1. Forme ordinaire et extraordinaire |
2. Nouveau missel ou révision du missel traditionnel? |
3. Théologie et phénoménologie de la liturgie |
4. Occasion pour un examen de conscience réciproque |
La teneur de la Lettre apostolique, sous forme de Motu Proprio, par laquelle le Pape BenoîtXVI étend la possibilité d’emploi de la liturgie romaine en vigueur avant la Réforme liturgiqueapprouvée par le Pape Paul VI en 1970 et donc du Missel Romain publié par le Pape JeanXXIII en 1962, a été largement discutée ces derniers mois sans qu’on n’en connaisse pourautant le contenu. Les réactions allaient dès lors de l’accueil reconnaissant jusqu’à un refuspur et simple ; souvent elles étaient mues par un réel et sincère souci d’unité.Le 27 juin dernier, ledit Motu Proprio a été présenté en avant-première aux présidents de diversesconférences épiscopales. Le Pape était présent pour entendre quelques-unes des interventionsdes invités et pour y exprimer son point de vue. Aujourd’hui, le texte est publié accompagnéd’une lettre personnelle adressée à tous les évêques. Dans cette lettred’accompagnement, le Pape étaie les motivations l’ayant conduit à ce Motu Proprio, qu’ildéfend surtout par rapport à deux craintes : celle d’attaquer l’autorité du Concile Vatican II etcelle de semer la confusion, voire de produire des divisions au sein même des paroisses. SelonBenoît XVI, l’ensemble de dispositions juridiques contenues dans le texte s’avère nécessairepuisque le Motu Proprio « Ecclesia Dei », promulgué en 1988 par le Pape Jean-Paul II, necorrespondait plus aux attentes de bien des fidèles quant à l’emploi du Missel Romain de1962.
Le nouveau Motu Proprio aborde des questions d’ordre pastoral et pratique aussi bien quethéologique et liturgique. Son entrée en vigueur étant fixée au 14 septembre prochain, lesévêques suisses en discuteront ensemble les aspects pratiques lors de leur assembléed’automne. Pour pouvoir résoudre convenablement ces questions pratiques, il est indispensablede mettre en avant celles d’ordre dogmatique. La clé d’interprétation du Motu Proprioréside dans la distinction entre la forme postconciliaire du Rite romain dans l’édition du Misselde 1970, appelée « forme ordinaire », et la forme de la liturgie célébrée avant la réforme,suivant le Missel Romain de 1962, appelée « forme extraordinaire ». Ces deux formes neconstituent pas deux rites dissemblables : il s’agit plutôt, comme le souligne le Pape dans salettre d’accompagnement, d’un double usage de l’unique et même rite.C’est uniquement sur la base à la fois de cette distinction capitale et de l’unité persistante duseul et unique rite romain que l’on peut comprendre les affirmations du Motu Proprio. Pourclarifier cela, il est nécessaire d’en examiner l’orientation sur la base du développement de laliturgie et de la réflexion théologique. S’agissant d’un Motu Proprio au sens littéral du terme,c’est-à-dire d’un document personnellement voulu par le Pape, il est légitime de faire référenceégalement aux déclarations précédentes du Pape actuel qui, dans ses responsabilitésantérieures, était déjà intervenu à plusieurs reprises sur les questions liturgiques et particulièrementsur l’emploi de la liturgie romaine dans sa physionomie d’avant la réforme liturgiquedu Concile Vatican II.
Qu’est-ce qui a poussé le Pape Benoît XVI à publier ce Motu Proprio ? En première ligne, il souhaite sans doute aller à la rencontre des catholiques pour lesquels la foi de l’Eglise et leur propre piété sont plus convenablement représentées dans le rite remontant au Concile de Trente et révisé en 1962 par le Pape Jean XXIII. Dans ce sillon, Benoît XVI voit un nouveau pas sur le chemin certes difficile pour réintégrer le schisme de Mgr Lefebvre et de ses émules,ouvert il y a près de 20 ans. Aucun chrétien ne peut honnêtement se réjouir d’une division dans l’Eglise – n’importe laquelle – ; le geste du Pape semble donc approprié. Dans sa lettre d’accompagnement Benoît XVI remarque que dans des moments critiques de l’histoire de l’Eglise qui ont abouti à des divisions, les responsables de l’Eglise n’ont pas agi suffisamment pour promouvoir la réconciliation et sauvegarder l’unité. Il en tire cette conséquence : « Ce regard sur le passé nous impose aujourd’hui une obligation : faire tous les efforts afin que tous ceux qui désirent réellement l’unité aient la possibilité de rester dans cette unité ou de la retrouver à nouveau »
Cette indulgence n’est bien sûr pas dictée par des motifs uniquement pragmatiques ou diplomatiques,elle a des motivations théologiques profondes. Le Pape Benoît est convaincu que la liturgie romaine, qui s’est développée sur plusieurs siècles et a été fixée dans le Missel Romain de 1962, a légué à l’Eglise catholique un trésor liturgique qui ne doit pas être perdu,mais préservé pour l’avenir de l’Eglise. Dans l’histoire de la liturgie l’on constate croissances, développements et progrès, mais pas de ruptures.
Dans les Mémoires publiés lorsqu’il était encore préfet de la Congrégation pour la Doctrined e la foi, Benoît XVI se disait consterné de l’interdiction émise à l’encontre de l’ancien missel, puisque « rien de semblable n’a jamais eu lieu dans toute l’histoire de la liturgie » [1].Avec une telle interdiction on a suscité l’impression fatale qu’une telle procédure était quelque chose d’absolument normal dans la vie de l’Eglise. Comme le pape Pie V aurait créé un nouveau Missel en 1570 à l’issue du Concile de Trente, 400 ans après et à la suite d’un nouveau Concile un nouveau Pape présenterait et édicterait tout simplement, un nouveau Missel. Pourtant l’Histoire nous apprend que Pie V n’a absolument pas créé un nouveau rite, mais qu’il fit réviser le Missel Romain antérieur, comme cela est normal dans le processus de croissance vivante de l’Eglise.
C’est pourquoi le cardinal Ratzinger en arrivait à cette conclusion : « un Missel Pie V, qui aurait été créé par lui, n’existe pas. Il a simplement été réélaboré par Pie V, comme phase d’une longue histoire de croissance. » [2] De façon analogue, la réforme de la liturgie latine entamée par le Concile Vatican II est une révision du Missel Romain, comme cela a été souvent le cas, cette fois-ci il est vrai de façon bien plus décisive, principalement à cause de l’introduction des langues vernaculaires.
Cette perception de l’histoire de la liturgie conçue non pas comme une série de ruptures maiscomme un processus de croissance, de maturation et de purification dans lequel l’identité, etla continuité ne sont jamais détruites a encouragé le Pape Benoît XVI à assouplir l’interdiction prononcée après le Concile d’employer l’ancien Missel Romain. Ceci pour ne pas abandonner son héritage au passé mais bien plus l’ouvrir à l’avenir.
Il n’y a toutefois aucun doute que la réforme liturgique d’après le Concile Vatican II a provoqué chez maints fidèles, pasteurs et théologiens l’impression non pas d’un processus de croissance mais plutôt de rupture. Cela est dû probablement au fait que l’on a moins retenu la théologie et les normes fondamentales de la Constitution sur la liturgie « Sacrosanctum Concilium » qu’adopté une phénoménologie de la liturgie au niveau même de la réforme liturgique. Ainsi, dans la réception de la réforme liturgique conciliaire, on a retenu comme essentielle fait que la liturgie s’exprime dans la langue vernaculaire, qu’elle est célébrée face au peuple, qu’elle permet davantage de modalités et que les laïcs peuvent exercer des services liturgiques spécifiques sur la base du baptême et de la confirmation.
Il est hors doute et il est compréhensible, que ces éléments immédiatement perceptibles de la liturgie réformée ont profondément pétri la conscience du catholique moyen. Cependant, il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’éléments qui n’ont pas même été traités par le Concile [3]. Il faut se le rappeler pour mettre le Motu Proprio dans sa juste lumière. Il s’agit premièrement de souligner que le Concile a donné le mandat de réviser les livres liturgiques existants et a pour cela formulé de nouvelles normes liturgiques fondamentales à respecter dans l’emploi de tous les livres liturgiques.
Deuxièmement, en ce qui concerne la langue de la liturgie, le Concile n’a nullement abrogé le latin, mais a souligné que dans le rite romain, l’emploi de la langue latine doit être conservé,sauf droit particulier [4]. Il paraît évident que le Concile ne s’est pas exprimé inconditionnellement pour l’introduction de la langue vernaculaire. Il prônait plutôt une inculturation limitée de la liturgie romaine, afin de conserver son unité substantielle et de promouvoir la synthèse de la langue cultuelle latine transmise par la Tradition et de la liturgie en langue populaire. C’est pourquoi la réforme liturgique a élaboré tous les livres liturgiques en langue latine,avant de les traduire dans les langues vernaculaires.
Troisièmement les documents du Concile Vatican II ne disent rien de la façon d’orienter la célébration eucharistique. Il est vrai qu’encore pendant le Concile la Congrégation des Rites ainsi que le Conseil de la Liturgie ont autorisé la célébration face au peuple dans l’Instruction »Inter Oecumenicis », mais ils ne l’ont pas prescrite. L’Introduction générale du Missel Romain de 1969 se situe dans la même ligne, en notant que l’autel principal « doit être construit détaché du mur, de sorte que l’on puisse facilement tourner autour de lui et célébrer, dessus,vers le peuple. » [5]. Dans la nouvelle édition de 2002, on y ajoute : « Cela devrait être le cas, si possible ». Cette phrase accessoire ne constitue pas une obligation, mais une recommandation.
Dans l’histoire de l’Eglise et aussi lors du Concile Vatican II, le problème de l’orientation de la célébration n’a joué aucun rôle décisif, car dès les origines de l’Eglise, la prière chrétienne était essentiellement orientée vers l’Orient, vers l’oriens,. Les Juifs prient tournés vers Jérusalem,les Musulmans vers la Mecque : ainsi, les chrétiens prient le Christ, le Ressuscité, le soleil levant. La basilique de St-Pierre à Rome l’illustre à merveille : pour des raisons pratiques elle est orientée vers l’Ouest, mais la messe y est célébrée vers l’Orient, en l’occurrence donc en se tournant vers le peuple. L’orientation vers laquelle se tournent les célébrations de l’Eglise est l’est – et c’est littéralement le sens du mot orientation.
Quatrièmement, en ce qui concerne la collaboration des laïcs dans la liturgie, le Concile Vatican II a bien sûr souligné la participation pleine et active des fidèles à la liturgie. Pourtant, avec la ‘plena et actuosa participatio’ il n’a pas pensé en premier lieu à l’introduction de services spécifiquement attribués aux laïcs comme forme extérieure de collaboration, mais de façon inséparable à la participation intérieure des fidèles à la liturgie par l’écoute, la méditation et la prière, qui constitue l’aspect décisif conférant le sens plénier à tout autre participation liturgique extérieure. Le Concile était intimement convaincu qu’un accès plus facile à la compréhension de la liturgie et la possibilité d’une participation active et communautaire du peuple de Dieu résultaient de la transparence vis-à-vis du sacré et non pas de l’inverse. Le Concile a indiqué comme objectif du renouvellement des livres et des rites liturgiques : « qu’ils expriment avec plus de clarté les réalités saintes qu’ils signifient, et que le peuple chrétien, autant qu’il est possible, puisse facilement les saisir et y participer par une célébration pleine, active et communautaire. » [6]. L’actuosa participatio souhaitée par le Concile inclut la transparence mystagogique pour les choses saintes et doit être interprétée à partir de cette transparence.
L’introduction de la langue vernaculaire dans la liturgie, l’orientation de la célébration face au peuple l’accent mis sur l’actuosa participatio du peuple de Dieu sont certainement les changements les plus apparents dans la Réforme de la liturgie introduite par le Concile. Même si elles touchent l’essence de la liturgie, elles se présentent d’abord comme renouvellement de sa forme extérieure. Cependant, le Concile Vatican II se proposait d’amener à une nouvelle lumière surtout le noyau central de la liturgie. Comment est-il donc possible que surtout l’aspect extérieur de ces éléments ait été accueilli comme la vraie nouveauté de la réforme liturgique du Concile Vatican II ? Les motifs sont beaucoup plus profonds que ne le laisseraient entendre les réactions souvent superficielles au Motu Proprio annoncé par le Pape, réactions exprimées par ailleurs avant même la publication. Ces motifs plus profonds viennent au jour lorsqu’on soumet à une analyse critique les principaux reproches au Motu Proprio.
Le premier reproche qui est fait face au maintien et à la réintroduction de la forme traditionnelle de la célébration liturgique est celui du manque d’obéissance envers le Concile Vatican II, voire d’une « trahison » du Concile. C’est un fait que pour la Fraternité sacerdotale St-Pie X, le refus de la Réforme liturgique après le Concile est intrinsèquement lié au refus d’autres points importants de ce Concile, tels les efforts oecuméniques, le décret fondamental sur la liberté religieuse et, au sens plus large, toute la nouvelle orientation donnée au rapport entre l’Eglise et le monde moderne. A ce propos, le Supérieur général de la Fraternité sacerdotale St-Pie X a pu s’exprimer en ces termes encore en 2007 : « l’oecuménisme et la liberté religieuse demeurent les points saillants qui nous écoeurent ».
Il va de soi que de telles propos ne peuvent pas être acceptées par un catholique fidèle au Concile. Le Motu Proprio s’adresse donc à des catholiques qui reconnaissent le caractère obligatoire du Concile Vatican II et qui sont en union avec le Pape et les évêques, mais qui voudraient célébrer la liturgie selon le Rituel romain de 1962.
Force est de constater aussi que ceux qui reprochent à la Fraternité sacerdotale St-Pie X et plus largement aux adeptes du rite traditionnel des désobéissances par rapport au Concile font eux-mêmes preuve d’une non moins grande désobéissance, évidemment dans une autre direction. De ce point de vue, on associe à la réforme liturgique du Concile des postulats et des visions qui n’ont rien à faire avec le Concile lui-même. Ceci est partout le cas où le Concile Vatican II n’est plus pris comme point de repère pour le travail théologique et pastoral, mais uniquement comme une situation de départ à partir de laquelle on peut écrire de façon tout à fait autonome dans « l’esprit du Concile » si souvent invoqué. Dans cette vision des choses, le Concile apparaît comme une piste de départ pour s’envoler n’importe où.
La lecture sélective du Concile constitue une tentation dans l’Eglise, comme l’a analysé habilement le théologien pastoral Hubert Windisch : « Il n’est pas rare de constater que l’on fait appel au Concile pour légitimer des visions pastorales tout à fait personnelles, sans leur offrir pour autant un fondement objectif. Les textes du Concile sont devenus, comme jadis la Bible, une carrière de concepts pastoraux privés. On y choisit dans les étagères ce qui plaît des textes du Magistère, comme dans un self-service. » [7] Quelle différence y a-t-il entre la Fraternité St- Pie X qui ne veut reconnaître que le troisième chapitre de la Constitution dogmatique Lumen gentium sur l’Eglise, et encore que partiellement ; et d’autre part, des théologiens qui, à l’intérieur de l’Eglise, n’acceptent que le deuxième chapitre sur le Peuple de Dieu, et encore que partiellement ? Ces exemples confirment la vieille maxime selon laquelle les extrêmes se rejoignent.
Au lieu de se lancer réciproquement le reproche d’une réception sélective du Concile Vatican II, il serait plus conforme de faire un examen de conscience et de voir quelle est la position acquise par le Concile Vatican II dans l’actuelle situation de l’Eglise. Le Motu Proprio nous en offre une occasion à saisir avec urgence.
Le deuxième reproche capital au maintien et encore plus à l’autorisation de célébrer selon le rite liturgique traditionnel, est de dire que cela ne sert pas l’unité de l’Eglise mais encourage plutôt la division. Ce danger ne doit pas être sous-évalué, quoiqu’un regard porté sur l’histoire de l’Eglise nous montre que la division ne doit pas fatalement arriver. En fait dans l’Eglise ont coexisté différentes formes de rites latins, comme le rite ambrosien ou le rite de Tolède, sans parler de la multiplicité de rites dans l’Eglise ancienne ayant pour origine les divers points de cristallisation de la tradition liturgique, à savoir Rome, Alexandrie, Antioche et, après le Concile de Nicée, Byzance. L’on ne peut vraiment rapporter ces états de fait à la situation actuelle, puisque le Motu Proprio mettra en vigueur deux formes d’un unique et même rite. Des communautés religieuses telles les dominicains ont cultivé leur propre rite, assez différent du rite romain, là même où ce dernier était en usage. Le Pape Pie V quant à lui avait prévu, à l’issue du Concile de Trente, que le nouveau missel romain devait être introduit partout où il n’existait pas de forme liturgique vieille d’au moins deux cents ans. Dans les régions où ces rites anciens existaient, il était possible de demeurer dans l’ancienne liturgie, qui s’avérait catholique par son ancienneté [8]. Ainsi l’existence parallèle de la liturgie romaine universelle et de liturgies diocésaines ou monastiques était permise sans que cela ne blesse l’unité de l’Eglise. De manière analogue, le Pape Benoît XVI promeut la richesse des traditions liturgiques et se défend d’une uniformité liturgique au sein de la même tradition.
Par ailleurs, les possibilités d’organiser la liturgie ouvertes par la Réforme liturgique d’après Vatican II ont été interprétées durant les dernières décennies et dans de nombreux lieux de façon tellement large que l’on pourrait parler de péril ou de dommages à l’unité de l’Eglise. Dans sa lettre d’accompagnement personnelle, le Pape Benoît XVI indique que l’attachement d’un nombre non négligeable de catholiques à la liturgie romaine dans sa forme d’avant 1970 s’explique surtout parce que ces catholiques ont été blessés par des déformations arbitraires de la liturgie et que dans maints endroits, la messe n’est pas célébrée selon les prescriptions du nouveau missel. Il en tire la conclusion que le Missel romain du Pape Paul VI, considéré comme la forme ordinaire, offre la plus sûre garantie que la messe unit les paroisses là où elle est célébrée « avec beaucoup de révérence et en conformité avec les prescriptions ».
Nous sommes maintenant confrontés à une question d’envergure : qu’entendons nous par réforme et en quoi la réforme se différencie-t-elle de la réformation ? L’historien de l’Eglise Walter Brandmüller a écrit que « la réforme ne peut jamais avoir pour résultat que la chose réformée soit substantiellement différente de ce qui était à réformer. Cela signifie que la réforme concerne toujours la forme ou la réalisation concrète, mais jamais l’essence de ce qui doit être réformé. » [9] Par contre, lorsque la chose réformée a abouti à une modification essentielle en devenant tout à fait nouvelle et autre que la chose qu’il fallait réformer, il n’y a plus réforme mais réformation.
Le troisième reproche, de loin le plus important, est que le Motu Proprio nous ramène avant le Concile Vatican II. Dans la mesure où l’on voit dans le missel de 1970 quelque chose d’apparemment tout à fait nouveau, la liturgie antérieure doit être classée comme vieillie, dépassée et abandonnée. Et comme la liturgie est la réalisation la plus visible de l’Eglise, c’est à partir de là que l’on fait la différence voire la séparation entre Eglise pré-conciliaire et postconciliaire – comme si après le Concile il ne s’agissait plus de la même mais d’une nouvelle Eglise. De ce point de vue, on ne regarde plus le Concile Vatican II comme il s’est lui-même considéré, c’est-à-dire comme approfondissement et renouvellement de la foi reçue et transmise, mais comme le point final de la tradition à partir duquel quelque chose de nouveau a commencé.
Nous en arrivons à la question fondamentale de l’herméneutique de l’interprétation du Concile. Il s’agit là de la question la plus profonde qui se situe en amont des querelles sur les différentes formes du rite liturgique. Pour le Pape Benoît XVI, ce problème est si virulent et urgent qu’il l’a traité déjà lors de sa première allocution de Noël devant le collège des cardinaux et les membres de la Curie romaine, le 22 décembre 2005. Il constatait deux interprétations tout à fait différentes dans la réception du Vatican II, à savoir d’un côté l’herméneutique de la discontinuité et de la rupture, d’autre côté l’herméneutique de la réforme. La première présuppose que les textes approuvés par le Concile expriment d’une façon très incomplète l’esprit même du Concile et sa nouveauté, il devient ainsi nécessaire d’en dépasser la lettre, fruit de divers compromis, pour laisser la place au nouvel esprit et distinguer entre Eglise pré et post-conciliaire. La deuxième herméneutique en jeu, celle de la réforme, sous-entend le renouvellement de l’unique Eglise en en préservant la continuité fondamentale, afin de renouveler l’Eglise à partir de ses sources et donc de sa dimension originelle [10].
La différence entre ces deux herméneutiques du Concile a été relevée de façon assez précise par le futur Benoît XVI tout de suite après le Concile : « La vraie réforme est celle qui se préoccupe de la dimension vraiment chrétienne, même lorsqu’elle est cachée, et qui se laisse promouvoir et pétrir par elle. La fausse réforme est celle qui chemine derrière les hommes au lieu de les conduire et qui transforme ainsi le christianisme en une brocante mal conduite qui cherche bruyamment des clients. » [11] Nous apercevons aujourd’hui la vraie profondeur de ce conflit, éclaté lors du Concile et surtout après. Une partie était convaincue que la réforme nécessaire de l’Eglise nécessite un ressourcement probant, à savoir un retour aux sources de la foi – l’Ecriture sainte et les Pères de l’Eglise – et qu’en conséquence l’aggiornamento était à comprendre à partir de ce ressourcement. Une autre partie coupait ledit aggiornamento du ressourcement biblique et patristique, le retour aux sources n’intéressait donc plus vraiment et l’aggiornamento fut interprété uniquement dans le sens d’une adaptation à la culture moderne.
Ce conflit est à la base des débats autour du Motu Proprio du Pape Benoît XVI. C’est à la condition de ne pas considérer le Concile et la réforme liturgique comme une rupture avec la tradition de l’Eglise, mais comme une merveilleuse étape du développement de cette même tradition, que l’on pourra lire convenablement le Motu Proprio. Pour cela, il nous faut renouveler notre conscience liturgique, afin qu’elle comprenne l’identité et l’unité de l’histoire de la liturgie malgré toutes les variations historiques et finalement la réforme liturgique du Concile comme une partie de cette histoire. Dans ce sens, dans la seule et unique Eglise peuvent exister différentes formes du rite liturgique – ensemble ou au moins l’une à côté de l’autre-. Pourquoi cela ne serait-il pas possible précisément dans l’actuelle situation de l’Eglise, qui juge suspect l’unicité et loue la diversité ?
Celà dit, le Pape est exigeant avec les deux parties. Il attend de tous les fidèles qu’ils reconnaissent le rite romain de la messe de 1962 comme forme extraordinaire et il attend des soi-disant traditionalistes qu’ils reconnaissent la conception renouvelée de la liturgie romaine de 1970 comme forme ordinaire, comme il le dit expressément dans sa lettre d’accompagnement : « Pour vivre la pleine communion, les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas non plus, par principe, exclure la célébration selon les nouveaux livres. L’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté ». Il est clair que par son Motu Proprio Benoît XVI ne souhaite pas ouvrir un conflit au sujet de la liturgie. Il lui tient plutôt à coeur la réconciliation à l’intérieur de l’Eglise. C’est pourquoi il ne faut pas se battre au sujet de la liturgie au sein de l’Eglise catholique, mais plutôt encourager une prise de conscience commune et renouvelée des fondements théologiques de la liturgie du Concile Vatican II. Ces fondements sont toujours valables et sont à réaliser dans la duplicité de formes du seul et unique rite romain. A ces conditions le Motu Proprio aura pleinement rempli son objectif.
[1] Cf. Cardinal J. Ratzinger, Aus meinem Leben, Lebenserinnerungen, Stuttgart 1998, p. 172. En français : Ma vie. Souvenirs (1927-1977), Paris 1998.
[2] Ibidem.
[3] Cf. K. Koch, Liturgie als Zeichendienst am Heiligen. Vierzig Jahre nach der Liturgiekonstitution desII. Vatikanischen Konzils, in : „Communio“ 33 (2004), pp. 73-92.
[4] Sacrosanctum concilium, n°. 36.
[5] Missel Romain, Introduction générale, n° 262.
[6] Sacrosanctum concilium, Nr. 21.
[7] H. Windisch, Laien – Priester. Rom oder der Ernstfall. Zur „Instruktion zu einigen Fragen über die Mitarbeit der Laien am Dienst der Priester,Würzburg 1998, p. 11.
[8] Cf.. H. Jedin, Das Konzil von Trient und die Reform des Römischen Messbuchs, in : „Liturgisches Leben“ 6 (1939), pp. 30-66.
[9] W. Brandmüller, Licht und Schatten. Kirchengeschichte zwischen Glaube, Fakten und Legenden, Augsburg 2007, p. 108.
[10] Discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005, in : “Documentation catholique” n° 2350 du 15 janvier 2006, pp. 59-63.
[11] J. Ratzinger, Was heisst Erneuerung der Kirche ?, in : idem, Das neue Volk Gottes. Entwürfe zur Ekklesiologie, Düsseldorf 1969, pp. 267-281, cit. p. 271.