Note explicative sur l’Explication de la Divine Liturgie de Nicolas Cabasilas (ch. XXX).
In Sources Chrétiennes 4bis, Editions du Cerf, 1967.
Nous ne saurions trop redire combien il est regrettable que dans ce chapitre et le précédent notre théologien liturgiste se soit trop laissé dominer par le polémiste. Voulant défendre contre « certains Latins » la légitimité de l’épiclèse byzantine, il en est venu à donner une signification purement narrative aux paroles du Christ, pour réserver l’efficacité consécratoire à l’oraison qui sollicite l’intervention du Saint-Esprit. Sur ce point, l’ardeur de la polémique l’a égaré.
Mais, cette déclaration faite, il faut reconnaître — avec le P. de la Taille — que son erreur n’amoindrit pas « la vérité de la comparaison établie par lui entre l’épiclèse des Grecs et l’oraison romaine Supplices te rogamus, ... jube haec perferri… [1] ».
Déjà au XVIIIe siècle, le pieux et savant cardinal dominicain Orsi avait écrit au sujet de ce chapitre XXX : « J’admets volontiers l’identité de concept entre cette oraison de notre Canon et l’épiclèse grecque du Saint-Esprit ; Cabasilas la démontre, en tout ce chapitre, par des raisons qui ne sont pas à dédaigner [2]. »
De fait, toutes les idées présentées ici par Cabasilas sur le sens de l’oraison romaine, et qui semblent suggérées par des considérations polémiques, se retrouvent, hors de toute controverse de ce genre, dans les commentateurs liturgiques du moyen âge latin, jaillissant comme spontanément de l’explication du Jube haec perferri... in sublime altare tuum. C’est une véritable tradition médiévale, à base patristique d’ailleurs, dont les représentants sont nombreux du IXe au XVIe siècle. Nous en avions nous-même fait une énumération à l’article Épiclèse du DTC, V, 265-270. Le P. de la Taille y insiste longuement, citant les textes et en exposant toute la portée théologique, p. 271-283, pour conclure : « A n’en pas douter, nous nous trouvons là en face d’une épiclèse romaine, répondant, pour la place qu’elle occupe et pour le sens qu’elle a, quoique non par sa forme extérieure, aux épiclèses orientales. » Op. cit., p. 273.
C’était déjà l’opinion très ferme de liturgistes de marque, comme Mgr Duchesne et Dom Cabrol. « Malgré toutes les opinions contraires — écrivait celui-ci en 1907 —, ce Supplices te représente l’ancienne épiclèse romaine [3]. » Mgr Duchesne s’exprimait en termes plus explicites encore : « Cette prière est loin d’avoir la précision des formules grecques où l’on spécifie expressément la grâce demandée, c’est-à-dire l’intervention du Saint-Esprit pour opérer la transformation du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ. Il n’en est pas moins vrai :
1° qu’elle occupe, dans la suite matérielle et logique de la formule, exactement la même place que l’épiclèse grecque ;
2° qu’elle est aussi une prière adressée à Dieu pour qu’il intervienne dans le mystère.
Mais, au lieu que les liturgies grecques s’expriment en termes clairs et simples, la liturgie romaine s’enveloppe ici de formes symboliques. Elle demande que l’ange du Seigneur prenne l’oblation sur l’autel visible et la porte au plus haut des cieux sur l’autel invisible élevé devant le trône de la majesté divine. Le mouvement symbolique est de sens contraire à celui des formules grecques : ce n’est pas le Saint-Esprit qui descend sur l’oblation, c’est l’oblation qui est emportée au ciel par l’ange de Dieu. Mais dans un cas comme dans l’autre, c’est après son rapprochement, sa communication avec la vertu divine, qu’on parle d’elle comme du corps et du sang de Jésus-Christ [4]. »
Nous aurons à revenir, à propos de ce qui fait l’essentiel du sacrifice, au chapitre XXXII, sur cette idée d’ascension de notre oblation. Retenons, pour le moment, que, sous une forme littéraire différente, cette demande d’ascension de l’oblation jusqu’à l’autel céleste correspond, pour le sens, à la demande d’intervention transsubstantiatrice du Saint-Esprit. L’insistance est remarquable, en effet, avec laquelle les commentaires liturgiques du moyen âge latin voient dans cette ascension symbolique la transformation, du pain et du vin au corps et au sang du Sauveur, opérée par la toute-puissance divine, par le sacerdoce du Christ et la vertu du Saint-Esprit.
« Nous croyons que le Christ est à la fois autel, et hostie et sacrifice, et prêtre et pontife », déclare saint Paschase Radbert, abbé de Corbie (+ 865) [5].
Le même Paschase Radbert, dans son traité De corpore et sanguine Domini, répète maintes fois, et avec référence positive à l’oraison Jube haec perferri, des affirmations comme celle-ci : « C’est la véritable chair du Christ, laquelle a été crucifiée et ensevelie, c’est vraiment le sacrement de cette chair qui est divinement consacré sur l’autel par le prêtre en la parole du Christ par le Saint-Esprit... Qui, hormis l’Esprit-Saint, aurait pu opérer dans le sein de la Vierge l’Incarnation du Verbe ? De même, en ce mystère, nous devons croire que par la même vertu du Saint-Esprit, au moyen de la parole du Christ, une invisible opération produit la chair et le sang du Sauveur. C’est pourquoi le prêtre dit : Ordonne que ces offrandes soient portées par les mains de ton Ange à ton céleste autel en présence de ta divine majesté... [6] »
Pierre Lombard rapporte pareillement à la consécration l’oraison Supplices te rogamus, et en des termes qui, en dépit de la mystérieuse mention de l’Ange, font tout naturellement songer à l’épiclèse : « Missa enim dicitur eo quod caelestis nuntius (Angelus) ad consecrandum vivificum corpus adveniat, juxta dictum sacerdotis : Omnipotens Deus, jube haec perferri per manus sancti Angeli tui in sublime altare tuum... [7] »
Cette interprétation, qui à première vue peut surprendre des lecteurs non avertis, était si générale qu’on la trouve consignée dans ce que l’on appelle la Glossa ordinaria ad Decretum Gratiani, compilation de science ecclésiastique, écrite par JEAN LE TEUTONIQUE peu après 1215 [8]. On y lit en effet cette paraphrase d’une étonnante précision : « Jubé, id est : fac. Perferri, id est : transsubstantiari. Vel : perferri, id est sursum efferri, id est converti ; in sanctum altare tuum super choros angelorum exaltatum. [9] »
On le voit, avec ce commentaire traditionnel de l’oraison Supplices te rogamus, nous sommes loin de l’hypothèse de saint Thomas admettant qu’un prêtre puisse consacrer par le seul fait de prononcer les paroles du Sauveur à l’exclusion de tout cadre de formules liturgiques. Sans doute, aucun de ces liturgistes ne se pose la question en ces termes. Mais il semble bien, au surplus, que pareille question ne pouvait même pas se poser pour eux.
Par contre, réserve faite du ton polémique et de l’exclusivisme erroné favorisant trop l’épiclèse au détriment des paroles du Christ, l’ensemble de nos commentateurs s’accorde avec Cabasilas. En définitive — et cela est d’importance, puisque cela implique en réalité tous les éléments nécessaires à la solution catholique du problème de l’épiclèse — toute cette doctrine converge vers cette proposition, que plusieurs de nos auteurs formulent d’ailleurs explicitement après avoir affirmé la vertu consécratoire des paroles du Sauveur : Ce n’est pas en son nom et par sa propre vertu que le prêtre consacre, mais dans le sacerdoce du Christ et par la vertu toute-puissante du Saint-Esprit. Le sens du Jube haec perferri vise à exprimer, en termes quelque peu voilés, il est vrai, les aspects mystérieux de cette ineffable opération : ce que l’épiclèse orientale exprime en termes plus simples, mais en n’énonçant habituellement que l’intervention du Saint-Esprit, — celle du Christ, qui est concomitante, ayant été énoncée par la répétition des paroles de la Cène.
Cabasilas connaissait probablement quelques témoins de la tradition latine médiévale sur le Jube haec perferri. Plusieurs théologiens latins de son temps paraissent, malheureusement, l’avoir oubliée, comme l’ont oubliée après eux un trop grand nombre de théologiens des siècles suivants.
La présente note a voulu montrer qu’il y a parfaitement moyen de s’entendre, entre Grecs et Latins, mais précisément sur la base de cette tradition latine médiévale qui, malgré toute l’importance accordée à l’oraison Supplices te rogamus, suppose toujours la consécration opérée par les paroles du Christ. C’est sur ce point central que Cabasilas aurait à amender plusieurs de ses phrases, en tirant justement, avec une logique plus rigoureuse, la conséquence du principe si clair énoncé par lui vers le milieu de ce chapitre XXX : « Puisque c’est le Christ seul qui sanctifie, seul il doit être et le prêtre, et la victime, et l’autel. »
L’intervention du Saint-Esprit n’est énoncée, dans l’épiclèse orientale, que pour marquer la toute-puissance sanctifiante du sacerdoce du Christ. L’équivalent latin Jube haec perferri ne l’énonce pas aussi clairement, mais il la suppose, comme l’affirment quelques-uns des plus remarquables représentants de la tradition médiévale.
Ces explications données, on peut admettre, avec le P. DE LA TAILLE, op. cit., p. 442-453, l’équivalence quasi complète de l’oraison romaine et de l’épiclèse orientale. Même place après les paroles du Christ et l’anamnèse ; même sens général, malgré la grande différence des expressions.
Cette place, après les paroles de l’institution, d’une « oraison de consécration » s’explique, en définitive, chez les Grecs comme chez les Latins, sans préjudice pour les paroles du Christ, par la nécessité où se trouve le langage humain, spécialement le langage liturgique, d’énoncer successivement les divers aspects d’un mystère qui s’opère en un instant. C’était déjà en réalité — et la constatation est fort significative — l’explication fournie par cette Glossa ordi-naria du début du XIIIe siècle, dont on a vu plus haut les expressions si étrangement formelles. Elle ajoutait, en effet : « Videtur quod haec oratio sit superflua, quia haec dicitur post verba quorum virtute conficitur corpus Christi ; et ita quod de eo factum est, superflua est oratio. Respondeo : Scriptura non attendit hujusmodi angustias temporis ; sed sacerdos, cum non possit multa simul proferre, ita loquitur ac si tempus staret et essent adhuc facienda quae in principio sermonis nondum erant facta. Et verba non ad tempus suae prolationis (sed per .conceptionem vel contemplationem loquentis) sunt referenda. » [10] — Voir d’autres formes de la même explication, à l’article Épiclèse du DTC, 279-298 ; se reporter notamment à la manière dont elle est présentée par BOSSUET, Explication de quelques difficultés sur les prières de la messe [11].
On trouvera dans BOSSUET, op. cit., n° 38, p. 596-601, et dans ARNAULD, Perpétuité de la foi... touchant l’Eucharistie, livre III, chap. VIII, réédition Migne, I, 471-472, une autre explication du Jube haec perferri, mais qui ne cadre pas avec la tradition dont nous avons parlé.
Ainsi, réserve faite de l’interprétation abusive à laquelle une fâcheuse polémique a entraîné Cabasilas en ce qui concerne les paroles consécratoires, les liturgistes, et les théologiens au courant de l’histoire liturgique, ne se scandalisent plus de ce chapitre XXX de l’Expositio Liturgiae.
[1] M. DE LA TAILLE, s.j., Mysterium fidei. De augustissimo Corporis et Sanguinis Christi sacrificio atque sacramento Elucidationes L in tres tibros distinctae (Paris 1921), 3e éd., 1931. p. 276.
[2] ORSI, O.P., Dissertatio theologica de invocatione Spiritus Sancti in liturgiis Graecorum, Milan 1731, p. 122 ; cité par M. DE LA TAILLE, op. laud., p. 276, n. 1.
[3] CABROL, art. Anamnèse dans DACL, I, col. 1885.
[4] DUCHESNE, Origines du culte chrétien (Paris 1889), 5e éd., 1909, p. 185.
[5] PASCHASE RADBERT, Expos, in Lamentationes Jeremiae, 1. II, PL 120, 1118. — Notons cette affirmation analogue du jacobite syrien DENYS BAR SALIBI (+ 1171), Expos. Liturgiae, éd. Labourt, Paris 1903, p. 99 : « Le corps (du Christ) n’est pas produit sans autel ni sans prêtre, L’Emmanuel est tout cela : autel, corps ou victime, oblation et prêtre et offrant. »
Les attestations touchant le Christ désigné comme notre autel sont nombreuses dans la littérature ecclésiastique. On les trouvera réunies dans le Mysterium fïdei du P. DE LA TAILLE, Elucidatio 13 : « De Christo ut altari aeterno », p. 271-283. Nous n’alléguerons ci-après que quelques textes plus explicitement en relation avec l’oraison Supplices te rogamus considérée comme oraison de consécration. Ajoutons pourtant ici une intéressante expression du Pontifical romain. A l’ordination des sous-diacres, dans la monition qui rappelle aux ordinands l’importance de leurs futures fonctions, l’évêque leur dit, par manière d’explication décisive : « ... En effet, l’autel de la sainte Église, c’est Jésus-Christ lui-même, selon le témoignage de saint Jean, qui, dans son Apocalypse, dit avoir vu un autel d’or devant le trône de Dieu : car en Lui et par Lui les oblations des fidèles sont offertes à Dieu le Père. »
Les lecteurs qui n’auraient pas à leur portée le beau volume massif, rédigé en latin, qu’est le Mysterium fidei, pourront consulter avec profit la brochure du même P. DE LA TAILLE : Esquisse du Mystère de la foi, suivie de quelques éclaircissements (Paris, Beauchesne, 1924), où sont condensées les idées essentielles du grand ouvrage. Voir notamment, p. 79-110, la « Lettre à un théologien sur l’ange du sacrifice et le sacrifice céleste ».
[6] ID., De corp. et sang. Domini, XII, 1, PL 120, 1311-1312 ; cf. IV, 3, 1279 ; VIII, 1, 2, 6, 1286, 1287, 1290.
[7] PIERRE LOMBARD, Sent., 1. IV, dist. 13, PL 192, 868.
[8] VERMEERSCH-CREUSEN, Epitome juris canonici, 3e éd., Malines- Rome 1927, t. I, n° 45, p. 34. Cf. Fr. VON SCHULTE, Die Glose zum Dekret Gratians von ihren Anfängen bis auf die jüngsten Aufgaben, Vienne 1872, p. 70-95 ; VAN HOVE, Commentarium Lovaniense, t. I, p. 222-226.
[9] Decr. De consecratione, 2, 72, dans Glossa ordinaria, Rome 1582, t. II, p. 1813.
[10] Glossa ordinaria, Décret, de consecratione, 2, 72, super verba orationis « Jube haec per-ferri », édition de Rome 1584, tom. II, p. 1813-1814.
[11] n° 45, éd. « Classiques Garnier », p. 613-617.