Accueil - Réforme liturgique - Réforme de la réforme

Un édifice mis en pièce

Version imprimable de cet article Version imprimable Partager
Extrait des mémoires du cardinal Ratzinger
1997.


Traduction par l’abbé Claude Barthe du passage de La mia Vita, biographie du cardinal Ratzinger parue en 1997, racontant ses impressions lors de la publication du nouveau missel

Le second grand événement qui a marqué le début de mes années à Ratisbonne a été la publication du missel de Paul VI, assortie de l’interdiction presque complète du missel précédent, après une phase de transition de six mois environ.

Le fait que, depuis une période d’expérimentation qui avait profondément défiguré la liturgie, on dispose à nouveau d’un texte liturgique obligatoire, était certes salutaire et positif. Mais j’ai été effaré par l’interdiction du missel ancien, car jamais chose semblable ne s’était vue dans toute l’histoire de la liturgie.

On donnait pourtant l’impression que c’était chose tout à fait normale : le missel précédent, expliquait-on, avait été réalisé par Pie V en 1570, à la suite du concile de Trente ; il était donc normal qu’après quatre cents ans et un nouveau concile, un nouveau pape publiât un nouveau missel. Mais la vérité historique était autre : Pie V s’était contenté de faire réorganiser le missel romain alors en usage comme cela était déjà arrivé un certain nombre de fois au cours de l’histoire. De la même manière, un certain nombre de ses successeurs ont ensuite réaménagé ce missel, mais sans jamais opposer un missel à un autre missel. Il s’est toujours agi d’un processus continu de croissance et de purification, sans que jamais la continuité soit renversée. Il n’existe pas un missel de Pie V qui aurait été créé par lui : c’est une réélaboration qui a été décidée par Pie V, une étape dans un long processus de croissance historique.

La nouveauté, après le concile de Trente, fut d’une autre nature : l’irruption de la réforme protestante a surtout eu lieu sur le mode d’une « réforme » liturgique. Il n’y avait pas uniquement une Eglise catholique et une Eglise protestante s’opposant l’une à l’autre ; la division de l’Eglise a eu lieu presque imperceptiblement et a trouvé sa manifestation la plus visible et historiquement la plus aiguë dans la modification de la liturgie, modification qui s’est elle-même fréquemment diversifiée sur le plan local, de sorte que les limites entre ce qui était encore catholique et ce qui ne l’était plus sont devenues bien souvent difficiles à définir. Dans cette situation de confusion, qu’avaient rendu possible tant le manque d’une normativité liturgique unitaire que le pluralisme liturgique hérité du moyen âge, le pape décida que le Missel Romain, le texte liturgique de la ville de Rome, en tant qu’il était catholique à coup sûr, devait désormais être établi partout où l’on ne pouvait pas se réclamer d’une liturgie qui pouvait justifier d’une ancienneté d’au moins deux cents ans.

Là où cependant cette ancienneté se vérifiait, on pouvait maintenir la liturgie précédente, puisqu’on ne pouvait douter de son caractère catholique. On ne peut donc pas parler à ce propos d’une interdiction des missels précédents régulièrement approuvés jusque-là.

En revanche, la décision d’interdire le missel qui s’était développé au cours des siècles, depuis l’âge des sacramentaux de l’Eglise ancienne, impliquait une rupture dans l’histoire de la liturgie, dont les conséquences pouvaient être rien moins que tragiques.

Comme cela était déjà arrivé bien des fois par le passé, il était tout à fait raisonnable et parfaitement dans la ligne des dispositions du Concile que l’on procédât à une révision du missel surtout en ce qui concerne l’introduction des langues nationales. Mais on a fait plus : on a mis en pièces l’ancien édifice et on en a reconstruit un autre, même si on a utilisé le matériau dont était fait l’édifice ancien en se servant également de projets préexistants.

Il ne fait d’ailleurs aucun doute que ce nouveau missel comportait dans beaucoup de ses parties d’authentiques améliorations et un réel enrichissement, mais le fait qu’il a été présenté comme un édifice nouveau, opposé à celui qui s’était élaboré tout au long de l’histoire, le fait que l’on interdisait ce missel ancien et que l’on faisait en quelque manière apparaître la liturgie non plus comme un processus vital, mais comme le produit d’une érudition spécialisée et d’une compétence juridique, tout cela a occasionné les plus graves dommages. Ainsi s’est développée l’impression que la liturgie était « faite », qu’elle n’était pas quelque chose qui existait avant nous, quelque chose de « donné », mais quelque chose qui dépendait de notre bon vouloir.

Il en est résulté qu’on n’a plus seulement reconnu cette capacité décisionnelle aux spécialistes ou à une autorité centrale, mais que, en définitive, c’est chaque « communauté » qui a voulu se donner sa propre liturgie.

Quand la liturgie est quelque chose que chacun fait de lui-même, alors on n’y trouve plus ce qui est sa vertu propre : la rencontre avec le mystère, lequel n’est pas notre ouvrage, mais est notre origine et la source de notre vie.

Une rénovation de la conscience liturgique, une réconciliation liturgique qui reviennent à reconnaître l’unité de l’histoire de la liturgie et comprennent Vatican II non comme une rupture, mais comme un moment évolutif, sont d’une urgence dramatique pour la vie de l’Eglise. Je suis convaincu que la crise ecclésiale dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui dépend en grande partie de l’effondrement de la liturgie, qui souvent est carrément comprise « comme si Dieu n’existait pas », comme si n’avait plus d’importance le fait que Dieu soit là, qu’il nous parle et nous écoute. Si dans la liturgie n’apparaît plus la communion de la foi, l’unité universelle de l’Eglise et de son histoire, le mystère du Christ vivant, où donc l’Eglise se manifestera-t-elle encore dans sa substance spirituelle ? La communauté se célèbre alors elle-même, sans que cela en vaille la peine. Et, étant donné que la communauté en elle-même n’a pas de subsistance, mais qu’en tant qu’unité, elle a son origine dans la foi du Seigneur lui-même, il devient inévitable dans ces conditions qu’on en arrive à l’explosion en partis de toutes sortes, à une opposition partisane au sein d’une Eglise qui se déchire elle-même.

C’est pourquoi nous avons besoin d’un nouveau mouvement liturgique, qui redonne vie au vrai héritage du concile Vatican II.