maître répondait à son titre prédestiné de Docteur séraphique, en ne voyant dès ce temps dans la science qu’un moyen de l’amour, en répétant sans fin que la lumière qui illumine l’intelligence reste stérile et vaine si elle ne pénètre jusqu’au cœur, où seulement la Sagesse se repose et festoie [29] ! Aussi, nous dit saint Antonin, toute vérité perçue par l’intellect en lui passait par les affections, devenant ainsi prière et divine louange [30]. Son but était, dit un autre historien, d’arriver à l’incendie de l’amour, de s’embraser lui-même au divin foyer et d’enflammer ensuite les autres ; indifférent aux louanges comme à la renommée, uniquement soucieux de régler ses mœurs et sa vie, il entendait brûler d’abord et non seulement luire, être feu pour ainsi approcher de Dieu davantage étant plus conforme à celui qui est feu : toutefois, comme le feu ne va pas sans lumière, ainsi fut-il du même coup un luisant flambeau dans la maison de Dieu ; mais son titre spécial de louange, est que tout ce qu’il put rassembler de lumière il en fit l’aliment de sa flamme et de la divine charité [31].

On sut à quoi s’en tenir au sujet de cette direction unique de ses pensées, lorsqu’inaugurant son enseignement public, il dut prendre parti sur la question qui divisait l’École touchant la fin de la Théologie : science spéculative pour les uns, pratique au jugement des autres, selon que les uns et les autres étaient frappés davantage du caractère théorique ou moral des notions qu’elle a pour objet. Bonaventure, cherchant à unir les deux sentiments dans le principe qui était à ses yeux l’universelle et seule loi, concluait que « la Théologie est une science affective, dont la conte naissance procède par contemplation spéculative, mais tend principalement à nous rendre bons ». La Sagesse de la doctrine en effet, disait-il, doit être ce que l’indique son nom [32], savoureuse à l’âme ; et, ajoutait-il, non sans quelque pointe de suave ironie comme en connaissent les saints, il y a différence dans l’impression produite par cette proposition : Le Christ est mort pour nous, et semblables, ou cette autre, je suppose : La diagonale et le coté d’un carré sont incommensurables entre eux [33].

En même temps, de quelle ineffable modestie n’étaient pas relevés dans notre saint le charme du discours et la profondeur de la science ! « Soit dit sans préjudice du sentiment d’autrui [34], concluait-il dans les questions obscures. Si quelqu’un pense autrement ou mieux, ainsi qu’il est possible, sur ce point comme sur tous les autres, je n’en suis point envieux ; mais s’il se rencontre quelque chose digne d’approbation dans ce petit ouvrage, qu’on en rende grâces à Dieu auteur des bonnes choses : pour le faux, le douteux ou l’obscur qui peut s’y trouver en d’autres endroits, que la bienveillance du lecteur le pardonne à l’insuffisance de l’écrivain, auquel sa conscience rend témoignage à coup sûr d’avoir désiré ne rien dire que de vrai, de clair et de reçu communément » [35]. Dans une circonstance pourtant, l’inaltérable dévouement de Bonaventure à la Reine des vierges tempère l’expression de son humilité avec une grâce non moins remplie de force que de douceur : « Que si quelqu’un, dit-il, préfère s’exprimer autrement, pourvu que ce ne soit pas au détriment de la Vierge vénérée, je ne lutterai guère à l’encontre ; mais il faut éviter diligemment que l’honneur de Notre-Dame soit en rien diminué par personne, dût-il en coûter la tête » [36]. Enfin, terminant le troisième Livre de cette admirable exposition des Sentences : « Mieux vaut la charité que toute science, déclare-t-il. Il suffit dans le doute de savoir ce qu’ont pensé les sages ; la dispute sert de peu. Nombreuses sont nos paroles, et les mots nous trahissent et nous manquent. Grâces immenses à celui qui parfait tout discours, à notre Seigneur Jésus-Christ dont l’aide m’a donné de parvenir à l’achèvement de cette œuvre médiocre, ayant pris en pitié ma pauvreté de science et de génie ! Je lui demande qu’il en provienne pour moi le mérite de l’obéissance et profit pour mes Frères, double but dans la pensée duquel ce travail a été entrepris » [37]. Cependant le temps était venu où le mérite de l’obéissance allait faire place pour notre saint à un autre moins envié de lui, mais non moins profitable aux Frères. A trente-cinq ans il fut élu Ministre Général. Thomas d’Aquin, plus jeune de quelques années, montait comme un soleil puissant à l’horizon. Bonaventure, contraint d’abandonner le champ de l’enseignement scolastique, laissait à son ami le soin de le féconder plus complètement et plus longuement qu’il n’avait pu faire. L’Église ne devait donc rien perdre ; et, fortement et suavement comme toujours [38], l’éternelle Sagesse poursuivait en cela sa pensée : ainsi prétendait-elle obtenir que ces deux incomparables génies se complétassent ineffablement l’un par l’autre, en nous donnant, réunis, la plénitude de la vraie science qui non seulement révèle Dieu, mais conduit à lui.

Donnez au sage l’occasion, et la sagesse croîtra en lui [39]. Bonaventure devait justifier cette parole placée par lui en tête du traité des six ailes du Séraphin, où il expose les qualités requises dans l’homme appelé à porter la charge des âmes. L’espace nous manque, on le comprendra, pour suivre le détail infini et parfois les difficultés da ce gouvernement immense, que les missions franciscaines si répandues étendaient pour ainsi dire à l’Église entière. Le traité même que nous venons de citer, fruit de son expérience, et que le Père Claude Aquaviva tenait en si haute estime qu’il en avait fait comme un guide obligé des supérieurs de la Compagnie de Jésus, dit assez ce que fut notre saint dans cette dernière partie de son existence.

Son âme était arrivée à ce point qui n’est autre que le sommet de la vie spirituelle, où le plus vertigineux tourbillon du dehors ne trouble en rien le repos du dedans ; où l’union divine s’affirme dans la mystérieuse fécondité qui en résulte pour les saints, et qui se manifeste à la face du monde, quand il plaît à Dieu, par des œuvres parfaites dont la multiplicité reste inexplicable pour les profanes. Si nous voulons comprendre Bonaventure à cette heure de sa vie, méditons ce portrait tracé par lui-même : Les Séraphins influent sur ceux qui sont au-dessous d’eux pour les amener vers les hauteurs ; ainsi l’amour de l’homme spirituel se porte au prochain et à Dieu, à Dieu pour s’y reposer lui-même, au prochain pour l’y ramener avec lui. Non seulement donc ils embrasent ; ils donnent aussi la forme du parfait amour, chassant toutes ténèbres, montrant la manière de s’élever progressivement et d’aller à Dieu par les sommets [40].

Tel est le secret de la composition de toute cette série d’admirables opuscules où, n’ayant pour livre que son crucifix, comme il l’avouait à saint Thomas, sans plan préconçu, mais prenant occasion des demandes ou du besoin des frères et des sœurs de sa grande famille, d’autres fois ne voulant qu’épancher son âme, Bonaventure se trouve avoir traité tout ensemble et des premiers éléments de l’ascèse et des sujets les plus élevés de la vie mystique, avec une plénitude, une sûreté, une clarté, une force divine de persuasion, qui font dire au Souverain Pontife Sixte IV que l’Esprit-Saint lui-même semble parler en lui [41]. Écrit au sommet de l’Alverne, et comme sous l’influence plus immédiate des Séraphins du ciel, l’Itinéraire de l’âme à Dieu ravissait à tel point le chancelier Gerson, qu’il déclarait « cet opuscule, ou plutôt, disait-il, cette œuvre immense, au-dessus de la louange d’une bouche mortelle » [42] ; il eût voulu qu’en le joignant au Breviloquium, abrégé merveilleux de la science sacrée, on l’imposât comme manuel indispensable aux théologiens [43]. C’est qu’en effet, dit pour l’Ordre bénédictin le grand Abbé Trithème, par ses paroles de feu l’auteur de tous ces profonds et dévots opuscules n’embrase pas moins la volonté du lecteur qu’il n’éclaire son intelligence. Pour qui considère l’esprit de l’amour divin et de la dévotion chrétienne qui s’exprime en lui, il surpasse sans peine tous les docteurs de son temps quant à l’utilité de ses ouvrages. Beaucoup exposent la doctrine, beaucoup prêchent la dévotion, peu dans leurs livres enseignent les deux ; Bonaventure surpasse et ce grand et ce petit nombre, parce que chez lui la science forme à la dévotion, et la dévotion à la science. Si donc vous voulez être et savant et dévot, pratiquez ses œuvres [44].

Mais, mieux que personne, Bonaventure nous révélera dans quelles dispositions il convient de le lire pour le faire avec fruit. En tête de son Incendium amoris, où il enseigne le triple chemin qui conduit par la purification, l’illumination et l’union à la véritable sagesse : « J’offre, dit-il, ce livre, non aux philosophes, non aux sages du monde, non aux grands théologiens embarrassés de questions infinies, mais aux simples, aux ignorants qui s’efforcent plus d’aimer Dieu que de beaucoup savoir. Ce n’est point en discutant, mais en agissant qu’on apprend à aimer. Pour ces hommes pleins de questions, supérieurs en toute science, mais inférieurs dans l’amour du Christ, j’estime qu’ils ne sauraient comprendre le contenu de ce livre ; à moins que laissant de côté la vainc ostentation du savoir, ils ne s’appliquent, dans un très profond renoncement, dans la prière et la méditation, à faire jaillir en eux l’étincelle divine qui, échauffant leur cœur et dissipant toute obscurité, les guidera par delà les choses du temps jusqu’au trône de la paix. Car par cela même pourtant qu’ils savent plus, ils sont plus aptes, ou ils le seraient, à aimer, s’ils se méprisaient véritablement eux-mêmes et avaient joie d’être méprisés par autrui » [45].

Si longues que soient déjà ces pages, nous ne résistons pas au désir de citer les dernières paroles qu’on nous ait conservées de Bonaventure. De même que l’Ange de l’École allait bientôt, à Fosse-Neuve, terminer ses œuvres et sa vie par l’explication du divin Cantique, le Séraphin son émule et son frère exhalait avec ces mots de l’épithalame sacré la dernière note de ses chants : « Le roi Salomon s’est fait un trône en bois du Liban ; les colonnes en sont d’argent, le siège en est d’or, les degrés tout de pourpre [46]. Le siège d’or, ajoutait notre saint, est la sagesse contemplative : elle n’appartient qu’à quiconque possède aussi les colonnes d’argent, à savoir les vertus affermissant l’âme ; les degrés de pourpre sont la charité par où l’on monte vers les hauteurs et l’on descend dans les vallées » [47].

Conclusion digne de Bonaventure ; fin d’un ouvrage sublime et pourtant inachevé, que déjà il n’avait pu rédiger lui-même ! « Hélas ! hélas ! hélas ! s’écrie plein de larmes le pieux disciple à qui nous devons ce dernier trésor, une dignité plus haute, et bientôt le départ de cette vie de notre seigneur et Maître ont arrêté la continuation de cette œuvre ». Et nous révélant d’une façon touchante les précautions prises par les fils pour ne rien laisser perdre des conférences que faisait le père : « Ce que je donne ici, déclare-t-il, est ce que j’ai pu d’une plume rapide dérober tandis qu’il parlait. Deux autres avec moi pendant ce temps recueillaient des notes, mais leurs cahiers sont restés difficilement lisibles pour autrui ; au lieu que quelques-uns des auditeurs ont pu relire mon exemplaire, et que le Maître lui-même et beaucoup d’autres en ont fait usage, ce dont m’est due reconnaissance. Et maintenant, après bien des jours, la permission et le temps m’en étant accordés, j’ai revu ces notes, ayant toujours dans l’oreille et devant les yeux la voix et les gestes du Maître ; je les ai mises en ordre, sans rien ajouter toutefois qu’il n’eût dit, sauf l’indication de quelques autorités » [48].

La dignité rappelée par le fidèle secrétaire est celle de cardinal évoque d’Albano, que Grégoire X, élu pour succéder à Clément IV après trois ans qu’avait duré le veuvage de l’Église, imposa en vertu de l’obéissance à notre Saint dont le crédit près du sacré Collège avait obtenu cette élection. Chargé de préparer les travaux du concile indiqué à Lyon pour le printemps de l’année 1274, il eut la joie d’assister à la réunion des deux Églises latine et grecque que plus que personne il avait procurée. Mais Dieu voulut lui épargner l’amertume de constater combien peu devait durer un rapprochement qui eût été le salut de cet Orient qu’il aimait, et où le nom de Bonaventure, transformé en celui d’Eutychius, gardait encore son ascendant, deux siècles plus tard, au temps du concile de Florence. Le 15 juillet de cette année 1274, en plein concile et sous la présidence du Pontife suprême, eurent lieu les plus solennelles funérailles que la terre eût jamais contemplées : J’ai grande douleur à ton sujet, mon frère Jonathas [49], s’écriait, devant l’Occident et l’Orient rassemblés dans une commune lamentation, le cardinal Pierre de Tarentaise, de l’Ordre de saint Dominique. Le séraphin avait rejeté son manteau de chair, et déployant ses ailes, après cinquante-trois ans donnés au monde, il rejoignait Thomas d’Aquin qui venait à peine de le précéder dans les cieux.

Vous êtes entré dans la joie de votre Seigneur [50], ô Bonaventure ; quelles ne doivent pas être maintenant vos délices puisque, selon la règle que vous avez rappelée, « autant quelqu’un aime Dieu ici-bas, autant là-haut il se réjouit en lui [51] ! » Si le grand saint Anselme, auquel vous empruntiez cette parole, ajoutait que l’amour se mesure à la connaissance [52], ô vous qui fûtes l’un des princes de la science sacrée en même temps que le Docteur de l’amour, montrez-nous qu’en effet toute lumière, dans l’ordre de grâce et dans celui de nature, n’a pour but que d’amener à aimer. En toute chose se cache Dieu [53] ; et toutes les sciences ont son Christ pour centre [54] ; et Je fruit de chacune est d’édifier la foi, d’honorer Dieu, de régler les mœurs, de conduire à l’union divine par la charité sans laquelle toute notion reste vaine [55]. Car, disiez-vous [56], toutes ces sciences ont leurs règles certaines et infaillibles, qui descendent comme autant de rayons de la loi éternelle en notre âme ; et notre âme, entourée, pénétrée de tant de splendeurs, est par elle-même amenée, si elle n’est aveugle, à contempler cette lumière éternelle. Irradiation merveilleuse des montagnes de la patrie jusqu’aux plus lointaines vallées de l’exil [57] ! Noblesse véritable du monde aux yeux de François votre séraphique père, et qui lui faisait appeler du nom de frères et de sœurs, comme vous le racontez, les moindres créatures [58] ; dans toute beauté il découvrait la Beauté suprême, et aux traces laissées dans la création par son auteur il poursuivait partout le Bien-Aimé, se faisant de toute chose un échelon pour monter jusqu’à lui [59].

Ouvre donc toi aussi les yeux, ô mon âme ! Prête l’oreille, délie tes lèvres, dispose ton cœur, pour qu’en toute créature tu voies ton Dieu, tu l’entendes, tu le loues, tu l’aimes et l’honores, de peur que tout entier l’univers ne se lève contre toi [60] pour ne t’être point réjouie dans les œuvres de ses mains [61]. Du monde ensuite qui est au-dessous de toi, qui n’a de Dieu que des vestiges [62] et sa présence en tant qu’il est partout [63], passe en toi-même, son image de nature [64], réformée dans le Christ-Époux [65] ; puis de l’image monte à la vérité du premier principe dans l’unité de l’essence [66] et la trinité des personnes [67], pour arriver au repos de la nuit sacrée où s’oublient, dans l’amour absorbant tout, le vestige et l’image [68]. Mais tout d’abord sache bien que le miroir de ce monde extérieur te servira de peu, si le miroir intérieur de l’âme n’est purifié et brillant, si le désir ne s’aide en toi de la prière et de la contemplation pour aviver l’amour. Sache que ne suffisent point ici la lecture sans l’onction, la spéculation sans la dévotion, le travail sans la piété, la science sans la charité, l’intelligence sans l’humilité, l’étude sans la grâce [69] ; et lorsqu’enfin t’élevant graduellement par l’oraison, la sainteté de la vie, les spectacles de la vérité, tu seras parvenue à la montagne où se révèle le Dieu des dieux [70] : avertie par l’impuissance de ta vue d’ici-bas à porter des splendeurs dont la trop faible création n’a pu te révéler nulle trace, laisse assoupie ton intelligence aveuglée, passe par delà dans le Christ qui est la porte et la voie, interroge non plus le Maître mais l’Époux, non l’homme mais Dieu, non la lumière mais le feu totalement consumant. Passé de ce monde avec le Christ au Père qui te sera montré [71], dis alors comme Philippe : Il nous suffit [72].

Docteur séraphique, conduisez-nous par cette montée sublime dont chaque ligne de vos œuvres nous manifeste les secrets, les labeurs, les beautés, les périls. Dans la poursuite de cette divine Sagesse que, même en ses reflets les plus lointains, personne n’aperçoit sans extase, préservez-nous de la tromperie qui nous ferait prendre pour le but la satisfaction trouvée dans les rayons épars descendus vers nous pour nous ramener des confins du néant jusqu’à elle. Car ces rayons qui par eux-mêmes procèdent de l’éternelle beauté, séparés du foyer, détournés de leur fin, ne seraient plus qu’illusion, déception, occasion de vaine science ou de faux plaisirs. Plus élevée même est la science, plus elle se rapproche de Dieu en tant qu’objet de théorie spéculative, plus en un sens l’égarement reste à craindre ; si elle distrait l’homme dans ses ascensions vers la Sagesse possédée et goûtée pour elle seule, si elle l’arrête à ses propres charmes, vous ne craignez pas de la comparer à la vile séductrice qui supplanterait dans les affections d’un fils de roi la très noble fiancée qui l’attend [73]. Et certes un tel affront, qu’il provienne de la servante ou de la dame d’honneur, en est-il moins sanglant pour une auguste souveraine ? C’est pourquoi vous déclarez que « dangereux est le passage de la science à la Sagesse, si l’on ne place au milieu la sainteté » [74]. Aidez-nous à franchir le périlleux défilé ; faites que toute science ne soit jamais pour nous qu’un moyen de la sainteté pour parvenir à plus d’amour.

Telle est bien toujours votre pensée dans la lumière de Dieu, ô Bonaventure. S’il en était besoin, nous en aurions comme preuve vos séraphiques prédilections plus d’une fois manifestées dans nos temps pour les milieux où, en dépit de la fièvre qui précipite à l’action toutes les forces vives de ce siècle, la divine contemplation reste appréciée comme la meilleure part, comme le premier but et l’unique fin de toute connaissance. Daignez continuer à vos dévots et obligés clients une protection qu’ils estiment à son prix. Défendez comme autrefois, dans ses prérogatives et sa vie, tout l’Ordre religieux plus que jamais battu en brèche de nos jours. Que la famille franciscaine vous doive encore de croître en sainteté et en nombre ; bénissez les travaux entrepris dans son sein, aux applaudissements du monde, pour illustrer comme elles le méritent votre histoire et vos œuvres. Une troisième fois, et pour jamais s’il se peut enfin, ramenez l’Orient à l’unité et à la vie. Que toute l’Église s’échauffe à vos rayons ; que le feu divin si puissamment alimenté par vous embrase de nouveau la terre.

Bhx cardinal Schuster, Liber Sacramentorum

La place occupée par cet humble fils de saint François, parmi les docteurs de l’Église, est celle d’un astre lumineux de suprême grandeur. Tout l’édifice de la théologie scolastique atteint en effet son sommet en saint Thomas et en saint Bonaventure, après lesquels l’École ne fera guère autre chose que suivre, expliquer et défendre leurs positions. Après ce hardi mouvement ascensionnel sur les cimes les plus inaccessibles de la métaphysique chrétienne et de la théologie révélée, les disciples du Docteur angélique et du Docteur séraphique consacreront une bonne partie de leurs énergies à maintenir le dépôt sacré à eux confié.

Déjà les contemporains unirent Thomas et Bonaventure dans un même sentiment de vive admiration. Après leur mort, leur culte est encore également uni, et Dante, dans son Paradis, met ses plus beaux chants sur les lèvres de l’Aquinate et sur celles de Jean Fidanza de Bagnoreggio, appelé par la suite Bona Ventura.

Et pourtant, ces deux éminents docteurs, qui ont entre eux tant de points de contact, diffèrent profondément l’un de l’autre par ailleurs. Thomas demeura toute sa vie l’homme de l’enseignement scolastique et de la paisible spéculation ; tandis que Bonaventure accuse une force plus vive de sentiment, et se livre avec succès à l’action et au gouvernement des peuples.

Fidanza était encore jeune en effet, quand il fut élevé à la charge de Ministre général de son Ordre, déchiré alors par les discordes intérieures amenées par les Spirituels. Toutefois le Saint, avec cet esprit tempéré de discrète prudence qui, entre deux extrêmes, montre immédiatement le juste milieu à atteindre, sut en imposer aux relâchés et aux rigoristes, et sauva ainsi la famille Franciscaine d’un schisme qui l’aurait conduite à une ruine irréparable.

Saint Bonaventure qui, en 1273, avait été créé cardinal et évêque d’Albano par Grégoire X, mourut l’année suivante, le 15 juillet, à Lyon, tandis qu’on y célébrait le Concile œcuménique.

Ses funérailles furent un triomphe, et, avec le Pape, y prit part l’assemblée tout entière. L’oraison funèbre fut faite par le cardinal Pierre de Tarantaise, le futur Innocent V, qui commença par ces paroles de David : Doleo super te, frater mi, Ionatha [75].

La messe (In medio) est celle du commun des docteurs, avec des éléments empruntés à la deuxième messe d’un évêque Sacerdótes (Alléluia, Secrète, antienne d’offertoire et postcommunion).

Saint Bonaventure est le véritable représentant de l’école ascétique franciscaine, laquelle a popularisé chez les fidèles une touchante dévotion envers la sainte Humanité du Rédempteur. Quand saint Bonaventure écrit sur la Passion du Seigneur et sur les mérites de la bienheureuse Vierge, son style s’échauffe et sa plume répand une onction toute séraphique.

Sixte IV, canonisant saint Bonaventure en 1482, ordonna que sa fête, dans la basilique des Saints-Apôtres à Rome (desservie par les Franciscains conventuels), serait considérée comme une solennité du Sacré Palais Apostolique. Plus tard on dédia au Saint une église et un couvent sur le Palatin.

Dom Pius Parsch, Le guide dans l’année liturgique

Le docteur séraphique nous enseigne la mystique du Christ.

1. Saint Bonaventure. — Jour de mort : 14 juillet 1274. Tombeau : à Lyon ; toutefois ses restes furent brûlés en 1562 par des Calvinistes fanatiques. Seule sa tête a été sauvée. Vie : « Saint Bonaventure est unique par sa sainteté, par l’éminence de son savoir et de son éloquence, par sa conduite tout à fait remarquable, par son cœur plein de charité, par l’attrait de son commerce : bienveillant, affable, pieux, charitable, riche en vertus, aimé de Dieu et des hommes... Le Seigneur l’avait comblé de mérites si aimables que quiconque le voyait se sentait aussitôt le cœur saisi d’amour ». C’est ainsi que termine son rapport sur lui l’auteur des actes du Concile de Lyon. Dès sa jeunesse, il était un maître renommé et un prédicateur entraînant. A trente-six ans, il fut appelé à diriger comme supérieur général l’ordre des Franciscains qui l’honore comme un second fondateur. Il prit une grande part au Concile de Lyon ; c’est à sa vertu et à son savoir, à son habileté et à sa douceur que l’on attribue cet heureux résultat que les Grecs se soient si rapidement décidés à rentrer dans l’unité de l’Église. Comme docteur de l’Église, il porte le titre de « Docteur séraphique » ; il fut à la fois un scolastique pénétrant et un profond mystique. Sa vie de saint François était un des livres les plus aimés au Moyen Age. Lorsque saint Thomas apprit que Bonaventure travaillait à une vie de saint François, il dit : « Laissons un saint travailler pour un autre saint ». Ses contemporains auraient dit qu’il n’y avait personne de plus beau, de plus saint et de plus savant que lui. — La messe (In medio) est celle du commun des docteurs, avec des éléments empruntés à la deuxième messe d’un évêque Sacerdótes (Alléluia, Secrète, antienne d’offertoire et postcommunion).

2. Le Docteur de l’Église. — Qu’est-ce qu’un Docteur de l’Église ? L’Église a donné ce titre de Docteur aux saints qui se sont distingués dans l’Église de Dieu par leur enseignement et par leurs écrits. Pour l’obtenir, il ne suffit pas que le personnage en question possède l’érudition théorique, mais il faut aussi qu’il enseigne la science pratique de la vie ; il doit être un « Doctor vitae = un docteur de la vie » (Or.). Jusqu’à ce jour vingt-trois saints ont reçu ce titre ; l’un des derniers est saint Pierre Canisius. L’Église pense aussi que les docteurs reçoivent au ciel, comme les vierges, une marque spéciale de gloire. Elle les honore à la messe par le Credo [76]. — Que nous apprend donc le Docteur ? Deux choses : à enseigner et à écouter. De même qu’il y a un sacerdoce général, de même l’on peut parler pour tous les fidèles de la mission d’enseigner. Sans doute les évêques seuls appartiennent à l’Église enseignante ; prêtres et laïcs font partie de l’Église enseignée. Cependant le laïc a souvent l’occasion et même le devoir d’enseigner : la mère est la catéchiste naturelle de ses enfants, et pourtant l’on voit rarement cette importante mission bien remplie par la mère. Il y a aussi un noble service à rendre à ses amis, qui consiste à les instruire par la parole ou par la plume. Aujourd’hui surtout beaucoup de laïcs doivent suppléer au manque de prêtres comme maîtres et comme guides dans les cercles et associations liturgiques. — D’autre part, au devoir d’enseigner chez le docteur de l’Église correspond chez le fidèle le devoir d’écouter avec docilité et bonne volonté. Voyons si nous avons à un degré suffisant le souci de faire progresser notre instruction religieuse. Allons-nous écouter les prédicateurs ? Lisons-nous des livres de spiritualité capables de nous instruire ? Connaissons-nous la Sainte Écriture ? Le chrétien cultivé devrait lire aussi quelques ouvrages des Pères et des Docteurs de l’Église.

Benoît XVI, catéchèses (3, 10 & 17 mars 2010)

Chers frères et sœurs,

Aujourd’hui, je voudrais parler de saint Bonaventure de Bagnoregio. Je vous avoue qu’en vous proposant ce thème, je ressens une certaine nostalgie, car je repense aux recherches que, jeune chercheur, j’ai conduites précisément sur cet auteur, qui m’est particulièrement cher. Sa connaissance a beaucoup influencé ma formation. C’est avec une grande joie que je me suis rendu en pèlerinage, il y a quelques mois, sur son lieu de naissance, Bagnoregio, petite ville italienne dans le Latium, qui conserve avec vénération sa mémoire.

Né probablement aux alentours de 1217 et mort en 1274, il vécut au XIIIe siècle, à une époque où la foi chrétienne, profondément imprégnée dans la culture et dans la société de l’Europe, inspira des œuvres durables dans le domaine de la littérature, des arts visuels, de la philosophie et de la théologie. Parmi les grandes figures chrétiennes qui contribuèrent à la composition de cette harmonie entre foi et culture se distingue précisément Bonaventure, homme d’action et de contemplation, de profonde piété et de prudence dans le gouvernement.

Il s’appelait Jean de Fidanza. Comme il le raconte lui-même, un épisode qui eut lieu alors qu’il était encore jeune garçon, marqua profondément sa vie. Il avait été frappé d’une grave maladie, et pas même son père, qui était médecin, espérait désormais pouvoir le sauver de la mort. Alors, sa mère eut recours à l’intercession de saint François d’Assise, canonisé depuis peu. Et Jean guérit.

La figure du Poverello d’Assise lui devint encore plus familière quelques années plus tard, alors qu’il se trouvait à Paris, où il s’était rendu pour ses études. Il avait obtenu le diplôme de Maître d’art, que nous pourrions comparer à celui d’un prestigieux lycée de notre époque. A ce moment, comme tant de jeunes du passé et également d’aujourd’hui, Jean se posa une question cruciale : « Que dois-je faire de ma vie ? ». Fasciné par le témoignage de ferveur et de radicalité évangélique des frères mineurs, qui étaient arrivés à Paris en 1219, Jean frappa aux portes du couvent franciscain de la ville et demanda à être accueilli dans la grande famille des disciples de saint François. De nombreuses années plus tard, il expliqua les raisons de son choix : chez saint François et dans le mouvement auquel il avait donné naissance, il reconnaissait l’action du Christ. Il écrivait ceci dans une lettre adressée à un autre frère : « Je confesse devant Dieu que la raison qui m’a fait aimer le plus la vie du bienheureux François est qu’elle ressemble aux débuts et à la croissance de l’Église. L’Église commença avec de simples pêcheurs, et s’enrichit par la suite de docteurs très illustres et sages ; la religion du bienheureux François n’a pas été établie par la prudence des hommes mais par le Christ » [77].

C’est pourquoi, autour de l’an 1243, Jean revêtit l’habit franciscain et prit le nom de Bonaventure. Il fut immédiatement dirigé vers les études, et fréquenta la Faculté de théologie de l’université de Paris, suivant un ensemble de cours de très haut niveau. Il obtint les divers titres requis pour la carrière académique, ceux de « bachelier biblique » et de « bachelier sentencier ». Ainsi, Bonaventure étudia-t-il en profondeur l’Écriture Sainte, les Sentences de Pierre Lombard, le manuel de théologie de l’époque, ainsi que les plus importants auteurs de théologie, et, au contact des maîtres et des étudiants qui affluaient à Paris de toute l’Europe, il mûrit sa propre réflexion personnelle et une sensibilité spirituelle de grande valeur qu’au cours des années suivantes, il sut transcrire dans ses œuvres et dans ses sermons, devenant ainsi l’un des théologiens les plus importants de l’histoire de l’Église. Il est significatif de rappeler le titre de la thèse qu’il défendit pour être habilité à l’enseignement de la théologie, la licentia ubique docendi, comme l’on disait alors. Sa dissertation avait pour titre Questions sur la connaissance du Christ. Cet argument montre le rôle central que le Christ joua toujours dans la vie et dans l’enseignement de Bonaventure. Nous pouvons dire sans aucun doute que toute sa pensée fut profondément christocentrique.

Dans ces années-là, à Paris, la ville d’adoption de Bonaventure, se répandait une violente polémique contre les frères mineurs de saint François d’Assise et les frères prédicateurs de saint Dominique de Guzman. On leur contestait le droit d’enseigner à l’Université, et l’on allait jusqu’à mettre en doute l’authenticité de leur vie consacrée. Assurément, les changements introduits par les ordres mendiants dans la manière d’envisager la vie religieuse, dont j’ai parlé dans les catéchèses précédentes, étaient tellement innovateurs que tous ne parvenaient pas à les comprendre. S’ajoutaient ensuite, comme cela arrive parfois même entre des personnes sincèrement religieuses, des motifs de faiblesse humaine, comme l’envie et la jalousie. Bonaventure, même s’il était encerclé par l’opposition des autres maîtres universitaires, avait déjà commencé à enseigner à la chaire de théologie des franciscains et, pour répondre à qui contestait les ordres mendiants, il composa un écrit intitulé La perfection évangélique. Dans cet écrit, il démontre comment les ordres mendiants, spécialement les frères mineurs, en pratiquant les vœux de chasteté et d’obéissance, suivaient les conseils de l’Évangile lui-même. Au-delà de ces circonstances historiques, l’enseignement fourni par Bonaventure dans son œuvre et dans sa vie demeure toujours actuel : l’Église est rendue plus lumineuse et belle par la fidélité à la vocation de ses fils et de ses filles qui non seulement mettent en pratique les préceptes évangéliques mais, par la grâce de Dieu, sont appelés à en observer les conseils et témoignent ainsi, à travers leur style de vie pauvre, chaste et obéissant, que l’Évangile est une source de joie et de perfection.

Le conflit retomba, au moins un certain temps, et, grâce à l’intervention personnelle du Pape Alexandre IV, en 1257, Bonaventure fut reconnu officiellement comme docteur et maître de l’université parisienne. Il dut toutefois renoncer à cette charge prestigieuse, parce que la même année, le Chapitre général de l’ordre l’élut ministre général.

Il exerça cette fonction pendant dix-sept ans avec sagesse et dévouement, visitant les provinces, écrivant aux frères, intervenant parfois avec une certaine sévérité pour éliminer les abus. Quand Bonaventure commença ce service, l’Ordre des frères mineurs s’était développé de manière prodigieuse : il y avait plus de 30.000 frères dispersés dans tout l’Occident avec des présences missionnaires en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, et également à Pékin. Il fallait consolider cette expansion et surtout lui conférer, en pleine fidélité au charisme de François, une unité d’action et d’esprit. En effet, parmi les disciples du saint d’Assise, on enregistrait différentes façons d’interpréter le message et il existait réellement le risque d’une fracture interne. Pour éviter ce danger, le chapitre général de l’Ordre, qui eut lieu à Narbonne en 1260, accepta et ratifia un texte proposé par Bonaventure, dans lequel on recueillait et on unifiait les normes qui réglementaient la vie quotidienne des frères mineurs. Bonaventure avait toutefois l’intuition que les dispositions législatives, bien qu’elles fussent inspirées par la sagesse et la modération, n’étaient pas suffisantes à assurer la communion de l’esprit et des cœurs. Il fallait partager les mêmes idéaux et les mêmes motivations. C’est pour cette raison que Bonaventure voulut présenter le charisme authentique de François, sa vie et son enseignement. Il rassembla donc avec un grand zèle des documents concernant le Poverello et il écouta avec attention les souvenirs de ceux qui avaient directement connu François. Il en naquit une biographie, historiquement bien fondée, du saint d’Assise, intitulée Legenda Maior, rédigée également sous forme plus brève, et donc appelée Legenda Minor. Le mot latin, à la différence du mot italien, n’indique pas un fruit de l’imagination, mais, au contraire, « Legenda » signifie un texte faisant autorité, « à lire » de manière officielle. En effet, le chapitre des frères mineurs de 1263, qui s’était réuni à Pise, reconnut dans la biographie de saint Bonaventure le portrait le plus fidèle du fondateur et celle-ci devint, ainsi, la biographie officielle du saint.

Quelle est l’image de François qui ressort du cœur et de la plume de son pieux fils et successeur, saint Bonaventure ? Le point essentiel : François est un alter Christus, un homme qui a cherché passionnément le Christ. Dans l’amour qui pousse à l’imitation, il s’est conformé entièrement à Lui. Bonaventure indiquait cet idéal vivant à tous les disciples de François. Cet idéal, valable pour chaque chrétien, hier, aujourd’hui et à jamais, a été indiqué comme programme également pour l’Église du Troisième millénaire par mon prédécesseur, le vénérable Jean-Paul II. Ce programme, écrivait-il dans la Lettre Novo millennio ineunte, est centré « sur le Christ lui-même, qu’il faut connaître, aimer, imiter, pour vivre en lui la vie trinitaire et pour transformer avec lui l’histoire jusqu’à son achèvement dans la Jérusalem céleste » [78].

En 1273, la vie de saint Bonaventure connut un autre changement. Le Pape Grégoire X voulut le consacrer évêque et le nommer cardinal. Il lui demanda également de préparer un événement ecclésial très important : le IIe concile œcuménique de Lyon, qui avait pour but le rétablissement de la communion entre l’Église latine et l’Église grecque. Il se consacra à cette tâche avec diligence, mais il ne réussit pas à voir la conclusion de cette assise œcuménique, car il mourut pendant son déroulement. Un notaire pontifical anonyme composa un éloge de Bonaventure, qui nous offre un portrait conclusif de ce grand saint et excellent théologien : « Un homme bon, affable, pieux et miséricordieux, plein de vertus, aimé de Dieu et des hommes... En effet, Dieu lui avait donné une telle grâce, que tous ceux qui le voyaient étaient envahis par un amour que le cœur ne pouvait pas cacher » [79].

Recueillons l’héritage de ce grand Docteur de l’Église, qui nous rappelle le sens de notre vie avec les paroles suivantes : « Sur la terre... nous pouvons contempler l’immensité divine à travers le raisonnement et l’admiration ; dans la patrie céleste, en revanche, à travers la vision, lorsque nous serons faits semblables à Dieu, et à travers l’extase... nous entrerons dans la joie de Dieu » [80].

* * *

La semaine dernière, j’ai parlé de la vie et de la personnalité de saint Bonaventure de Bagnoregio. Ce matin, je voudrais poursuivre sa présentation, en m’arrêtant sur une partie de son œuvre littéraire et de sa doctrine.

Comme je le disais déjà, saint Bonaventure a eu, entre autres mérites, celui d’interpréter de façon authentique et fidèle la figure de saint François d’Assise, qu’il a vénéré et étudié avec un grand amour. De façon particulière, à l’époque de saint Bonaventure, un courant de Frères mineurs, dits "spirituels", soutenait qu’avec saint François avait été inaugurée une phase entièrement nouvelle de l’histoire, et que serait apparu l’"Évangile éternel", dont parle l’Apocalypse, qui remplaçait le Nouveau Testament. Ce groupe affirmait que l’Église avait désormais épuisé son rôle historique, et était remplacée par une communauté charismatique d’hommes libres, guidés intérieurement par l’Esprit, c’est-à-dire les "Franciscains spirituels". A la base des idées de ce groupe, il y avait les écrits d’un abbé cistercien, Joachim de Flore, mort en 1202. Dans ses œuvres, il affirmait l’existence d’un rythme trinitaire de l’histoire. Il considérait l’Ancien Testament comme l’ère du Père, suivie par le temps du Fils et le temps de l’Église. Il fallait encore attendre la troisième ère, celle de l’Esprit Saint. Toute cette histoire devait être interprétée comme une histoire de progrès : de la sévérité de l’Ancien Testament à la liberté relative du temps du Fils, dans l’Église, jusqu’à la pleine liberté des Fils de Dieu au cours du temps de l’Esprit Saint, qui devait être également, enfin, le temps de la paix entre les hommes, de la réconciliation des peuples et des religions. Joachim de Flore avait suscité l’espérance que le début du temps nouveau aurait dérivé d’un nouveau monachisme. Il est donc compréhensible qu’un groupe de franciscains pensait reconnaître chez saint François d’Assise l’initiateur du temps nouveau et dans son Ordre la communauté de la période nouvelle - la communauté du temps de l’Esprit Saint, qui laissait derrière elle l’Église hiérarchique, pour commencer la nouvelle Église de l’Esprit, qui n’était plus liée aux anciennes structures.

Il existait donc le risque d’un très grave malentendu sur le message de saint François, de son humble fidélité à l’Évangile et à l’Église, et cette équivoque comportait une vision erronée du christianisme dans son ensemble.

Saint Bonaventure, qui, en 1257, devint ministre général de l’Ordre franciscain, se trouva face à une grave tension au sein de son Ordre même, précisément en raison de ceux qui soutenaient le courant mentionné des "Franciscains spirituels", qui se référait à Joachim de Flore. Précisément pour répondre à ce groupe et pour redonner une unité à l’Ordre, saint Bonaventure étudia avec soin les écrits authentiques de Joachim de Flore et ceux qui lui étaient attribués et, tenant compte de la nécessité de présenter correctement la figure et le message de son bien-aimé saint François, voulut exposer une juste vision de la théologie de l’histoire. Saint Bonaventure affronta le problème précisément dans sa dernière œuvre, un recueil de conférences aux moines de l’étude parisienne, demeuré incomplet et qui nous est parvenu à travers les transcriptions des auditeurs, intitulée Hexaëmeron, c’est-à-dire une explication allégorique des six jours de la création. Les Pères de l’Église considéraient les six ou sept jours du récit sur la création comme une prophétie de l’histoire du monde, de l’humanité. Les sept jours représentaient pour eux sept périodes de l’histoire, interprétées plus tard également comme sept millénaires. Avec le Christ, nous devions entrer dans le dernier, c’est-à-dire dans la sixième période de l’histoire, à laquelle devrait succéder ensuite le grand sabbat de Dieu. Saint Bonaventure présuppose cette interprétation historique du rapport avec les jours de la création, mais d’une façon très libre et innovatrice. Pour lui, deux phénomènes de son époque rendent nécessaire une nouvelle interprétation du cours de l’histoire :

Le premier : la figure de saint François, l’homme entièrement uni au Christ jusqu’à la communion des stigmates, presque un alter Christus, et avec saint François, la nouvelle communauté qu’il avait créée, différente du monachisme connu jusqu’alors. Ce phénomène exigeait une nouvelle interprétation, comme nouveauté de Dieu apparue à ce moment.

Le deuxième : la position de Joachim de Flore, qui annonçait un nouveau monachisme et une période totalement nouvelle de l’histoire, en allant au-delà de la révélation du Nouveau Testament, exigeait une réponse.

En tant que ministre général de l’Ordre des franciscains, saint Bonaventure avait immédiatement vu qu’avec la conception spiritualiste, inspirée par Joachim de Flore, l’Ordre n’était pas gouvernable, mais allait logiquement vers l’anarchie. Deux conséquences en découlaient selon lui.

La première : la nécessité pratique de structures et d’insertion dans la réalité de l’Église hiérarchique, de l’Église réelle, avait besoin d’un fondement théologique, notamment parce que les autres, ceux qui suivaient la conception spiritualiste, manifestaient un fondement théologique apparent.

La seconde : tout en tenant compte du réalisme nécessaire, il ne fallait pas perdre la nouveauté de la figure de saint François. Comment saint Bonaventure a-t-il répondu à l’exigence pratique et théorique ? Je ne peux donner ici qu’un résumé très schématique et incomplet sur certains points de sa réponse :

1. Saint Bonaventure repousse l’idée du rythme trinitaire de l’histoire. Dieu est un pour toute l’histoire et il ne se divise pas en trois divinités. En conséquence, l’histoire est une, même si elle est un chemin et - selon saint Bonaventure - un chemin de progrès.

2. Jésus Christ est la dernière parole de Dieu - en Lui Dieu a tout dit, se donnant et se disant lui-même. Plus que lui-même, Dieu ne peut pas dire, ni donner. L’Esprit Saint est l’Esprit du Père et du Fils. Le Seigneur dit de l’Esprit Saint : « ...il vous fera souvenir de tout ce que je vous ai dit » [81] ; « il reprend ce qui vient de moi pour vous le faire connaître » [82]. Il n’y a donc pas un autre Évangile, il n’y a pas une autre Église à attendre. L’Ordre de saint François doit donc lui aussi s’insérer dans cette Église, dans sa foi, dans son organisation hiérarchique.

3. Cela ne signifie pas que l’Église soit immobile, fixée dans le passé et qu’il ne puisse pas y avoir de nouveauté dans celle-ci. « Opera Christi non deficiunt, sed proficiunt », les œuvres du Christ ne reculent pas, ne disparaissent pas, mais elles progressent", dit le saint dans la lettre De tribus quaestionibus. Ainsi, saint Bonaventure formule explicitement l’idée du progrès, et cela est une nouveauté par rapport aux Pères de l’Église et à une grande partie de ses contemporains. Pour saint Bonaventure, le Christ n’est plus, comme il l’avait été pour les Pères de l’Église, la fin, mais le centre de l’histoire ; avec le Christ, l’histoire ne finit pas, mais une nouvelle période commence. Une autre conséquence est la suivante : jusqu’à ce moment dominait l’idée que les Pères de l’Église avaient été le sommet absolu de la théologie ; toutes les générations suivantes ne pouvaient être que leurs disciples. Saint Bonaventure reconnaît lui aussi les Pères comme des maîtres pour toujours, mais le phénomène de saint François lui donne la certitude que la richesse de la parole du Christ est intarissable et que chez les nouvelles générations aussi peuvent apparaître de nouvelles lumières. Le caractère unique du Christ garantit également des nouveautés et un renouveau pour toutes les périodes de l’histoire.

Assurément, l’Ordre franciscain - souligne-t-il - appartient à l’Église de Jésus Christ, à l’Église apostolique et il ne peut pas se construire dans un spiritualisme utopique. Mais, dans le même temps, la nouveauté de cet Ordre par rapport au monachisme classique est valable, et saint Bonaventure - comme je l’ai dit dans la catéchèse précédente - a défendu cette nouveauté contre les attaques du clergé séculier de Paris : les franciscains n’ont pas de monastère fixe, ils peuvent être présents partout pour annoncer l’Évangile. C’est précisément la rupture avec la stabilité, caractéristique du monachisme, en faveur d’une nouvelle flexibilité, qui restitua à l’Église le dynamisme missionnaire.

A ce point, il est peut-être utile de dire qu’aujourd’hui aussi, il existe des points de vue selon lesquels toute l’histoire de l’Église au deuxième millénaire aurait été un déclin permanent ; certains voient déjà le déclin immédiatement après le Nouveau Testament. En réalité, « Opera Christi non deficiunt, sed proficiunt », les œuvres du Christ ne reculent pas, mais elles progressent. Que serait l’Église sans la nouvelle spiritualité des cisterciens, des franciscains et des dominicains, la spiritualité de sainte Thérèse d’Avila et de saint Jean de la Croix, et ainsi de suite ? Aujourd’hui aussi vaut l’affirmation suivante : « Opera Christi non deficiunt, sed proficiunt », elles vont de l’avant. Saint Bonaventure nous enseigne l’ensemble du discernement nécessaire, même sévère, du réalisme sobre et de l’ouverture à de nouveaux charismes donnés par le Christ, dans l’Esprit Saint, à son Église. Et alors que se répète cette idée du déclin, il y a également l’autre idée, cet "utopisme spiritualiste", qui se répète. Nous savons, en effet, qu’après le Concile Vatican II, certains étaient convaincus que tout était nouveau, qu’il y avait une autre Église, que l’Église préconciliaire était finie et que nous en aurions eu une autre, totalement "autre". Un utopisme anarchique ! Et grâce à Dieu, les sages timoniers de la barque de Pierre, le Pape Paul VI et le Pape Jean-Paul II, d’une part ont défendu la nouveauté du Concile et, de l’autre, dans le même temps, ils ont défendu l’unicité et la continuité de l’Église, qui est toujours une Église de pécheurs et toujours un lieu de Grâce.

4. Dans ce sens, saint Bonaventure, en tant que ministre général des franciscains, suivit une ligne de gouvernement dans laquelle il était bien clair que le nouvel Ordre ne pouvait pas, comme communauté, vivre à la même "hauteur eschatologique" que saint François, chez qui il voit anticipé le monde futur, mais - guidé, dans le même temps, par un sain réalisme et par le courage spirituel - il devait s’approcher le plus possible de la réalisation maximale du Sermon de la montagne, qui pour saint François fut la règle, tout en tenant compte des limites de l’homme, marqué par le péché originel.

Nous voyons ainsi que pour saint Bonaventure gouverner n’était pas simplement un acte, mais signifiait surtout penser et prier. A la base de son gouvernement nous trouvons toujours la prière et la pensée ; toutes ses décisions résultent de la réflexion, de la pensée éclairée par la prière. Son contact intime avec le Christ a toujours accompagné son travail de ministre général et c’est pourquoi il a composé une série d’écrits théologico-mystiques, qui expriment l’âme de son gouvernement et manifestent l’intention de conduire intérieurement l’Ordre, c’est-à-dire de gouverner non seulement par les ordres et les structures, mais en guidant et en éclairant les âmes, en les orientant vers le Christ.

De ces écrits, qui sont l’âme de son gouvernement et qui montrent la route à parcourir tant à l’individu qu’à la communauté, je ne voudrais en mentionner qu’un seul, son chef-d’œuvre, l’Itinerarium mentis in Deum, qui est un "manuel" de contemplation mystique. Ce livre fut conçu en un lieu de profonde spiritualité : le mont de la Verne, où saint François avait reçu les stigmates. Dans l’introduction, l’auteur illustre les circonstances qui furent à l’origine de ce texte : « Tandis que je méditais sur les possibilités de l’âme d’accéder à Dieu, je me représentai, entre autres, cet événement merveilleux qui advint en ce lieu au bienheureux François, la vision du Séraphin ailé en forme de Crucifié. Et méditant sur cela, je me rendis compte immédiatement que cette vision m’offrait l’extase contemplative du père François et, dans le même temps, la voie qui y conduit » [83].

Les six ailes du Séraphin deviennent ainsi le symbole des six étapes qui conduisent progressivement l’homme de la connaissance de Dieu, à travers l’observation du monde et des créatures et à travers l’exploration de l’âme elle-même avec ses facultés, jusqu’à l’union gratifiante avec la Trinité par l’intermédiaire du Christ, à l’imitation de saint François d’Assise. Les dernières paroles de l’Itinerarium de saint Bonaventure, qui répondent à la question sur la manière dont on peut atteindre cette communion mystique avec Dieu, devraient descendre profondément dans nos cœurs : « Si à présent tu soupires de savoir comment cela peut advenir (la communion mystique avec Dieu), interroge la grâce, non la doctrine ; le désir, non l’intellect ; le murmure de la prière, non l’étude des lettres ; l’époux, non le maître ; Dieu, non l’homme ; le brouillard, non la clarté ; non la lumière, mais le feu qui tout enflamme et transporte en Dieu avec les fortes onctions et les très ardentes affections... Entrons donc dans le brouillard, étouffons les angoisses, les passions et les fantômes ; passons avec le Christ crucifié de ce monde au Père, afin qu’après l’avoir vu, nous disions avec Philippe : cela me suffit »[Ibid., VII, 6.]].

Chers frères et sœurs, accueillons l’invitation qui nous est adressée par saint Bonaventure, le Docteur Séraphique, et mettons-nous à l’école du Maître divin : écoutons sa Parole de vie et de vérité, qui résonne dans l’intimité de notre âme. Purifions nos pensées et nos actions, afin qu’Il puisse habiter en nous et que nous puissions entendre sa Voix divine, qui nous attire vers le vrai bonheur.

* * *

Ce matin, en poursuivant la réflexion de mercredi dernier, je voudrais approfondir avec vous d’autres aspects de la doctrine de saint Bonaventure de Bagnoregio. Il s’agit d’un éminent théologien, qui mérite d’être placé à côté d’un autre très grand penseur de son époque, saint Thomas d’Aquin. Tous deux ont scruté les mystères de la Révélation, en mettant en valeur les ressources de la raison humaine, dans ce dialogue fécond entre foi et raison qui caractérise le Moyen-âge chrétien, en en faisant une époque de très grand dynamisme intellectuel, ainsi que de foi et de renouveau ecclésial, rarement mis en évidence. D’autres similitudes les rapprochent : tant Bonaventure, franciscain, que Thomas, dominicain, appartenaient aux Ordres mendiants qui, par leur fraîcheur spirituelle, comme je l’ai rappelé lors de précédentes catéchèses, renouvelèrent, au XIIIe siècle, l’Église tout entière et attirèrent de nombreux fidèles. Tous deux servirent l’Église avec diligence, avec passion et avec amour, au point d’être envoyés pour participer au Concile œcuménique de Lyon en 1274, l’année même où ils moururent : Thomas tandis qu’il se rendait à Lyon, Bonaventure au cours du déroulement de ce même Concile. Sur la Place Saint-Pierre également, les statues des deux saints sont parallèles, et placées précisément au début de la Colonnade, en partant de la façade de la Basilique vaticane : l’une est située sur le bras gauche, et l’autre sur le bras droit. En dépit de tous ces aspects, nous pouvons saisir chez les deux grands saints deux approches différentes de la recherche philosophique et théologique, qui montrent l’originalité et la profondeur de pensée de l’un et de l’autre. Je voudrais évoquer certaines de ces différences.

Une première différence concerne le concept de théologie. Les deux docteurs se demandent si la théologie est une science pratique ou une science théorique, spéculative. Saint Thomas réfléchit sur deux possibles réponses opposées. La première dit : la théologie est une réflexion sur la foi et l’objectif de la foi est que l’homme devienne bon, et vive selon la volonté de Dieu. Le but de la théologie devrait donc être celui de guider sur la voie juste, bonne ; par conséquent, celle-ci, au fond, est une science pratique. L’autre position dit : la théologie cherche à connaître Dieu. Nous sommes l’œuvre de Dieu ; Dieu est au-dessus de nos actions. Dieu opère en nous la juste action. Il s’agit donc en substance non pas de notre action, mais de connaître Dieu, pas notre œuvre. La conclusion de saint Thomas est : la théologie implique les deux aspects : elle est théorique, elle cherche à connaître Dieu toujours plus, et elle est pratique : elle cherche à orienter notre vie vers le bien. Mais il existe un primat de la connaissance : nous devons avant tout connaître Dieu, puis suit l’action selon Dieu [84]. Ce primat de la connaissance par rapport à la pratique est significatif pour l’orientation fondamentale de saint Thomas.

La réponse de saint Bonaventure est très semblable, mais les accents sont différents. Saint Bonaventure connaît les mêmes arguments dans l’une et dans l’autre direction, comme saint Thomas, mais pour répondre à la question de savoir si la théologie est une science pratique ou théorique, saint Bonaventure fait une triple distinction - il étend l’alternative entre théorique (primat de la connaissance) et pratique (primat de la pratique), en ajoutant une troisième attitude, qu’il appelle "sapientielle" et affirme que la sagesse embrasse les deux aspects. Il poursuit : la sagesse recherche la contemplation (comme la plus haute forme de la connaissance) et a pour intention "ut boni fiamus" - que nous devenions bons, surtout cela : devenir bons [85]. Puis il ajoute : « La foi est dans l’esprit d’une façon telle qu’elle provoque l’affection. Par exemple : savoir que le Christ est mort "pour nous" ne demeure pas une connaissance, mais devient nécessairement affection, amour » [86].

C’est dans la même optique que se situe sa défense de la théologie, c’est-à-dire de la réflexion rationnelle et méthodique de la foi. Saint Bonaventure dresse la liste de plusieurs arguments contre le fait de faire de la théologie, peut-être également répandus chez une partie des frères franciscains et présents aussi à notre époque : la raison viderait la foi, elle serait une attitude violente à l’égard de la Parole de Dieu, nous devons écouter et non analyser la Parole de Dieu [87]. A ces arguments contre la théologie, qui démontrent les dangers existant dans la théologie elle-même, le saint répond : il existe une manière arrogante de faire de la théologie, un orgueil de la raison, qui se place au-dessus de la Parole de Dieu. Mais la vraie théologie, le travail rationnel de la véritable et de la bonne théologie a une autre origine, non l’orgueil de la raison. Celui qui aime veut toujours connaître mieux et davantage l’aimé ; la véritable théologie n’engage pas la raison et sa recherche motivée par l’orgueil, « sed propter amorem eius cui assentit » - « motivée par l’amour de Celui à qui elle a donné son assentiment » [88] et veut mieux connaître l’aimé, telle est l’intention fondamentale de la théologie. Pour saint Bonaventure, le primat de l’amour est donc déterminant.

En conséquence, saint Thomas et saint Bonaventure définissent de manière différente la destination ultime de l’homme, son bonheur complet : pour saint Thomas, le but suprême, vers lequel se dirige notre désir est : voir Dieu. Dans ce simple acte de voir Dieu, tous les problèmes trouvent leur solution : nous sommes heureux, rien d’autre n’est nécessaire.

Pour saint Bonaventure, le destin ultime de l’homme est en revanche : aimer Dieu, la rencontre et l’union de son amour et du nôtre. Telle est pour lui la définition la plus adaptée de notre bonheur.

Dans cette optique, nous pourrions également dire que la catégorie la plus élevée pour saint Thomas est la vérité, alors que pour saint Bonaventure, c’est le bien. Il serait erroné de voir une contradiction dans ces deux réponses. Pour tous les deux, la vérité est également le bien, et le bien est également la vérité ; voir Dieu est aimer et aimer est voir. Il s’agit d’aspects différents d’une vision fondamentalement commune. Ces deux aspects ont formé des traditions différentes et des spiritualités différentes et ils ont ainsi montré la fécondité de la foi, une, dans la diversité de ses expressions.

Revenons à saint Bonaventure. Il est évident que l’accent spécifique de sa théologie, dont je n’ai donné qu’un exemple, s’explique à partir du charisme franciscain : le Poverello d’Assise, au-delà des débats intellectuels de son époque, avait montré à travers toute sa vie le primat de l’amour ; il était une icône vivante et aimante du Christ et, ainsi, il a rendu présente, à son époque, la figure du Seigneur - il a convaincu ses contemporains non par les mots, mais par sa vie. Dans toutes les œuvres de saint Bonaventure, précisément aussi dans les œuvres scientifiques, d’école, on voit et on trouve cette inspiration franciscaine ; c’est-à-dire que l’on remarque qu’il pense en partant de la rencontre avec le Poverello d’Assise. Mais pour comprendre l’élaboration concrète du thème "primat de l’amour", nous devons encore garder à l’esprit une autre source : les écrits de celui qu’on appelle le Pseudo-Denys, un théologien syriaque du VIe siècle, qui s’est caché sous le pseudonyme de Denys l’Aréopagite, en faisant allusion, avec ce nom, à une figure des Actes des Apôtres [89]. Ce théologien avait créé une théologie liturgique et une théologie mystique, et il avait longuement parlé des différents ordres des anges. Ses écrits furent traduits en latin au IXe siècle ; à l’époque de saint Bonaventure, nous sommes au XIIIe siècle, apparaissait une nouvelle tradition, qui suscita l’intérêt du saint et des autres théologiens de son siècle. Deux choses attiraient de manière particulière l’attention de saint Bonaventure.

1. Le Pseudo-Denys parle de neuf ordres des anges, dont il avait trouvé les noms dans l’Écriture et qu’il avait ensuite classés à sa manière, des anges simples jusqu’aux séraphins. Saint Bonaventure interprète ces ordres des anges comme des degrés dans le rapprochement de la créature avec Dieu. Ils peuvent ainsi représenter le chemin humain, la montée vers la communion avec Dieu. Pour saint Bonaventure, il n’y a aucun doute : saint François d’Assise appartenait à l’ordre séraphique, au chœur des séraphins ; c’est-à-dire qu’il était un pur feu d’amour. Et c’est ainsi qu’auraient dû être les franciscains. Mais saint Bonaventure savait bien que ce dernier degré de proximité avec Dieu ne peut pas être inséré dans un ordre juridique, mais que c’est toujours un don particulier de Dieu. C’est pourquoi la structure de l’ordre franciscain est plus modeste, plus réaliste, mais doit, toutefois, aider les membres à s’approcher toujours davantage d’une existence séraphique d’amour pur. J’ai parlé mercredi dernier de cette synthèse entre sobre réalisme et radicalité évangélique dans la pensée et dans l’action de saint Bonaventure.

2. Saint Bonaventure, toutefois, a trouvé dans les écrits du Pseudo-Denys un autre élément, encore plus important pour lui. Tandis que pour saint Augustin l’intellectus, le voir avec la raison et le cœur, est la dernière catégorie de la connaissance, le Pseudo-Denys va encore un peu plus loin : dans l’ascension vers Dieu, on peut arriver à un point où la raison ne voit plus. Mais dans la nuit de l’intellect, l’amour voit encore - il voit ce qui reste inaccessible pour la raison. L’amour s’étend au-delà de la raison, il voit davantage, il entre plus profondément dans le mystère de Dieu. Saint Bonaventure fut fasciné par cette vision, qui correspondait à sa spiritualité franciscaine. C’est précisément dans la nuit obscure de la Croix qu’apparaît toute la grandeur de l’amour divin ; là où la raison ne voit plus, c’est l’amour qui voit. Les paroles de conclusion de l’"itinéraire de l’esprit en Dieu", lors d’une lecture superficielle, peuvent apparaître comme une expression exagérée d’une dévotion sans contenu ; mais lues à la lumière de la théologie de la Croix de saint Bonaventure, elles sont une expression limpide et réaliste de la spiritualité franciscaine : « Si tu brûles de savoir comment cela advient (l’ascension vers Dieu), interroge la grâce, non la doctrine ; le désir, non l’intellect ; la plainte de la prière, non l’étude de la lettre ;... non la lumière, mais le feu qui enflamme toute chose et transporte en Dieu » [90]. Tout cela n’est pas anti-intellectuel et n’est pas anti-rationnel : cela suppose le chemin de la raison, mais le transcende dans l’amour du Christ crucifié. Avec cette transformation de la mystique du Pseudo-Denys, saint Bonaventure se place au commencement d’un grand courant mystique, qui a beaucoup élevé et purifié l’esprit humain : c’est un sommet dans l’histoire de l’esprit humain.

Cette théologie de la Croix, née de la rencontre entre la théologie du Pseudo-Denys et la spiritualité franciscaine, ne doit pas nous faire oublier que saint Bonaventure partagea avec saint François d’Assise également l’amour pour la création, la joie pour la beauté de la création de Dieu. Je cite sur ce point une phrase du premier chapitre de l’"Itinéraire" : « Celui... qui ne voit pas les splendeurs innombrables des créatures, est aveugle ; celui qui n’est pas réveillé par les si nombreuses voix, est sourd ; celui qui, pour toutes ces merveilles, ne loue pas Dieu, est muet ; celui qui devant tant de signes ne s’élève pas au premier principe, est stupide » [91]. Toute la création parle à voix haute de Dieu, du Dieu bon et beau ; de son amour.

Toute notre vie est donc pour saint Bonaventure un "itinéraire", un pèlerinage - une ascension vers Dieu. Mais avec nos seules forces nous ne pouvons pas monter vers les hauteurs de Dieu. Dieu lui-même doit nous aider, doit "nous tirer" vers le haut. C’est pourquoi la prière est nécessaire. La prière - ainsi dit le saint - est la mère et l’origine de l’élévation - "sursum actio", une action qui nous élève, dit Bonaventure. Je conclus donc par la prière, avec laquelle commence son "Itinéraire" : « Prions donc et disons au Seigneur notre Dieu : "Conduis-moi, Seigneur, sur ton chemin et je marcherai dans ta vérité. Que mon cœur se réjouisse dans la crainte de ton nom" » [92].

© Copyright 2010 - Libreria Editrice Vaticana

[1] Apoc. XIV, 6.

[2] Luc. XVII, 34-35.

[3] Isai. VI, 3.

[4] Luc. X, 1.

[5] Gen. XIX, 1.

[6] De ecclesiast. hierarchia, pars I, cap. I, 11.

[7] Johan. XVII, 3.

[8] Ibid. V, 35.

[9] Sap. VII, 27.

[10] Sap. VI, 14.

[11] Ibid. 15.

[12] Bonav. Expositio in Lib. Sapientiœ, VI, 15.

[13] Sap. VIII, 19-20.

[14] Ibid. VII, 8-9.

[15] Prov. VII, 4.

[16] Sap. VIII, 2-3.

[17] Ibid. VII, 10.

[18] Exp. in Lib. Sap. VI, 15.

[19] Sap. VIII, 9.

[20] Expl in Lib. Sap. VIII, 9.

[21] Prov. XV, 15.

[22] Litt. Alexandri IV : De fontibus paradisi flumen egrediens.

[23] Bonav. in II Sent. dist. XXIII, art. 2, qu. 3. ad 7.

[24] Sap. VII, 21.

[25] Ibid. VIII, 4.

[26] Ibid. 7.

[27] Ibid. 8.

[28] Litt. Sixti IV : Superna coelestis patriae civitas ; Sixti V : Triumphantis Hierusalem ; Leonis XIII ; Aeterni Patris.

[29] Exp. In Lib. Sap. VIII, 9, 16.

[30] Antonini Chronic. p. III, tit. XXIV, cap. 8.

[31] H. Sedulius, Histor. seraph.

[32] Eccli. VI, 23.

[33] Bonav. Proœmium in I Sent. qu. 3.

[34] II Sent. dist. XXVIII, qu. 6, ad b.

[35] II Sent. dist. XLIV, qu. 2, ad 6.

[36] IV Sent. dist. XXVIII qu. 6, ad 5.

[37] III Sent. dist. XL, qu. 3, ad 6.

[38] Sap. VIII, 1.

[39] Prov. IX, 9.

[40] Bonav. de eccl. hier. p. II, s. n.

[41] Litt. Superna cœlestis.

[42] Gerson. Epist. cuid. Fratri Minori, Lugdun. an. 4126.

[43] Tract, de examinat, doctrinarum.

[44] Trithem. De scriptor. eccl.

[45] Incend. amoris, Prologus.

[46] Cant. III, 9-10.

[47] Illuminationes Ecclesiœ in Hexaemeron, sermo XXIII.

[48] Illuminationes Ecclesiae in Hexaemeron, Additiones.

[49] II Reg. I, 26.

[50] Matth. XXV, 21.

[51] Bonav. De perfectione vitae, ad Sorores, VIII.

[52] Anselm. Proslogion, XXVI.

[53] Bonav. De reductione artium ad theologiam.

[54] Illuminationes Eccl. I.

[55] De reduct. atrium ad theolog.

[56] Itinerarium mentis in Deum, III.

[57] Psalm. LXXV, 5.

[58] Legenda sancti Francisci, VIII.

[59] Ibid. IX.

[60] Sap. V, 21.

[61] Psalm. XCI, 5.

[62] Bonav. Itinerar. mentis in Deum, I.

[63] Ibid. 11.

[64] Ibid. III.

[65] Ibid. IV.

[66] Ibid. V.

[67] Ibid. VI.

[68] Ibid. VII.

[69] Ibid. Prologus.

[70] Bonav. Itiner. mentis in Deum, I.

[71] Johan. XIV, 6, 8.

[72] Bonav. Intiner. mentis in Deum, VII.

[73] Illuminationes Eccl. II.

[74] Ibid. XIX.

[75] II Reg. 1, 26 : Je suis dans la douleur à cause de toi, Jonathas mon frère.

[76] Jusqu’en 1960.

[77] Epistula de tribus quaestionibus ad magistrum innominatum, in Œuvres de saint Bonaventure. Introduction générale, Rome 1990, p. 29.

[78] n. 29.

[79] Cf. J.G. Bougerol, Bonaventura, in. A. Vauchez (sous la direction de), Storia dei santi e della santità cristiana. Vol. VI L’epoca del rinnovamento evangelico, Milan 1991, p. 91.

[80] La conoscenza di Cristo, q. 6, conclusione, in Opere di San Bonaventura. Opuscoli Teologici/1, Roma 1993, p. 187.

[81] Jn. 14, 26.

[82] Jn. 16, 15.

[83] Itinéraire de l’esprit en Dieu, Prologue, 2 in Opere di San Bonaventura. Opuscoli Teologici / 1, Rome, 1993, p.499.

[84] Summa Theologiae, Ia, q. 1, art. 4.

[85] Cf. Breviloquium, Prologus, n. 5.

[86] Prœmium in I Sent., q. 3.

[87] Cf. Lettre de saint François d’Assise à saint Antoine de Padoue.

[88] Prœmium in I Sent. 2, qu. 2.

[89] Cf. 17, 34.

[90] VII, 6.

[91] I, 15.

[92] I, 1.