Article paru dans La Croix du 7 juillet 2007.
Pour l’archevêque de Bordeaux, membre de la commission Ecclesia Dei en charge du dossier intégriste, le motu proprio ne remet pas en cause les acquis du Concile, mais doit aider à une plus grande communion au sein de l’Église.
Entretien : Cardinal Jean-Pierre Ricard, président de la Conférence des évêques de France
La Croix : Quand vous avez pris connaissance du motu proprio Summorum pontificum, avez-vous été surpris ? Cardinal Jean-Pierre Ricard : Non. À peu de chose près, le texte est celui sur lequel nous avions travaillé au sein de la commission Ecclesia Dei le 12 décembre. Par contre, j’ai été surpris agréablement par la lettre de Benoît XVI aux évêques leur partageant ses préoccupations et les raisons qui l’ont amené à publier ce motu proprio . Cette lettre a un ton très personnel. Bien de nos questions et interrogations sont reprises là. Le pape essaie de les situer sur l’horizon d’une réconciliation à laquelle il appelle tous les catholiques. En fait, depuis son élection, Benoît XVI porte particulièrement ce souci de l’unité de l’Église.
C’est donc l’unité qui motive sa décision d’élargir l’usage du missel d’avant Vatican II ? Joseph Ratzinger lui-même, au moment de la réforme liturgique conciliaire, avait pensé (comme beaucoup d’autres) que les tenants du missel de 1962 ne seraient que quelques cas isolés, à régler dans chaque diocèse. Or, un certain nombre de personnes – y compris des jeunes, des familles – continuent de souhaiter vivre et pratiquer leur foi selon cette forme du rite. La question se pose dès lors de voir comment répondre à cette attente.
La réponse de Benoît XVI est qu’il faut aller plus loin que ne l’avait fait Jean-Paul II en 1988. Il élargit donc les possibilités qui existaient jusqu’ici : tout prêtre qui le désire pourra célébrer en privé selon l’ancien missel, de même que toute communauté religieuse. Il pourra choisir aussi de prier selon le bréviaire de 1962. Les curés pourront répondre à des demandes de célébration non seulement de la messe selon le missel de 1962, mais aussi des sacrements selon l’ancien rituel.
Toutes les revendications traditionalistes semblent ainsi satisfaites ! C’est vrai que la porte est largement ouverte… Mais le motu proprio fixe aussi des conditions à cette libéralisation. Les prêtres voulant célébrer selon le missel de 1962 devront reconnaître les richesses de la réforme liturgique conciliaire. Ils ne pourront pas exclure délibérément de célébrer eux-mêmes selon le missel dit de Paul VI – et l’on peut se demander alors ce que devient l’usage « exclusif » de l’ancienne forme du rite, concédé par exemple à certains instituts.
Même si, bien sûr, le pape évoque les abus liturgiques survenus çà et là lors de la mise en œuvre de la réforme, qu’il a personnellement connus mais qui sont beaucoup moins nombreux aujourd’hui qu’il y a vingt ans, il insiste surtout sur l’enrichissement que constitue cette réforme dans la longue tradition liturgique de l’Église. Je n’en prendrai pour exemple que celui qu’il nous a cité lui-même le 27 juin, en nous présentant ce motu proprio avant sa publication : le nouveau lectionnaire dominical, qui permet sur trois ans une entrée beaucoup plus large dans les Écritures, Ancien Testament compris.
Pourtant, le motu proprio ne demande pas que ce lectionnaire né de Vatican II soit adopté dans le cadre de l’ancien missel… Il faudra sans doute envisager, dans les années à venir, un enrichissement mutuel progressif des deux formes (ordinaire et extraordinaire) que compte désormais le rite catholique latin. L’ancien missel de 1962 pourra s’enrichir du lectionnaire, du sanctoral et de préfaces du missel de 1970. En sens inverse, le pape invite à insister davantage sur la dimension transcendante de la liturgie, le sens du cérémonial, ce qu’il appelle « la sacralité ».
La liturgie est-elle le bon moyen pour refaire l’unité avec la mouvance lefebvriste ? Le pape a voulu répondre d’abord à une demande touchant à la liturgie : il a souhaité permettre largement une célébration selon l’ancien missel à des personnes qui ne rejettent pas pour autant le concile Vatican II. Mais il sait aussi que beaucoup d’autres questions font problème aux membres de la Fraternité Saint-Pie X, qui ne sont pas réglées par ce motu proprio : l’engagement catholique dans le mouvement œcuménique et le dialogue interreligieux, la liberté religieuse, etc. Ce document est donc un pas, mais nous ne sommes pas au bout de la route. Benoît XVI sait qu’il faudra reprendre la discussion sur tous ces autres points : il ne bradera rien du Concile, et on le voit bien à l’importance qu’il ne cesse d’attacher à ces domaines. Il ne lâchera rien là-dessus.
Y a-t-il un risque de biritualisme de fait ? Benoît XVI répond que ces deux formes ne sont pas en concurrence l’une de l’autre (même si, idéologiquement, cela prend parfois des allures de manifeste). C’est pour lui l’affaire d’une minorité, et il ne voit pas que l’usage de l’ancien missel puisse connaître une extension très grande.
Je le pense également. J’ai envie de dire aux catholiques, et en particulier aux prêtres : ne vous inquiétez pas ! Rien n’est changé dans votre façon de célébrer. Le missel de 1970, né du Concile, reste la norme. Simplement, acceptons que certains puissent pratiquer aussi selon une autre forme, qui a été en vigueur durant des siècles.
Il pourrait cependant y avoir danger si la demande de célébrer selon l’ancien missel s’accompagnait, dans les paroisses qui en acceptent le principe, de tout un mode particulier de vie en Église, coupé de l’ensemble de la communauté pour la catéchèse, l’animation des jeunes, la formation chrétienne, etc. Là, je craindrais qu’on ne recrée des chapelles qui risquent de se refermer sur elles-mêmes.
Les évêques ont-ils à craindre pour leur autorité pastorale ? Entre Ecclesia Dei adflicta en 1988 et Summorum pontificum aujourd’hui, le centre de gravité semble effectivement s’être déplacé : ce n’est plus d’abord à l’évêque, mais aux curés de juger comment accueillir les demandes d’une telle forme liturgique. Cela dit, vu la situation de la France, je m’attends à ce que les curés remontent vite à l’évêque, qui aura dès lors à gérer la mise en œuvre de ce motu proprio au plan de l’ensemble de son diocèse, en lien avec l’ensemble de son presbyterium. On pourra même envisager alors, comme c’était déjà le cas depuis 1988, que les demandes faites en un lieu puissent être honorées en un autre, désigné pour cela selon une logique diocésaine. D’ailleurs, le délai envisagé pour la mise en application du motu proprio permettra de réfléchir à de tels dispositifs.
L’essentiel me semble être de bien entrer d’abord dans les motivations de Benoît XVI, et de voir ensuite comment les mettre en pratique selon les lieux et les pays.
Comment relisez-vous l’importante mobilisation française sur ce dossier, dès l’automne dernier ? Il y avait une crainte, qui demeure toujours chez certains prêtres et laïcs, que les grandes orientations de Vatican II soient abandonnées au profit d’un retour de l’ancienne liturgie. Or, je ne crois absolument pas que le pape revienne sur le bien-fondé de la réforme liturgique, et encore moins sur les autres grands acquis du Concile – que nous n’avons d’ailleurs pas encore fini de « recevoir » dans l’ensemble du peuple de Dieu !
À propos de « réception » : vous attendez-vous à ce que celle du motu proprio soit difficile en France ? Il ne doit y avoir, à mon sens, ni « gagnant » ni « perdant » dans la réception de ce document. Les uns et les autres, nous sommes appelés à une conversion : pour les uns, accepter une tradition qui a encore de quoi faire vivre certains d’entre nous, pour les autres, accepter que cette tradition ancienne ait reçu un enrichissement formidable avec la réforme liturgique de Vatican II. On pourra crier victoire quand les uns et les autres auront fait ce chemin de dialogue, de connaissance mutuelle et de réconciliation… La route en sera peut-être longue, mais j’ai confiance.
Tout en voyant bien les difficultés sur le terrain, je suis habité par une conviction et une espérance : c’est vraiment vers une plus grande communion que nous allons, grâce à l’Esprit Saint, et non pas vers une rupture radicale – hormis pour un petit nombre, dont la rupture avec l’Église est d’ailleurs déjà consommée. En tout cas, la porte est ouverte, la main est tendue : la parole est maintenant à la liberté de l’autre et à la conversion des cœurs.
Recueilli par Michel KUBLER