Messe après 1942 |
Messe avant 1942 |
Office |
Dom Guéranger, l’Année Liturgique |
Bhx Cardinal Schuster, Liber Sacramentorum |
Dom Pius Parsch, le Guide dans l’année liturgique |
Hildebrand, conseiller du pape lorrain saint Léon IX, fut élu pape en 1073. Il mourut à Salerne le 25 mai 1085, mais il ne fut l’objet d’aucun culte avant que Baronius n’insérât son éloge dans le martyrologe en 1584 : Ecclesiasticam libertatem a superbia principum suo tempore vindicavit, et viriliter pontificia auctoritate defendit.
Le Pape Paul V autorisa la célébration de sa fête à Salerne en 1609. Clément XI l’étendit aux basiliques romaines et à l’ordre bénédictin en 1719. Benoît XIII l’inscrivit comme double au calendrier en 1728.
Messe après 1942 | |
Missa Si díligis me, de Communi Summorum Pontificum, præter orationem sequentem : | Messe Si díligis me, du Commun des Souverains Pontifes, sauf l’oraison suivante : |
Oratio P | Collecte P |
Deus, in te sperántium fortitúdo, qui beátum Gregórium Confessórem tuum atque Pontíficem, pro tuénda Ecclésiæ libertáte, virtúte constántiæ roborásti : da nobis, eius exémplo et intercessióne, ómnia adversántia fórtiter superáre. Per Dóminum. | Dieu, qui êtes la force de ceux qui espèrent en vous, et qui avez donné au bienheureux Grégoire, votre Confesseur et Pontife, la vertu de force et de constance, accordez-nous, à son exemple et grâce à son intercession, de surmonter avec courage toutes les adversités. |
Et fit commemoratio S. Urbani I Papæ et Mart. : | Et on fait mémoire de St Urbain Ier, Pape et Martyr : |
Oratio | Collecte |
Deus, qui Ecclésiam tuam, in apostólicæ petræ soliditáte fundátam, ab infernárum éruis terróre portárum : præsta, quǽsumus ; ut, intercedénte beáto Urbáno Mártyre tuo atque Summo Pontífice, in tua veritáte persístens, contínua securitáte muniátur. Per Dominum. | Ô Dieu, sur le roc inébranlable des apôtres, vous avez fondé votre Eglise qui n’a plus a redouter la puissance des enfers ; faites qu’à la prière du bienheureux Urbain, votre Martyr et Souverain Pontife, elle reste ferme dans votre vérité et sous votre garde, elle soit en sûreté pour toujours. |
Secreta C1 | Secrète C1 |
Oblátis munéribus, quǽsumus, Dómine, Ecclésiam tuam benígnus illúmina : ut, et gregis tui profíciat ubique succéssus, et grati fiant nómini tuo, te gubernánte, pastóres. Per Dóminum. | Grâce à l’offrande de ces presents, accordez Seigneur, la lumière à votre Eglise ; faites prospérer partout votre troupeau, et daignez diriger ses pasteurs pour qu’ils vous soient agréables. |
Pro S. Urbano | Pour St Urbain |
Secreta | Secrète |
Múnera, quæ tibi, Dómine, lætántes offérimus, súscipe benígnus, et præsta : ut, intercedénte beáto Urbáno, Ecclésia tua et fídei integritáte lætétur, et témporum tranquillitáte semper exsúltet. Per Dóminum nostrum. | Ecceptez, Seigneur, en votre bonté, les présents que nous vous offrons avec joie : faites qu’à la prière du bienheureux Urbain, votre Eglise se réjouisse de la pureté de sa foi et vive, dans l’allégresse, des jours paisibles. |
Postcommunio C1 | Postcommunion C1 |
Refectióne sancta enutrítam gubérna, quǽsumus, Dómine, tuam placátus Ecclésiam : ut, poténti moderatióne dirécta, et increménta libertátis accípiat et in religiónis integritáte persístat. Per Dóminum nostrum. | Seigneur, dirigez avec amour votre Eglise qui vient de se nourrir à cette table sainte, pour que, sous votre conduite toute-puissante, elle voie grandir sa liberté, et garde la religion dans toute sa pureté. |
Pro S. Urbano | Pour St Urbain |
Postcommunio | Postcommunion |
Multíplica, quǽsumus, Dómine, in Ecclesia tua spíritum grátiæ, quem dedísti : ut beáti Urbáni Mártyris tui atque Summi Pontíficis deprecatióne nec pastóri obœdiéntia gregis nec gregi desit cura pastóris. Per Dóminum. | Répandez largement sur votre Eglise, Seigneur, l’esprit de grace que vous lui avez donné ; Faites qu’à la prière du bienheureux Urbain, votre Martyr et Souverain Pontife, le troupeau obéisse toujours à son pasteur et que toujours le pasteur prenne soin de son troupeau. |
Messe avant 1942 | |
Ant. ad Introitum. Eccli. 45, 30. | Introït |
Státuit ei Dóminus testaméntum pacis, et príncipem fecit eum : ut sit illi sacerdótii dígnitas in ætérnum. (T.P. Allelúia, allelúia.) | Le Seigneur fit avec lui une alliance de paix et l’établit prince, afin que la dignité sacerdotale lui appartînt toujours. (T.P. Allelúia, allelúia.) |
Ps. 131, 1. | |
Meménto, Dómine, David : et omnis mansuetúdinis eius. | Souvenez-vous, Seigneur, de David et de toute sa douceur. |
V/. Glória Patri. | |
Oratio. | Collecte |
Deus, in te sperántium fortitúdo, qui beátum Gregórium Confessórem tuum atque Pontíficem, pro tuénda Ecclésiæ libertáte, virtúte constántiæ roborásti : da nobis, eius exémplo et intercessióne, ómnia adversántia fórtiter superáre. Per Dóminum. | Dieu, qui êtes la force de ceux qui espèrent en vous, et qui avez donné au bienheureux Grégoire, votre Confesseur et Pontife, la vertu de force et de constance, accordez-nous, à son exemple et grâce à son intercession, de surmonter avec courage toutes les adversités. |
Et fit commemoratio S. Urbani I Papæ et Mart. : | Et on fait mémoire de St Urbain Ier, Pape et Martyr : |
Oratio. | Collecte |
Da, quǽsumus, omnípotens Deus : ut, qui beáti Urbáni Mártyris tui atque Pontíficis sollémnia cólimus, eius apud te intercessiónibus adiuvémur. Per Dóminum. | Faites, nous vous en prions, Dieu tout-puissant, que nous, qui célébrons la fête de votre bienheureux Martyr et Pontife Urbain, nous recevions l’assistance de son intercession. |
Léctio libri Sapiéntiæ. | Lecture du livre de la Sagesse. |
Eccli. 44, 16-27 ; 45, 3-20. | |
Ecce sacérdos magnus, qui in diébus suis plácuit Deo, et invéntus est iustus : et in témpore iracúndiæ factus est reconciliátio. Non est invéntus símilis illi, qui conservávit legem Excélsi. Ideo iureiurándo fecit illum Dóminus créscere in plebem suam. Benedictiónem ómnium géntium dedit illi, et testaméntum suum confirmávit super caput eius. Agnóvit eum in benedictiónibus suis : conservávit illi misericórdiam suam : et invenit grátiam coram óculis Dómini. Magnificávit eum in conspéctu regum : et dedit illi corónam glóriæ. Státuit illi testaméntum ætérnum, et dedit illi sacerdótium magnum : et beatificávit illum in glória. Fungi sacerdótio, et habére laudem in nómine ipsíus, et offérre illi incénsum dignum in odórem suavitátis. | Voici le grand pontife, qui pendant les jours de sa vie fut agréable à Dieu, et est devenu, au temps de sa colère, la réconciliation des hommes. Nul ne l’a égalé dans l’observation des lois du Très-Haut. C’est pourquoi le Seigneur a jure de le rendre père de son peuple. Le Seigneur a béni en lui toutes les nations et a confirmé en lui son alliance. Il a versé sur lui ses bénédictions ; il lui a continué sa miséricorde ; et cet homme a trouve grâce aux yeux du Seigneur. Celui-là l’a rendu grand devant les rois, et il lui a donné une couronne de gloire. Il a fait avec lui une alliance éternelle ; il lui a donné le suprême sacerdoce, et il l’a rendu heureux dans la gloire, pour exercer le sacerdoce, louer son nom et lui offrir dignement un encens d’agréable odeur. |
Graduale. Graduale. Eccli. 44, 16. | Graduel |
Ecce sacérdos magnus, qui in diébus suis plácuit Deo. | Voici le grand Pontife qui dans les jours de sa vie a plu à Dieu. |
V/. Ibid., 20. Non est invéntus símilis illi, qui conserváret legem Excélsi. | V/. Nul ne lui a été trouvé semblable, lui qui a conservé la loi du Très-Haut. |
Allelúia, allelúia. V/. Ps. 109, 4. Tu es sacérdos in ætérnum, secúndum órdinem Melchísedech. Allelúia. | Allelúia, allelúia. V/. Vous êtes prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech. Alléluia. |
Tempore paschali omittitur graduale, et eius loco dicitur : | Au Temps pascal, on omet le graduel et à sa place on dit : |
Allelúia, allelúia. V/. Ps. 109, 4. Tu es sacérdos in ætérnum, secúndum órdinem Melchísedech. | Allelúia, allelúia. V/. Vous êtes prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech. |
Allelúia. V/. Hic est sacérdos, quem coronávit Dóminus. Allelúia. | Allelúia. V/. Voilà le Pontife que le Seigneur a couronné. Alléluia. |
+ Sequéntia sancti Evangélii secúndum Matthǽum. | Lecture du Saint Evangile selon saint Matthieu Luc Jean Marc. |
Matth. 24, 42-47. | |
In illo témpore : Dixit Iesus discípulis suis : Vigilate, quia nescítis, qua hora Dóminus vester ventúrus sit. Illud autem scitóte, quóniam, si sciret paterfamílias, qua hora fur ventúrus esset, vigiláret útique, et non síneret pérfodi domum suam. Ideo et vos estóte parati : quia qua nescítis hora Fílius hóminis ventúrus est. Quis, putas, est fidélis servus et prudens, quem constítuit dóminus suus super famíliam suam, ut det illis cibum in témpore ? Beátus ille servus, quem, cum vénerit dóminus eius, invénerit sic faciéntem. Amen, dico vobis, quóniam super ómnia bona sua constítuet eum. | En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples : Veillez donc, parce que vous ne savez pas à quelle heure votre Seigneur viendra. Sachez-le bien, si le père de famille savait à quelle heure le voleur doit venir, il veillerait certainement, et ne laisserait pas percer sa maison. C’est pourquoi, vous aussi, soyez prêts, car le Fils de l’homme viendra à l’heure que vous ne savez pas. Quel est, pensez-vous, le serviteur fidèle et prudent que son maître a établi sur ses gens, pour leur distribuer leur nourriture en temps convenable ? Heureux ce serviteur, si son maître, à son arrivée, le trouve agissant ainsi ! En vérité, je vous le dis, il l’établira sur tous ses biens. |
Ant. ad Offertorium. Ps. 88, 21-22. | Offertoire |
Invéni David servum meum, oleo sancto meo unxi eum : manus enim mea auxiliábitur ei, et bráchium meum confortábit eum. (T.P. Allelúia.) | J’ai trouvé David mon serviteur ; je l’ai oint de mon huile sainte ; car ma main l’assistera et mon bras le fortifiera. (T.P. Alléluia.) |
Secreta. | Secrète |
Sancti tui, quǽsumus, Dómine, nos ubíque lætíficant : ut, dum eórum mérita recólimus, patrocínia sentiámus. Per Dóminum. | Que le souvenir de vos Saints nous soit, ô Seigneur, en tous lieux, un sujet de joie, afin que nous ressentions la protection de ceux dont nous célébrons à nouveau les mérites. |
Pro S. Urbano | Pour St Urbain |
Secreta | Secrète |
Hæc hóstia, Dómine, quǽsumus, emúndet nostra delícta : et, ad sacrifícium celebrándum, subditórum tibi córpora mentésque sanctíficet. Per Dóminum. | Nous vous en supplions, Seigneur, que cette hostie nous délivre de nos fautes et qu’elle sanctifie les corps et les âmes de vos serviteurs pour la célébration de ce sacrifice. Par Notre-Seigneur Jésus-Christ. |
Ant. ad Communionem. Luc. 12, 42. | Communion |
Fidélis servus et prudens, quem constítuit dóminus super famíliam suam : ut det illis in témpore trítici mensúram. (T.P. Allelúia.) | Voici le dispensateur fidèle et prudent que le Maître a établi sur ses serviteurs pour leur donner au temps fixé, leur mesure de blé (T.P. Alléluia.) |
Postcommunio. | Postcommunion |
Præsta, quǽsumus, omnípotens Deus : ut, de percéptis munéribus grátias exhibéntes, intercedénte beáto Gregório Confessóre tuo atque Pontífice, benefícia potióra sumámus. Per Dóminum. | Accordez-nous, s’il vous plaît, ô Dieu tout-puissant, qu’en rendant grâces pour les dons reçus, nous recevions plus de bienfaits encore grâce à l’intercession du bienheureux Grégoire votre Confesseur et Pontife. |
Pro S. Urbano | Pour St Urbain |
Postcommunio | Postcommunion |
Refécti participatióne múneris sacri, quǽsumus, Dómine, Deus noster : ut, cuius exséquimur cultum, intercedénte beáto Urbáno Mártyre tuo atque Pontífice, sentiámus efféctum. Per Dóminum. | Rassasiés par la participation à ce don sacré, nous vous supplions, Seigneur notre Dieu, par l’intercession du bienheureux Urbain, votre Martyr et Pontife, de nous faire ressentir l’effet du sacrifice que nous célébrons. |
Leçons des Matines avant 1960
Quatrième leçon. Le Pape Grégoire VII, connu d’abord sous le nom d’Hildebrand, était né à Sovana en Toscane. Se distinguant au plus haut degré par sa science, sa sainteté et par tous les genres de vertus, il illustra merveilleusement l’Église de Dieu toute entière. Dans sa petite enfance, alors qu’il ne connaissait pas encore ses lettres, jouant un jour aux pieds d’un ouvrier qui travaillait le bois, il forma, dit-on, comme par hasard, avec des copeaux, cette parole prophétique de David : « Il dominera d’une mer à l’autre ». Dieu conduisait la main de l’enfant et voulait montrer par là qu’il posséderait plus tard la plus haute autorité qui soit au monde. S’étant rendu à Rome, il y fut élevé sous la protection de saint Pierre. Dans sa jeunesse, s’affligeant profondément de voir la liberté de l’Église gênée par l’oppression laïque, et les mœurs du clergé tendre à la dépravation, il se retira à l’abbaye de Cluny, où l’observance et l’austérité de la vie monastique étaient alors en pleine vigueur sous la règle de saint Benoît. Une fois revêtu de l’habit monastique, il se consacra au service de la majesté divine avec une piété si ardente, que bientôt les saints religieux de ce monastère le choisirent comme prieur ; mais la divine Providence le destinait au salut d’un plus grand nombre. Hildebrand fut enlevé au monastère de Cluny, et d’abord élu Abbé du monastère de Saint-Paul-hors-les-murs, puis créé Cardinal de l’Église romaine et chargé des missions les plus importantes, sous les Pontifes Léon IX, Victor II, Etienne IX, Nicolas II et Alexandre II. Saint Pierre Damien l’appelait l’homme du conseil très saint et très pur. Envoyé en France, comme légat a latere, par le pape Victor II, il amena miraculeusement l’Évêque de Lyon, coupable de simonie, à reconnaître son crime ; et, dans le concile de Tours, contraignit Bérenger à abjurer une seconde fois son hérésie ; son énergie arrêta l’essor du schisme de Cadaloüs
Cinquième leçon. Alexandre II étant mort, le moine Hildebrand fut élu souverain pontife à l’unanimité, malgré sa résistance et ses larmes, le dix des calendes de mai de l’an du Christ mil soixante-treize. Resplendissant alors comme un soleil dans la maison de Dieu, puissant en œuvres et en paroles, il travailla avec tant de zèle à affermir la discipline ecclésiastique, à répandre la foi, à reconquérir la liberté pour l’Église, à extirper les erreurs et les vices, que, depuis le temps des Apôtres, aucun Pontife, assure-t-on, ne soutint de plus grands travaux pour l’Église de Dieu, ou ne lutta plus fortement pour son indépendance, il délivra plusieurs provinces de la lèpre de la simonie. S’opposant avec constance, comme un athlète intrépide, aux entreprises sacrilèges de l’empereur Henri, Grégoire ne craignit pas de se placer comme un mur de protection devant la maison d’Israël : et quand ce même Henri fut tombé tout à fait dans le crime, il l’excommunia, le déclara privé de son royaume, et releva ses peuples du serment de fidélité.
Sixième leçon. Pendant qu’il célébrait le saint Sacrifice, de pieux personnages virent une colombe descendre du ciel, se reposer sur son épaule droite et voiler sa tête de ses ailes étendues : prodige signifiant que l’Esprit-Saint lui-même, et non la sagesse humaine, le guidait dans le gouvernement de l’Église. Rome se trouvant serrée de près par les troupes du criminel Henri, le Saint Pontife éteignit d’un signe de croix un incendie allumé par l’ennemi. Quand Robert Guiscard, chef des Normands, l’eut arraché aux mains de son persécuteur, il gagna le mont Cassin, et de là se rendit à Salerne pour y dédier une église en l’honneur de saint Matthieu. Épuisé par tant d’épreuves, il se vit, un jour que dans cette ville, il parlait au peuple, saisi d’un mal qu’il sut d’avance être mortel. Les dernières paroles de Grégoire expirant, furent : « J’ai aimé la justice et j’ai haï l’iniquité : voilà pourquoi je meurs en exil ». Innombrables furent, et les contradictions qu’eut à souffrir, et les sages décrets que porta, dans beaucoup de conciles qu’il tint à Rome, cet homme véritablement saint, ce vengeur des crimes et ce très vaillant défenseur de l’Église. Il avait passé douze années dans le souverain pontificat, lorsqu’il partit pour le ciel, l’an du salut mil quatre-vingt-cinq. Beaucoup de miracles illustrèrent sa vie et sa mort, et sa sainte dépouille fut ensevelie avec honneur dans l’église principale de Salerne.
Après avoir salué sur le cycle du Temps Pascal les deux noms illustres de Léon le Grand et de Pie V, nous nous inclinons aujourd’hui devant celui de Grégoire VII. Ces trois noms résument l’action de la Papauté dans la suite des siècles, après l’âge des persécutions. Le maintien de la doctrine révélée, et la défense de la liberté de l’Église : telle est la mission divinement imposée aux successeurs de Pierre sur le Siège Apostolique. Saint Léon a soutenu avec courage et éloquence la foi antique contre les novateurs ; saint Pie V a fait reculer l’invasion de la prétendue réforme, et arraché la chrétienté au joug de l’islamisme ; placé entre ces deux pontifes dans l’ordre des temps, saint Grégoire VII a sauvé la société du plus grand péril qu’elle eût encore éprouvé, et fait refleurir dans son sein les mœurs chrétiennes par la restauration de la liberté de l’Église.
Au moment où finissait le Xe siècle et commençait le XIe, l’Église de Jésus-Christ était en proie à l’une des plus terribles épreuves qu’elle ait rencontrées sur son passage en ce monde. Après le fléau des persécutions, après le fléau des hérésies, était arrivé le fléau de la barbarie. L’impulsion civilisatrice donnée par Charlemagne s’était arrêtée de bonne heure au IXe siècle, et l’élément barbare, plutôt comprimé que dompté, avait forcé ses digues. La foi demeurait encore vive dans les masses ; mais elle ne pouvait à elle seule triompher de la grossièreté des mœurs. Le désordre social provenant de l’anarchie que le système féodal avait déchaînée dans toute l’Europe, enfantait mille violences, et le droit succombait partout sous la force et la licence. Les princes ne rencontraient plus un frein dans la puissance de l’Église ; car Rome elle-même asservie aux factions voyait trop souvent s’asseoir sur la chaire apostolique des hommes indignes ou incapables.
Cependant le XIe siècle avançait dans son cours, et le désordre semblait incurable. Les évêchés étaient devenus la proie de la puissance séculière qui les vendait, et les princes se préoccupaient surtout de rencontrer dans les prélats des vassaux disposés à les soutenir par les armes dans leurs querelles et leurs entreprises violentes. Sous un épiscopat en majeure partie simoniaque, comme l’atteste saint Pierre Damien, les mœurs du clergé du second ordre étaient tombées dans un affaissement lamentable ; et pour comble de malheur, l’ignorance, comme un nuage toujours plus sombre, s’en allait anéantissant de plus en plus la notion même du devoir. C’en était fait de l’Église et de la société, si la promesse du Christ de ne jamais abandonner son œuvre n’eût été inviolable.
Pour guérir tant de maux, pour faire pénétrer la lumière dans un tel chaos, il fallait que Rome se relevât de son abaissement, et qu’elle sauvât encore une fois la chrétienté. Elle avait besoin d’un Pontife saint et énergique qui sentît en lui-même cette force divine que les obstacles n’arrêtent jamais ; d’un Pontife dont l’action pût être longue et non passagère, et dont l’impulsion fût assez énergique pour entraîner ses successeurs dans la voie qu’il aurait ouverte. Telle fut la mission de saint Grégoire VII.
Cette mission, comme chez tous les hommes de la droite de Dieu, fut préparée dans la sainteté Grégoire se nommait encore Hildebrand, lorsqu’il alla cacher sa vie dans le cloître de Cluny. Là seulement, et dans les deux mille abbayes confédérées sous la crosse de cet insigne monastère de France, on rencontrait le sentiment de la liberté de l’Église et la pure tradition monastique ; là était préparée depuis plus d’un siècle la régénération des mœurs chrétiennes, sous la succession des quatre grands abbés, Odon, Maïeul, Odilon et Hugues. Mais Dieu gardait encore son secret ; et nul n’eût découvert les auxiliaires de la plus sainte des réformes dans ces monastères qu’un zèle fervent avait attirés d’un bout de l’Europe à l’autre à cette alliance avec Cluny, par ce seul motif que Cluny était le sanctuaire des vertus du cloître. Hildebrand chercha pour sa personne ce pieux asile, au sein duquel il espérait du moins fuir le scandale.
L’illustre saint Hugues ne tarda pas à démêler le mérite du jeune Italien qui fut admis dans la grande abbaye française. Un évêque étranger se rencontra un jour avec le maître et le disciple. C’était Brunon de Toul, désigné par l’empereur Henri III pour être le Pontife de l’Église Romaine. Hildebrand s’émeut à la vue de ce nouveau candidat à la chaire apostolique, de ce pape que l’Église Romaine, qui seule a le droit d’élire son évêque, n’a pas élu, qu’elle ne connaît pas.
Il ose dire à Brunon qu’il ne doit pas accepter les clefs du ciel de la main de César, que la conscience l’oblige à se soumettre humblement à l’élection canonique de la ville sainte. Brunon, qui fut saint Léon IX, accepte avec soumission l’avis du jeune moine, et tous deux ayant franchi les Alpes s’acheminent vers Rome. L’élu de César devint l’élu de l’Église Romaine ; mais Hildebrand n’eut plus la liberté de se séparer du nouveau Pontife. Il dut bientôt accepter le titre et les fonctions d’Archidiacre de l’Église Romaine.
Ce poste éminent l’eût élevé promptement sur la chaire apostolique, si Hildebrand eût eu une autre ambition que celle de briser les fers sous lesquels gémissait l’Église, et de préparer la reforme de la chrétienté. Mais cet homme de Dieu préféra user de son influence pour faire asseoir sur le siège de Pierre parla voie canonique et en dehors de la faveur impériale, une suite de Pontifes intègres et disposés à user de leur autorité pour l’extirpation des scandales. Après saint Léon IX, on vit passer successivement Victor II, Etienne IX, Nicolas II, et Alexandre II, tous dignes du suprême honneur. Mais il fallut enfin que celui qui avait été l’âme du pontificat sous cinq papes consentît à ceindre lui-même la tiare. Son grand cœur s’émut au pressentiment des luttes terribles qui l’attendaient ; mais ses résistances, ses tentatives pour se soustraire au lourd fardeau de la sollicitude de toutes les Églises, demeurèrent infructueuses ; et sous le nom de Grégoire VII, le nouveau Vicaire du Christ fut révélé au monde. Il devait remplir toute l’étendue de ce nom qui signifie la Vigilance.
La force brute se dressait devant lui incarnée dans un prince audacieux et rusé, souillé de tous les crimes, et, comme un aigle ravisseur, tenant dans ses serres l’Église devenue sa proie. Dans les États de l’empire, nul évêque n’eût été souffert sur son siège, s’il n’eût reçu, par l’anneau et la crosse, l’investiture de César. Tel était Henri de Germanie, et à son exemple les autres princes anéantissaient par le même procédé toute liberté dans les élections canoniques. La double plaie de la simonie et de l’incontinence continuait à sévir sur le corps ecclésiastique. Les pieux prédécesseurs de Grégoire avaient fait reculer le mal par de généreux efforts ; mais aucun d’eux ne s’était senti la force de se mesurer corps à corps avec César, dont l’action désastreuse fomentait toutes ces corruptions. Un tel rôle, avec ses périls et ses angoisses, était réservé à Grégoire, et il n’y faillit pas.
Les trois premières années de son pontificat furent cependant assez pacifiques. Grégoire fit des avances paternelles à Henri. Il chercha, dans sa correspondance avec ce jeune prince, à le fortifier contre lui-même, en témoignant des espérances que les faits vinrent trop tôt démentir, en comblant des marques de sa confiance et de sa tendresse le fils d’un empereur qui avait bien mérité de l’Église. Henri crut devoir se contenir quelque temps, en face d’un pape dont il connaissait la droiture ; mais la digue céda enfin sous l’impétuosité du torrent, et l’adversaire du pouvoir spirituel se révéla tout entier. La vente des évêchés et des abbayes recommença au profit de César. Grégoire frappa d’excommunication les simoniaques, et Henri, bravant avec audace les censures de l’Église, persista à maintenir sur leurs sièges des hommes résolus à le suivre dans tous ses excès. Grégoire adressa au prince un solennel avertissement, lui enjoignant de rompre avec ces excommuniés, sous peine de voir arriver sur lui-même les foudres de l’Église. Henri, qui avait jeté le masque, se promettait de ne tenir aucun compte des menaces du Pontife, lorsque tout à coup la révolte de la Saxe, dont plusieurs des électeurs de l’Empire embrassaient la cause, vient l’inquiéter pour sa couronne. Il sent qu’une rupture avec l’Église peut, dans un tel moment, lui devenir fatale. On le voit alors s’adresser en suppliant à Grégoire^ solliciter l’absolution, et abjurer sa conduite passée entre les mains de deux légats envoyés en Allemagne par le Pontife. Mais à peine ce monarque félon a-t-il triomphé pour un moment de la révolte saxonne, qu’il recommence la guerre contre l’Église. Il ose dans une assemblée d’évêques, dignes de lui, proclamer la déposition de Grégoire. Bientôt l’Italie le voit arriver à la tête de ses troupes, et sa venue donne à une foule de prélats le signal de la révolte contre un pape disposé à ne pas souffrir l’ignominie de leur vie.
C’est alors que Grégoire, dépositaire de ces clefs puissantes qui signifient le pouvoir de lier et de délier au ciel et sur la terre, prononce la terrible sentence qui déclare Henri privé de la couronne et ses sujets dégagés du serment de fidélité à sa personne. Le Pontife ajoute un anathème plus redoutable encore aux princes infidèles : il le déclare exclu de la communion de l’Église. En s’opposant ainsi comme un rempart pour la défense de la société chrétienne menacée de toutes parts, Grégoire attirait sur lui l’effort de toutes les mauvaises passions ; et l’Italie était loin de lui offrir les garanties de fidélité sur lesquelles il eût eu droit de compter. César avait pour lui plus d’un prince dans la Péninsule, et les prélats simoniaques le regardaient comme leur défenseur contre le glaive de Pierre. Il était donc à prévoir que bientôt Grégoire n’aurait plus où meure le pied dans toute l’Italie ; mais Dieu qui n’abandonne point son Église avait suscité un vengeur pour sa cause. A ce moment la Toscane et une partie de la Lombardie reconnaissaient pour souveraine la jeune et vaillante comtesse Mathilde. Cette noble femme se leva pour la défense du Vicaire de Dieu ; ses trésors, ses armées, elle les tint à la disposition du Siège Apostolique tant qu’elle vécut ; et ses domaines, elle les légua avant sa mort au Prince des Apôtres et à ses successeurs.
Au fort de ses succès, Henri eut donc à compter avec Mathilde. Cette princesse, qui balançait son influence en Italie, put soustraire à sa fureur le généreux Pontife. Par ses soins, Grégoire arriva sain et sauf à Canossa, forteresse inexpugnable près de Reggio. A ce moment même la fortune d’Henri sembla vaciller. La Saxe relevait l’étendard de la révolte, et plus d’un feudataire de l’Empire se liguait avec les rebelles pour anéantir le tyran que l’Église venait de mettre au ban de la chrétienté. Henri eut peur pour la seconde fois, et son âme aussi perfide que lâche ne recula pas devant le parjure. Le pouvoir spirituel entravait ses plans sacrilèges : il osa penser qu’en lui offrant une satisfaction passagère, il pourrait le lendemain relever la tête. On le vit se présenter nu-pieds et sans escorte à Canossa, vêtu en pénitent et sollicitant avec de feintes larmes le pardon de ses crimes. Grégoire eut compassion de son ennemi, pour lequel Hugues de Cluny et Mathilde intercédaient à ses pieds. Il leva l’excommunication, et réintégra Henri au sein de l’Église ; mais il ne jugea pas à propos de révoquer encore la sentence par laquelle il l’avait privé des droits de souverain. Le Pontife annonça seulement l’intention de se rendre à la diète qui devait se tenir en Allemagne, de prendre connaissance des griefs que les princes de l’Empire avançaient contre Henri, et de décider alors selon la justice.
Henri accepta tout, prêta serment sur l’Évangile, et rejoignit son armée. L’espérance renaissait dans son cœur, à mesure qu’il s’éloignait de la redoutable forteresse dans les murs de laquelle il avait du sacrifier un instant son orgueil à son ambition. Il comptait sur l’appui des mauvaises passions, et son calcul jusqu’à un certain point ne fut pas trompé. Un tel homme devait finir misérablement ; mais Satan était trop intéressé à son succès pour ne pas lui venir en aide.
Cependant un rival s’élevait en Allemagne contre Henri : Rodolphe, duc de Souabe, appelé à la couronne dans une diète des électeurs de l’Empire. Grégoire, Adèle à ses principes de droiture, refusa d’abord de reconnaître cet élu, bien que son attachement à l’Église et ses nobles qualités le rendissent particulièrement recommandable. Le Pontife persistait dans son projet d’entendre dans l’assemblée des princes et des villes de l’Allemagne les griefs reprochés à Henri, de l’écouter lui-même, et de mettre fin aux troubles en prononçant un jugement équitable. Rodolphe insistait auprès du Pontife pour en obtenir la reconnaissance de ses droits ; Grégoire qui l’aimait eut le courage de résister à ses instances, et de remettre l’examen de sa cause à cette diète qu’Henri avait acceptée avec serment à Canossa, mais dont il craignait tant les résultats. Trois années se passèrent durant lesquelles la patience et la modération du Pontife furent constamment mises à l’épreuve par les délais de Henri, et par son refus d’assurer la sécurité de l’Église. Enfin le Pontife, dans l’impuissance de mettre un terme aux discussions armées qui ensanglantaient l’Allemagne et l’Italie, ayant constaté le mauvais vouloir de Henri et son parjure, lança de nouveau contre lui l’excommunication, et renouvela dans un concile tenu à Rome la sentence par laquelle il l’avait déclaré privé de la couronne. En même temps Grégoire reconnaissait l’élection de Rodolphe et accordait la bénédiction apostolique à ses adhérents.
La colère de Henri monta au comble, et sa vengeance ne garda plus de mesure. Parmi les prélats italiens les plus dévoués à sa cause, Guibert, archevêque de Ravenne, était le plus ambitieux et le plus compromis à l’égard du Siège Apostolique. Henri fit de ce traître un anti-pape, sous le nom de Clément III. Ce faux pontife ne manqua pas de partisans, et le schisme vint se joindre aux autres calamités qui pesaient déjà sur l’Église. C’était un de ces moments terribles où, selon l’expression de saint Jean, « il est donné à la bête de faire la guerre aux saints et de les vaincre [1] ». Tout à coup la victoire se déclare en faveur de César. Rodolphe est tué dans une bataille en Allemagne, et les troupes de Mathilde sont défaites en Italie. Henri n’a plus qu’un vœu, celui d’entrer dans Rome, d’en chasser Grégoire et d’introniser son anti-pape sur la chaire de saint Pierre.
Au milieu de ce cataclysme effrayant d’où l’Église cependant devait sortir épurée et affranchie, quels étaient les sentiments de notre saint Pontife ? Il les décrit lui-même dans une lettre adressée à saint Hugues de Cluny. « Telles sont, lui dit-il, les angoisses auxquelles nous sommes en proie, que ceux-là même qui vivent avec nous, non seulement ne les peuvent plus souffrir, mais n’en supportent pas même la vue. Le saint roi David disait : « En proportion de la douleur immense qui oppressait mon cœur, vos consolations, Seigneur, sont venues réjouir mon âme » : mais pour nous, bien souvent la vie est un ennui et la mort un vœu ardent. S’il arrive que Jésus, le tendre consolateur, vrai Dieu et vrai homme, daigne me tendre la main, sa bonté rend la joie à mon cœur affligé ; mais pour peu qu’il se retire, mon trouble arrive à l’excès. En ce qui est de moi je meurs sans cesse ; en ce qui est de lui je vis par moments. Si mes forces défaillent tout à fait, je crie vers lui, je lui dis d’une voix gémissante : « Si vous imposiez un fardeau aussi pesant à Moïse et à Pierre, ils en seraient, ce me semble, accablés. Que peut-il advenir de moi qui ne suis rien en comparaison d’eux ? Vous n’avez donc, Seigneur, qu’une chose à faire : c’est de gouverner vous-même, avec votre Pierre, le pontificat qui m’est imposé ; autrement vous me verrez succomber, et le pontificat sera couvert de confusion en ma personne [2]. »
Ce cri de détresse qui s’échappe de l’âme du saint Pontife révèle son caractère tout entier. Le zèle pour les mœurs chrétiennes qui ne peuvent se conserver que par la liberté de l’Église, était le mobile de sa vie entière. Un tel zèle avait pu seul lui faire affronter cette situation terrible, dans laquelle il n’avait à recueillir en ce monde que les chagrins les plus cuisants. Et pourtant, Grégoire était ce père de la chrétienté qui, devançant ses successeurs, avait conçu dès les premières années de son pontificat la grande et courageuse pensée d’aller refouler l’islamisme jusqu’en Orient, et de briser par une descente chez le Sarrasin le joug des chrétiens opprimés. Il avait débuté dans ce projet par une lettre adressée à tous les fidèles. Il y montre l’ennemi du nom chrétien déjà sous les murs de Constantinople, et signalant sa férocité par d’horribles carnages.
« Si nous aimons Dieu, dit-il dans cette épître, si nous nous reconnaissons chrétiens, il nous faut gémir sur de tels désastres ; mais gémir ne suffit pas. L’exemple de notre Rédempteur et le devoir de la charité fraternelle nous imposent l’obligation de donner notre vie pour la délivrance de nos frères. Sachez donc que, rempli de confiance dans la miséricorde de Dieu et dans la puissance de son bras, nous faisons tout et nous préparons tout, afin de porter un prompt secours à l’empire chrétien [3]. » Peu de temps après, il écrivait à Henri qui n’avait pas encore démasqué ses projets hostiles à l’Église : « Mon avertissement aux chrétiens d’Italie et d’au delà des monts a été reçu avec faveur. Déjà plus de cinquante mille hommes se préparent, et s’ils peuvent compter sur moi comme chef de l’expédition et comme Pontife, ils marcheront à main armée contre les ennemis de Dieu, et avec le secours divin, ils iront jusqu’au sépulcre du Seigneur. » Ainsi le sublime vieillard ne reculait pas devant la pensée de se mettre lui-même à la tête de l’armée chrétienne. « Une chose, dit-il, m’engage à exécuter ce projet : c’est l’état de l’Église de Constantinople qui s’écarte de nous sur le dogme du Saint-Esprit, et qui a besoin de rentrer en accord avec le Siège Apostolique. L’Arménie presque tout entière s’est éloignée de la foi catholique ; en un mot, la grande majorité des Orientaux ressent le besoin de connaître quelle est la foi de Pierre sur les diverses opinions qui ont cours chez eux. Le moment est venu d’user de la grâce que le miséricordieux Rédempteur a conférée à Pierre, en lui faisant ce commandement : J’ai prié pour toi, Pierre, afin que ta foi ne défaille pas ; confirme tes frères. Nos pères, dont notre désir est de suivre les traces, quoique indigne de leur succéder, ont plus d’une fois visité ces contrées pour y confirmer la foi catholique : nous donc aussi, nous nous sentons poussé, si le Christ nous ouvre la voie, à entreprendre cette expédition dans l’intérêt de la foi et pour aller au secours des chrétiens. »
Dans sa loyauté accoutumée, Grégoire était allé jusqu’à compter sur le concours d’Henri pour protéger l’Église durant son absence. « Un tel projet, écrit-il à ce prince, demande un grand conseil et un secours puissant, si Dieu permet qu’il se réalise ; je viens donc te demander ce conseil et aussi ce secours, s’il t’est agréable. Si, par la faveur divine, je pars, après Dieu c’est à toi que je laisserai l’Église Romaine, afin que tu la gardes comme une mère sainte, et que tu protèges son honneur. Fais-moi savoir au plus tôt ce que tu auras décidé dans ta prudence aidée du conseil divin. Si je n’espérais pas de toi plus que d’autres ne croient, je t’aurais écrit ceci bien inutilement ; mais comme il peut se faire que tu ne te laisses pas aller à une entière confiance en l’affection que je te porte, je m’en remets à l’Esprit-Saint qui peut tout. Je le prie de te faire comprendre à sa manière l’attachement que j’éprouve pour toi, et de gouverner ton esprit, de façon à renverser les désirs des impies et à fortifier l’espérance des bons [4]. »
Moins de trois ans après avait lieu l’entrevue de Canossa ; mais au moment où Grégoire écrivait cette lettre à Henri, sa confiance dans l’expédition qu’il projetait était assez fondée, pour qu’il en fit part à la comtesse Mathilde. « L’objet de mes pensées, écrit-il à la chevaleresque princesse, le désir que j’éprouve de passer la mer, pour venir au secours des chrétiens que les païens immolent comme un vil bétail, me cause de l’embarras vis-à-vis de plusieurs ; je crains d’être taxé par eux d’une certaine légèreté. Mais je n’ai aucune peine à te le confier, à toi, ma fille très chère, dont j’estime la prudence plus que tu ne saurais t’en rendre compte. Après avoir lu les lettres que j’envoie au delà des monts, si tu as un conseil à émettre, ou mieux encore à prêter un secours à la cause de Dieu ton créateur, fais en sorte d’y apporter tous tes soins ; car s’il est beau, comme on le dit, de mourir pour sa patrie, il est plus beau et plus glorieux encore de sacrifier la chair mortelle pour le Christ qui est l’éternelle vie. J’ai la confiance que beaucoup d’hommes de guerre nous viendront en aide dans cette expédition ; j’ai des raisons de penser que notre impératrice (la pieuse Agnès, mère de Henri) a l’intention de partir avec nous ; elle désire t’emmener avec elle. Ta mère (la comtesse Béatrix) demeurera dans ce pays, pour veiller à la défense des intérêts communs ; et toutes choses étant ainsi réglées, avec l’aide du Christ nous pourrions nous mettre en route. En venant ici pour satisfaire sa dévotion, l’impératrice, aidée de ton secours, pourra animer un grand nombre de personnes à cette sainte entreprise. Pour ce qui est de moi, honoré de la compagnie de si nobles sœurs, je passerai volontiers les mers, disposé à donner ma vie pour le Christ avec vous dont je désire n’être pas séparé dans la patrie éternelle. Adresse-moi promptement une réponse sur ce projet et sur ton arrivée à Rome, et daigne le Seigneur tout-puissant te bénir et te faire marcher de vertu en vertu, afin que la Mère universelle puisse se réjouir en toi durant de longues années [5] ! »
La pensée de Grégoire, à laquelle il se livrait avec tant d’enthousiasme, n’était pas uniquement un rêve généreux de sa grande âme ; c’était un pressentiment divin. Sa vie héroïque ne devait pas laisser place à une lointaine expédition ; il allait avoir à combattre un autre ennemi que le Sarrasin ; mais la croisade qu’il saluait avec tant d’ardeur n’était pas loin. Urbain II, son second successeur, comme lui moine de Cluny, devait sous peu d’années ébranler l’Europe chrétienne et la lancer sur l’ennemi commun. Mais puisque nous avons rencontré le nom de Mathilde, nous profiterons de cette occasion pour pénétrer plus intimement encore dans l’âme de notre grand Pontife. On verra comment cet illustre athlète de la liberté de l’Église savait unir à la hauteur et à la grandeur des vues la touchante sollicitude du plus humble prêtre pour l’avancement spirituel d’une âme. « Celui-là seul qui pénètre le secret des cœurs, écrit-il à la pieuse princesse, peut connaître, et connaît mieux que moi encore, le zèle et la sollicitude que je porte à ton salut. Je me flatte que tu sais comprendre que je suis tenu à prendre soin de toi, en vue de tant de peuples pour l’intérêt desquels la charité m’a contraint de te retenir, lorsque tu songeais à les abandonner, afin de ne plus songer qu’au bien de ton âme. La charité, ainsi que je te l’ai dit souvent et que je te le dirai encore, d’après celui qui est la trompette du ciel, la charité ne cherche pas ce qui est de son intérêt. Mais comme entre les armes de défense que je t’ai fournies contre le prince du monde, la principale est de recevoir fréquemment le Corps du Seigneur, et de te livrer avec une entière confiance à la protection de sa Mère, dans cette lettre je veux te transcrire ce que le bienheureux Ambroise a pensé au sujet de la communion. »
Le pieux Pontife insère ici deux passages du saint Docteur, qu’il fait suivre d’autres citations empruntées à saint Grégoire le Grand et à saint Jean Chrysostome sur le bienfait de la divine Eucharistie. Il continue ainsi : « Nous devons donc, ô ma fille, recourir à ce merveilleux sacrement, aspirer à ce puissant remède. Je t’ai écrit cette lettre, ô fille du bienheureux Pierre, pour accroître encore ta foi et ta confiance, lorsque tu reçois le Corps du Seigneur. Tel est le trésor, tel est le bienfait, au-dessus de l’or et des pierres précieuses, que ton âme attend de moi dans son amour pour le Roi des cieux qui est ton père ; bien qu’il te fût possible d’obtenir par tes mérites quelque chose de meilleur en t’adressant à un autre ministre de Dieu. Quant à la Mère du Seigneur, à laquelle je t’ai confiée pour le passé, pour le présent et pour toujours, jusqu’à ce que nous puissions la contempler au ciel selon notre désir, je ne t’en entretiendrai pas aujourd’hui. Que pour-rais-je dire qui fût digne de celle que le ciel et la terre ne cessent de combler de louanges, sans pouvoir atteindre à ce qu’elle mérite ? mais tiens ceci pour assuré, qu’autant elle est plus élevée, plus dévouée et plus sainte que toutes les autres mères, autant elle se montre miséricordieuse et tendre envers ceux et celles qui ont pèche et qui s’en repentent. Renonce donc à toute inclination au péché, et prosternée devant elle, répands les larmes d’un cœur contrit et humilié. Tu la trouveras alors, je te le promets en toute assurance, plus empressée et plus affectueuse dans sa tendresse pour toi que ne saurait l’être une mère selon la chair [6]. »
L’œil du Pontife que tant de sollicitudes ne pouvaient distraire de l’intérêt paternel qu’il portait à l’avancement d’une âme, allait chercher, malgré les distances, à travers la chrétienté, les hommes trop rares alors dont la sainteté et la doctrine devaient faire plus tard l’ornement et la lumière de l’Église. C’est ainsi que Grégoire avait découvert le grand Anselme, alors encore caché au fond de son abbaye du Bec. Du milieu de ses tribulations inouïes (1079), le Pontife adresse à l’Abbé cette lettre touchante : « La bonne odeur de tes fruits, lui dit-il, s’est fait sentir jusqu’à nous. Nous en rendons à Dieu nos actions de grâces, et nous t’embrassons de cœur dans l’amour du Christ, assuré que nous sommes du succès que l’Église de Dieu retirera de tes études, et de l’aide que, par la miséricorde du Seigneur, lui apporteront, dans ses périls, tes prières jointes à celles qu’offrent au ciel ceux qui te ressemblent. Tu sais, mon frère, la puissance qu’exerce auprès de Dieu la prière du juste ; celle de plusieurs justes a plus de force encore ; il n’y a même pas lieu de douter qu’elle n’obtienne ce qu’elle implore. C’est l’autorité de la Vérité même qui nous oblige de le croire. C’est elle qui a dit : « Frappez, et l’on vous ouvrira. » Frappez avec simplicité, demandez avec simplicité, dans les choses qui lui sont agréables ; alors il vous sera ouvert, alors vous recevrez, et c’est en cette manière que la prière des justes sera exaucée. C’est pourquoi nous voulons que ta Fraternité et celle de tes moines s’adressent à Dieu par des prières assidues, afin qu’il daigne soustraire à l’oppression des hérétiques son Église et nous-même qui lui sommes préposé, quoique indigne, et que dissipant l’erreur qui aveugle nos ennemis, il les ramène au sentier de la vérité [7]. »
Mais l’œil de Grégoire ne s’arrêtait pas seulement sur des princesses comme Mathilde, sur des docteurs comme Anselme. Il savait découvrir jusque dans la mêlée l’humble et courageux blessé qui souffrait pour la cause de l’Église, et l’entourait d’une admiration et d’une tendresse qu’il n’eût pas éprouvée pour ces chefs dont la fidélité est au prix de la gloire. Qu’on lise cette lettre à un pauvre prêtre milanais que les simoniaques avaient mutilé d’une façon barbare. « Si nous vénérons la mémoire des Saints qui sont morts après que leurs membres ont été tranchés par le fer, écrit-il à cet obscur soldat de l’Église, nommé Liprand, si nous célébrons les souffrances de ceux que ni le glaive, ni les souffrances n’ont pu séparer de la foi du Christ, toi à qui on a coupé le nez et les oreilles pour son nom, tu es plus digne de louanges encore d’avoir mérité une grâce qui. si elle est jointe à la persévérance, te donne une entière ressemblance avec les Saints. L’intégrité de ton corps n’existe plus ; mais l’homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour, s’est développé en toi avec grandeur. Extérieurement les mutilations déshonorent ton visage ; mais l’image de Dieu, qui est le rayonnement de la justice, est devenue en toi plus gracieuse par ta blessure même, plus attrayante par la difformité qu’on a imprimée à tes traits. L’Église ne dit-elle pas elle-même dans le Cantique : « Je suis noire, ô filles de Jérusalem » ? Si donc ta beauté intérieure n’a pas souffert de ces cruelles mutilations, ton caractère sacerdotal qui est saint, et qu’il faut reconnaître plutôt dans l’intégrité des vertus que dans celle des membres, n’en a pas été atteint davantage. N’a-t-on pas vu l’empereur Constantin baiser respectueusement au visage d’un évêque la cicatrice d’un œil qui avait été arraché pour le nom du Christ ? L’exemple des Pères et les anciennes écritures ne nous apprennent-ils pas qu’on maintenait les martyrs dans l’exercice du ministère sacré, même après la mutilation qu’ils avaient soufferte dans leurs membres ? Toi donc, martyr du Christ, sois plein d’assurance dans le Seigneur. Regarde-toi comme ayant fait un pas de plus dans ton sacerdoce. Il te fut conféré avec l’huile sainte ; aujourd’hui le voilà scellé de ton propre sang. Plus on t’a réduit, plus il te faut prêcher ce qui est bien, et semer cette parole qui produit cent pour un. Nous savons que les ennemis de la sainte Église sont tes ennemis et tes persécuteurs ; ne les crains pas, et ne tremble pas devant eux ; car nous gardons avec amour sous notre tutelle et sous celle du Siège Apostolique ta personne et tout ce qui t’appartient ; et s’il te devient nécessaire de recourir à nous, nous acceptons d’avance ton appel, disposé à te recevoir avec allégresse et grand honneur, lorsque tu viendras vers nous et vers ce saint Siège [8]. »
Tel était Grégoire, unissant la simplicité du cloître aux plus graves sollicitudes de la papauté. Et quelles sollicitudes, si nous oublions pour un moment l’affreuse crise au milieu de laquelle il disparut ! Nous venons de parler du projet de la croisade, qui plus tard a suffi à lui seul pour immortaliser Urbain II ; mais que d’œuvres diverses, que d’interventions pastorales dans tout le monde chrétien, qui font des douze années de ce pontificat si agité l’une des époques où la papauté, présente partout, semble avoir déployé le plus d’activité et de vigilance ! Dans sa vaste correspondance, Grégoire ne se borne pas à diriger les affaires de l’Église dans l’Empire, en Italie, en France, en Angleterre, en Espagne ; il soutient les jeunes chrétientés du Danemark, de la Suède, de la Norvège ; la Hongrie, la Bohême, la Pologne, la Servie, la Russie elle-même, reçoivent ses lettres remplies de sollicitude. Malgré la rupture du lien de communion entre Rome et Byzance, le Pontife ne cesse pas ses interventions ; il voudrait arrêter le schisme qui emporte l’Église grecque loin de son orbite. Sur la côte d’Afrique, sa vigilance soutient encore trois évêchés qui ont survécu a l’invasion sarrasine. Dans le but d’unifier la chrétienté latine, il resserre le lien de la prière publique, abolissant en Espagne la liturgie gothique, et faisant reculer au delà des frontières de la Bohême la liturgie de Byzance qui allait l’envahir. Quelle carrière pour un seul homme ; mais aussi quel martyre était réservé à ce grand cœur ! Il nous faut reprendre le récit, un moment suspendu, des épreuves de notre Pontife. Par lui l’Église et la société devaient être sauvées ; mais comme son Maître divin, « il devait boire « l’eau du torrent pour relever ensuite la tête [9]. » Nous l’avons vu humilié dans ses défenseurs, le sort des armes lui étant devenu contraire ; nous l’avons vu menacé par son vainqueur, après l’avoir tenu sous ses pieds ; nous l’avons vu en butte a un antipape dont la cause est soutenue par d’indignes prélats ; mais « ce n’est là encore que le commencement des douleurs [10]. » Henri marche sur la ville sainte en la compagnie du faux vicaire du Christ. Un incendie allumé par sa main sacrilège menace de dévorer le quartier du Vatican ; Grégoire envoie sa bénédiction sur son peuple éperdu, et tout aussitôt la flamme recule et s’éteint. Un moment l’enthousiasme gagne les Romains, si souvent ingrats envers le Pontife qui est à lui seul la vie et la gloire de Rome. Prêt à consommer le sacrilège, Henri hésite et tremble. Il laissera tomber dans la poussière l’ignoble fantôme qu’il a voulu opposer au véritable pape ; il ne demande plus qu’une chose aux Romains : que Grégoire consente à lui donner l’onction sainte, et lui, Henri de Germanie, désormais empereur, se montrera fils dévoué de l’Église. Cette prière est transmise à Grégoire par la cité tout entière : « Je connais trop la fourberie du roi, répond le noble Pontife. Qu’il satisfasse d’abord à Dieu et à l’Église qu’il a foulée aux pieds : je pourrai alors absoudre son repentir, et placer sur sa tête convertie la couronne impériale. » Les instances des Romains ne purent obtenir d’autre réponse de l’inflexible gardien du droit de la chrétienté. Henri allait s’éloigner, lorsque tout à coup cette population mobile, gagnée par d’infâmes largesses venues de Byzance (car tous les schismes s’entendent contre la papauté), se détache de celui qui est son roi et son père, et vient déposer les clefs de la ville aux pieds du tyran qui apporte la servitude des âmes. Grégoire se voit alors réduit à chercher un asile dans le fort Saint-Ange, et la liberté de l’Église y est assiégée avec lui. C’est de là, ou peut-être quelques jours avant de s’y enfermer, qu’il écrit, en l’année 1084, cette lettre sublime adressée à tous les fidèles, et qui est comme le testament de sa grande âme :
« Les princes des nations et les princes des prêtres se sont réunis contre le Christ, Fils du Dieu tout-puissant, et contre son apôtre Pierre, pour éteindre la religion chrétienne et propager partout l’hérétique perversité. Mais, par la miséricorde de Dieu, ils n’ont pu, malgré leurs menaces, leurs cruautés et leurs promesses de gloire mondaine, entraîner dans leur impiété ceux qui mettent leur confiance dans le Seigneur. D’iniques conspirateurs ont levé la main contre nous, uniquement parce que nous n’avons pas voulu couvrir du silence le péril de la sainte Église, ni tolérer ceux qui ne rougissent pas de réduire en servitude l’Épouse même de Dieu. En tout pays, la dernière des femmes peut se donner un époux à son gré avec l’appui des lois ; et voici qu’il n’est plus permis à la sainte Église, qui est l’Épouse de Dieu et notre mère, de demeurer unie à son Époux, comme le demande la loi divine et comme elle le veut elle-même. Nous ne devons pas souffrir que les fils de cette Église soient asservis à des hérétiques, à des adultères, à des oppresseurs, comme si ceux-là étaient leurs pères. De là des maux de toute nature, des périls divers, des actes de cruauté inouïe, ainsi que vous pourrez l’apprendre de nos légats.
« Il a été dit au Prophète, comme le sait votre fraternité : « Du sommet de la montagne, fais entendre des cris, et ne cesse pas. » Poussé irrésistiblement, sans aucun respect humain, me mettant au-dessus de tout sentiment terrestre, j’évangélise à mon tour, je crie et je crie encore, et je vous annonce que la religion chrétienne, la vraie foi que le Fils de Dieu venu sur la terre nous a enseignée par nos pères, est menacée de se corrompre par l’envahissement de la puissance séculière, qu’elle tend à s’anéantir, à perdre sa couleur antique, exposée ainsi à la dérision non seulement de Satan, mais des juifs, des sarrasins et des païens. Ces derniers du moins gardent leurs lois qui ne peuvent être utiles au salut des âmes, et qui n’ont point été garanties par des miracles comme la nôtre que le Roi éternel a attestée lui-même : ils les gardent et ils v croient. Nous chrétiens, enivrés de l’amour du siècle et trompés par une vainc ambition, nous faisons céder toute religion et toute honnêteté à la cupidité et à la superbe, nous semblons dépourvus de toute loi et comme insensés, n’ayant plus le souci qu’avaient nos pères du salut et de l’honneur de la vie présente et de la vie future, n’en faisant même pas l’objet de notre espérance. S’il s’en rencontre qui craignent encore Dieu, c’est uniquement de leur salut qu’ils s’occupent, et non de l’intérêt commun. Qui voit-on aujourd’hui se donner de la peine, exposer sa vie dans les fatigues par le motif de la crainte ou de l’amour du Dieu tout-puissant, tandis qu’on voit les soldats de la milice séculière braver tous les dangers pour leurs maîtres, pour leurs amis et même pour leurs sujets ? Des milliers d’hommes savent courir à la mort pour leurs seigneurs ; mais s’agit-il du roi du ciel, de notre Rédempteur, loin de jouer ainsi sa vie, on recule devant l’inimitié de quelques hommes. S’il en est (et il en existe encore, par la miséricorde de Dieu, si peu que ce soit), s’il en est, disons-nous, quelques-uns qui, pour l’amour de la loi chrétienne, osent résister en face aux impies, non seulement ils ne trouvent pas d’appui chez leurs frères, on les taxe d’imprudence et d’indiscrétion, on les traite de fous. « Nous donc qui sommes obligé par notre charge de détruire les vices dans les cœurs de nos frères et d’y implanter les vertus, nous vous prions et vous supplions dans le Seigneur Jésus qui nous a rachetés, de réfléchir en vous-mêmes, afin de bien comprendre pour quel motif nous avons à souffrir tant d’angoisses et de tribulations de la part des ennemis de la religion chrétienne. Du jour où, par la volonté divine, l’Église mère m’a établi, malgré ma grande indignité, et malgré moi, Dieu le sait, sur le trône apostolique, tous mes soins ont été pour que l’Épouse de Dieu, notre dame et mère, remontât à la dignité qui lui appartient, pour qu’elle se maintînt libre, chaste et catholique. Mais une telle conduite devait déplaire souverainement à l’antique ennemi ; c’est pourquoi il a armé contre nous ceux qui sont ses membres, et nous a suscité une opposition universelle. C’est alors que l’on a vu se diriger contre nous et contre le Siège Apostolique plus d’efforts violents qu’il n’en avait été tenté depuis les temps de Constantin le Grand. Mais que l’on ne s’en étonne pas ; il est naturel que plus le temps de l’Antéchrist approche, plus il mette d’acharnement à poursuivre l’anéantissement de la religion chrétienne [11]. »
Telle était à ce moment suprême l’indignation douloureuse du grand Pontife, presque seul contre tous, abattu par les revers, mais non vaincu De la forteresse où il avait abrité la majesté apostolique, il put entendre les impies vociférations du cortège qui conduisait à la basilique vaticane Henri, que son faux pape attendait à la Confession de saint Pierre. C’était le dimanche des Rameaux 1085. Le sacrilège fut consommé. La veille, Guibert avait osé trôner dans la basilique de Latran ; et sous les palmes triomphales portées en l’honneur du Christ dont Grégoire était le vicaire, on vit l’intrus placer sur la tête du César excommunié la couronne de l’Empire chrétien ; mais Dieu préparait un vengeur à son Église. Au moment où le Pontife était serré dé plus près dans la forteresse qui lui servait d’abri, et qu’il semblait avoir tout à craindre de la fureur de son ennemi, Rome retentit tout à coup du bruit de l’arrivée du vaillant chef des Normands, Robert Guiscard. Cet homme de guerre est accouru pour mettre ses armes au service du Pontife assiégé, et pour délivrer Rome du joug des Allemands. Une panique soudaine s’empare du faux César et du faux pape ; l’un et l’autre prennent la fuite, et la cité parjure expie dans les horreurs d’un saccagement effroyable le crime de son odieuse trahison.
Le cœur de Grégoire fut accablé du désastre de son peuple. Impuissant à contenir la rage dévastatrice de ces barbares qui ne surent pas se borner à délivrer le Pontife, mais donnèrent carrière à toutes leurs cupidités au sein de celte ville qu’ils auraient dû châtier et non écraser ; menacé du retour de Henri qui comptait sur le ressentiment des Romains et se préparait à remplacer les Normands, lorsqu’ils auraient assouvi leurs convoitises, Grégoire sortit de Rome avec désolation, et, secouant la poussière de ses pieds, il alla demander asile au Mont-Cassin, et passer quelques heures dans ce sanctuaire du grand patriarche des moines. Le contraste des jours tranquilles de sa jeunesse abritée sous le cloître, avec les orages dont sa carrière apostolique n’avait cessé d’être agitée, dut se présenter à sa pensée. Errant, fugitif, abandonné, sauf d’une élite d’âmes fidèles et dévouées, il poursuivait sa douloureuse passion ; mais son calvaire n’était pas éloigné, et le Seigneur ne devait pas tarder à le recevoir dans le repos de ses saints. Avant qu’il descendît de la sainte montagne, un fait merveilleux arrivé déjà plusieurs fois se manifesta de nouveau. Grégoire étant à l’autel et célébrant le saint Sacrifice, une blanche colombe parut tout à coup posée sur son épaule, et parlant à son oreille. Il ne fut pas difficile de reconnaître à ce symbole expressif l’action de l’Esprit-Saint qui dirigeait et gouvernait les pensées et les actes du saint Pontife.
On était dans les premiers mois de l’année 1085. Grégoire se rendit à Salerne, dernière station de sa vie si agitée. Ses forces l’abandonnaient de plus en plus. Il voulut cependant faire la dédicace de l’Église du saint évangéliste Matthieu dont le corps reposait dans cette ville, et d’une voix défaillante il adressa encore la parole au peuple. Avant pris ensuite le Corps et le Sang du Sauveur, fortifié par ce puissant viatique, il reprit le chemin de sa demeure, et s’étendit sur la couche d’où il ne devait plus se relever. Image saisissante du Fils de Dieu sur la croix, comme lui dépouillé de tout et abandonné de la plupart des siens, ses dernières pensées furent pour la sainte Église qu’il laissait dans le veuvage. Il indiqua aux quelques cardinaux et évêques qui l’entouraient, les noms de ceux entre les mains desquels il verrait avec contentement passer sa laborieuse succession : Didier, Abbé du Mont-Cassin, qui fut après lui Victor III ; Othon de Châtillon, moine de Cluny, qui fut après Victor Urbain II ; et le fidèle légat Hugues de Die, que Grégoire avait fait archevêque de Lyon.
On interrogea le Pontife agonisant sur ses intentions relativement aux nombreux coupables qu’il avait dû frapper du glaive de l’excommunication. Là encore, comme le Christ sur la croix, il exerça miséricorde et justice : « Sauf, dit-il, le roi Henri, et Guibert, l’usurpateur du Siège Apostolique, ainsi que ceux qui favorisent leur injustice et leur impiété, j’absous et bénis tous ceux qui ont foi en mon pouvoir comme étant celui des saints apôtres Pierre et Paul. » Le souvenir de la pieuse et invincible Mathilde s’étant présenté à sa pensée, il confia cette fille dévouée de l’Église Romaine aux soins du courageux Anselme de Lucques, rappelant ainsi, comme le remarque le biographe de ce saint évoque, le don que Jésus expirant fit de Marie à Jean son disciple de prédilection. Trente années de luttes et de victoires furent pour l’héroïque comtesse le prix de cette bénédiction suprême.
La fin était imminente ; mais la sollicitude du père de la chrétienté survivait encore en Grégoire. Il appela l’un après l’autre ces hommes généreux qui entouraient sa couche, et leur fit prêter serment entre ses mains glacées de ne jamais reconnaître les droits du tyran, tant qu’il n’aurait pas donné satisfaction à l’Église. Il résuma sa dernière énergie dans une défense solennelle intimée à tous de reconnaître pour Pape celui qui n’aurait pas été élu canoniquement et selon les règles des saints Pères. Se recueillant ensuite en lui-même, et acceptant la divine volonté sur sa vie de pontife qui n’avait été qu’un sacrifice continuel, il dit :»J’ai aimé la justice et j’ai haï l’iniquité ; c’est pour cela que je meurs en exil. » Un des évêques qui l’entouraient répondit avec respect : « Vous ne pouvez, seigneur, mourir en exil, vous qui, tenant la place du Christ et des saints Apôtres, avez reçu les nations en héritage, et en possession l’étendue de la terre. » Parole sublime que déjà Grégoire ne pouvait plus entendre ; car son âme s’était élancée au ciel, et recevait dès ce moment l’immortelle couronne des martyrs.
Grégoire était donc vaincu, comme le Christ lui-même fut vaincu par la mort ; mais le triomphe sur cette mort ne manqua pas plus au disciple qu’il n’avait manqué au Maître. La chrétienté abaissée en tant de manières se releva dans toute sa dignité ; et l’on peut même dire qu’un gage de cette résurrection fut donné par le ciel le jour même où Grégoire rendait à Salerne son dernier soupir. Ce même jour, vingt-cinq mai 1085, Alphonse VI entrait victorieux à Tolède, et arborait la croix dans la cité reconquise des Eugène et des Julien, après quatre siècles d’esclavage sous le joug sarrasin.
Mais il fallait à l’Église opprimée un continuateur de Grégoire, et le Dieu dont il fut le vicaire ne le lui refusa pas. Le martyre du grand Pontife fut comme une semence de Pontifes dignes de lui. De même qu’il avait préparé ses prédécesseurs, on peut dire que ses successeurs procédèrent de lui ; et les fastes de la papauté ne présentent nulle part dans toute leur teneur une suite de noms plus glorieuse que celle qui s’étend de Victor III, successeur immédiat de Grégoire, à Boniface VIII, en qui recommença pour de longs siècles le martyre que notre grand héros avait subi. Son âme était à peine affranchie des épreuves de cette vallée de larmes, et déjà la victoire se déclarait. Les ennemis de l’Église étaient abattus, la suppression des investitures éteignait la simonie et assurait l’élection canonique des Pasteurs ; la loi sacrée de la continence des clercs reprenait partout son empire.
Grégoire avait été l’instrument de Dieu pour la réforme de la société chrétienne ; et si son nom est demeuré béni des vrais enfants de l’Église, sa mission avait été trop belle et trop courageusement remplie pour qu’elle n’attirât pas sur lui la haine de l’enfer. Or, voici ce que le Prince de ce monde [12] imagina contre lui dans sa rage. Non content d’avoir fait de Grégoire un objet d’exécration pour les hérétiques, il vint à bout de le rendre odieux aux faux catholiques, embarrassant pour les demi-chrétiens. Longtemps ces derniers, malgré le jugement de l’Église qui l’a placé sur ses autels, affectèrent de l’appeler insolemment Grégoire VII. Son culte fut proscrit par des gouvernements qui se disaient encore catholiques ; il fut prohibé par des mandements épiscopaux. Son pontificat et ses actes furent attaqués comme contraires à la religion chrétienne par le plus éloquent de nos orateurs sacrés. Il fut un temps où les lignes que nous consacrons à ce saint Pape, dans un livre destiné à nourrir chez les fidèles l’amour et l’admiration pour les héros de la sainteté que l’Église offre à leur culte, eût attiré sur nous la vindicte des lois. Les Leçons de l’Office d’aujourd’hui furent supprimées par le Parlement de Paris en 1729, avec défense de s’en servir, sous peine de saisie du temporel. Ces barrières sont tombées, ces scandales ont cessé. Par suite du rétablissement de la Liturgie romaine en France, chaque année le nom de saint Grégoire VII est proclamé dans nos Églises, la louange qui honore les saints lui est publiquement décernée, et le divin Sacrifice est offert à Dieu pour la gloire d’un si illustre Pontife.
Il était temps pour notre honneur français qu’une telle justice fût rendue à qui la mérite. Lorsque depuis plus de soixante ans on entendait les historiens et les publicistes protestants de l’Allemagne combler d’éloges celui qui n’est pourtant à leurs veux qu’un grand homme, mais en qui ils reconnaissent l’héroïque vengeur des droits de la société humaine ; lorsque les gouvernements réduits aux abois par l’envahissement toujours plus impérieux du principe démocratique, n’ont plus le loisir de céder à leurs anciennes jalousies contre l’Église ; lorsque l’Épiscopat se serre toujours plus étroitement autour de la Chaire de saint Pierre, centre de vie, de lumière et de force : rien n’est plus naturel que de voir le nom immortel de saint Grégoire VII resplendir d’une gloire nouvelle, après l’éclipsé qui l’avait si longtemps dérobé aux regards d’un trop grand nombre de fidèles. Qu’il demeure donc, ce glorieux nom, jusqu’à la fin des siècles, comme l’un des astres les plus brillants du Cycle pascal, et qu’il verse sur l’Église de nos jours l’influence salutaire qu’il répandit sur celle du moyen âge !
Nous lirons les pages que la sainte Église a consacrées à la mémoire du saint Pontife, et nous les lirons avec d’autant plus de respect qu’elles ont été plus outragées par ceux « qui ne savaient ce qu’ils faisaient [13]. » [14] Les Répons que nous insérons ici font partie de l’Office du saint Pape ; ils retracent ses combats et ses triomphes.
RÉPONS.
R/. Grégoire, nommé d’abord Hildebrand, emprunta son nom du feu, non sans un éloquent présage de l’avenir : * Car il devait repousser par les traits de la parole divine, les ennemis prêts à envahir la maison de Dieu. V/. Son nom signifiait la flamme, et il en remplit le sens par son ardente charité. * Car il devait repousser par les traits de la parole divine, les ennemis prêts à envahir la maison de Dieu.
R/. Dès sa jeunesse il vit que le monde était envieilli ans le péché ; ne trouvant pas où reposer son cœur, quitta le sol de sa patrie : * Et ayant passé en France, il résolut d’embrasser le service de Dieu seul sous discipline de Cluny. V/. Sous la conduite de la foi, il sortit de son pays, se mettant à la recherche de la cité dont Dieu est l’auteur et l’architecte. * Et ayant passé en France, il résolut d’embrasser le service de Dieu seul sous discipline de Cluny.
R/. Le saint Pontife Léon, dont Hildebrand avait enflammé le courage, l’appela à prendre part à ses sollicitudes : * Et par leur concert à tous deux, le champ du Seigneur commença à refleurir. V/. Hildebrand, homme de conseil très saint et très pur, se montra fort dans l’adversité et maître de lui-même dans la prospérité. * Et par leur concert à tous deux, le champ du Seigneur commença à refleurir.
R/. Spirituel agriculteur, le Pontife Léon ayant admiré la fécondité d’un tel rejeton, accrut encore en lui la présence du Christ par l’imposition de l’ordre lévitique : * Par le commandement du Seigneur Apostolique, Hildebrand brilla comme Archidiacre de l’Église romaine. V/. Veillant jour et nuit au salut de l’Église, bien qu’il fût établi dans un degré inférieur, il servit successivement cinq Pontifes, et les aida d’une manière admirable. * Par le commandement du Seigneur Apostolique, Hildebrand brilla comme Archidiacre de l’Église romaine.
R/. L’Église romaine fit enfin violence à Grégoire, en l’obligeant à la gouverner : * Lui qui eut mieux aime finir sa vie sur une terre étrangère que de s’asseoir pour la gloire mondaine sur le siège de Pierre. V/. Il ne porta pas la main sur un tel honneur ; mais il v fut appelé de Dieu comme l’avait été Aaron. * Lui qui eut mieux aime finir sa vie sur une terre étrangère que de s’asseoir pour la gloire mondaine sur le siège de Pierre.
R/. Le sanglier de la forêt s’est rué sur la vigne qu’avait plantée la main du Seigneur des armées ; cette bête féroce l’a ravagée tout entière : * Ceins ton glaive sur ta cuisse, ô gardien fidèle ! V/. S’il t’appartient de juger jusqu’aux Anges même, combien plus les puissances du siècle ? * Ceins ton glaive sur ta cuisse, ô gardien fidèle !
R/. Le roi, étant entré dans la forteresse, déposa les marques de sa dignité, restant à jeun du matin jusqu’au soir, vêtu de laine et nu-pieds : * Il implorait le secours de la miséricorde apostolique. V/. Lui qui avait dit dans son cœur : J’élèverai mon trône sur l’autel même de Dieu, je m’assiérai sur la montagne du testament. * Il implorait le secours de la miséricorde apostolique.
R/. Grégoire dit au roi Henri : Voici le Corps du Seigneur ; que ce soit aujourd’hui l’épreuve de mon innocence : * Fais donc, ô mon fils, ce que tu m’as vu faire. V/. Mais le roi n’osa étendre la main pour recevoir le Saint des saints. * Fais donc, ô mon fils, ce que tu m’as vu faire.
R/. Un jour que le bienheureux Grégoire célébrait solennellement la Messe, une colombe blanche comme la neige parut tout à coup descendre près du saint autel, d’où s’élevant d’un vol léger : * Elle se reposa, les ailes étendues, sur l’épaule droite du Pontife. V/. La colombe demeura ainsi immobile, jusqu’à ce que le mélange du Mystère sacré eût lieu dans le calice. * Elle se reposa, les ailes étendues, sur l’épaule droite du Pontife.
R/. Le bienheureux Grégoire étant arrivé à ses derniers moments, luttait avec la souffrance ; alors il dit aux assistants : Je ne fais aucun compte des labeurs que j’ai soufferts : * Mon unique motif de confiance est d’avoir toujours aimé la justice et l’iniquité. V/. Il éleva ensuite les yeux au ciel, et dit : C’est là que je veux monter, et par mes instantes prières je vous recommanderai au Dieu de bonté. * Mon unique motif de confiance est d’avoir toujours aimé la justice et l’iniquité.
R/. Le saint Pontife ayant témoigné du regret de mourir dans l’exil, un vénérable évêque lui dit : Vous ne pouvez mourir en exil, puisque, tenant la place du Christ et de ses Apôtres : * Vous avez reçu les nations en héritage, et les confins de la terre comme la limite de vos possessions. V/. Il dominera de la mer jusqu’à la mer, et du fleuve jusqu’aux confins de la terre. * Vous avez reçu les nations en héritage, et les confins de la terre comme la limite de vos possessions.
Nous réunissons dans une seule Ode trois Hymnes consacrées à célébrer les vertus et les services de saint Grégoire VII.
Nos joies pascales se sont accrues de votre triomphe, ô Grégoire ; car nous reconnaissons en vous l’image de celui qui, par sa résurrection glorieuse annoncée à tout l’univers, a relevé le monde qui s’affaissait sur lui-même. Votre pontificat avait été préparé dans les desseins de la divine sagesse comme une ère de régénération pour la société succombant sous l’effort de la barbarie. Votre courage fondé sur la confiance dans la parole de Jésus ne recula devant aucun sacrifice. Votre vie sur le Siège Apostolique ne fut qu’un long combat ; et pour avoir aimé la justice et haï l’iniquité, il vous fallut mourir dans l’exil. Mais en vous s’accomplissait l’oracle du Prophète sur votre Maître divin : « Parce qu’il a donné sa vie à cause « du péché, il jouira d’une postérité nombreuse [15]. » Une suite glorieuse de trente-six papes s’avança dans la voie que votre sacrifice avait ouverte ; par vous l’Église fut libre, et la force s’inclina devant le droit. Après cette période triomphante, la guerre a été déclarée de nouveau, et elle dure encore. Les princes se sont insurgés contre la puissance spirituelle ; ils ont secoué le joug du vicaire de Dieu, et ils ont décliné le contrôle de toute autorité ici-bas. A leur tour les peuples se sont levés contre un pouvoir qui ne se rattache plus au ciel par un lien visible et sacré, et cette double insurrection met aujourd’hui la société aux abois.
Ce monde est à Jésus-Christ, « le Roi des rois, le Seigneur des seigneurs [16] » ; à lui, à l’Homme-Dieu, « toute puissance a été donnée au ciel et sur la terre [17] ». Quiconque s’insurge contre lui, roi ou peuple, sera brisé comme l’a été le peuple juif qui s’écriait dans son orgueil : « Nous ne voulons pas que celui-là règne sur nous [18] ». Grégoire, priez pour ce monde que vous avez sauvé de la barbarie, et qui est au moment d’y retomber. Les hommes de ce temps ne parlent que de liberté ; c’est au nom de cette prétendue liberté qu’ils ont dissous la société chrétienne ; et le seul moyen qui leur reste de maintenir quelque ordre au sein de tant d’éléments ennemis, le seul moyen, c’est la force. Vous aviez triomphé de la force, vous aviez rétabli les droits de l’esprit ; par vous la liberté des enfants de Dieu, la liberté du bien, était reconnue, et elle régna durant plusieurs siècles. Généreux Pontife, venez en aide à cette Europe que votre main ferme préserva autrefois d’une ruine imminente. Fléchissez le Christ que les hommes blasphèment, après l’avoir expulsé de son domaine, comme s’il ne devait pas y rentrer triomphant au jour de ses justices. Implorez sa clémence pour tant de chrétiens séduits, et entraînés par d’absurdes sophismes, par d’aveugles préjugés, par une éducation perfide, par des mots sonores et mal définis, et qui appellent voie du progrès celle qui les éloigne toujours plus de l’unique but que Dieu s’est proposé en créant l’homme et l’humanité.
De ce séjour tranquille où vous vous reposez après tant de combats, jetez, ô Grégoire, un regard sur la sainte Église qui poursuit sa marche pénible à travers mille entraves. Tout est contre elle : les débris d’anciennes lois inspirées par la réaction de la force contre l’esprit, les entraînements de l’orgueil populaire qui poursuit avec acharnement tout ce qui lui semble contraire à l’égalité des droits, la recrudescence de l’impiété qui a compris qu’il faut marcher sur l’Église pour monter jusqu’à Dieu. Au milieu de cette tempête, le rocher qui porte le siège immortel sur lequel vous avez tenu, ô Grégoire, la place de Pierre, est battu par les flots en furie. Priez pour le vicaire de Dieu. Comme vous, il a aimé la justice, il a détesté l’iniquité ; et nous craignons de le voir partir aussi pour l’exil. Détournez, ô saint Pontife, le fléau qui pèse sur Rome. « Les sectateurs de Satan, ainsi que l’a annoncé Jean, Évangéliste et Prophète, sont montés de leurs antres ténébreux à la surface de la terre ; ils ont fait le siège du camp des saints et de la cité bien-aimée [19]. » Veillez, ô Grégoire, sur cette ville sainte qui fut votre épouse sur la terre. Déjouez des plans perfides, ranimez le zèle des enfants de l’Église, afin que, par leur courage et par leurs largesses, ils continuent de venir en aide à la plus sacrée des causes.
Priez, ô Pontife, pour l’ordre épiscopal dont le Siège Apostolique est la source. Fortifiez les oints du Seigneur dans la lutte qu’ils ont à soutenir contre les tendances d’une société qui a expulsé le Christ de ses lois et de ses institutions. Qu’ils soient revêtus de la force d’en haut, fidèles dans la confession de l’antique doctrine, empressés à prémunir les fidèles exposés à tant de séductions dans ce fatal naufrage des vérités et des devoirs. Dans un temps comme le nôtre, la force de l’Église n’est plus que dans les âmes ; ses appuis extérieurs ont disparu presque partout. Le divin Esprit, dont la mission est de soutenir ici-bas l’œuvre du Fils de Dieu, l’assistera jusqu’au dernier jour ; mais il veut pour instruments des hommes dégagés des préoccupations de la vie présente, résignés, s’il le faut, à l’impopularité, résolus à braver tout pour proclamer l’immuable enseignement de la Chaire suprême. Par la miséricorde divine, ils sont nombreux aujourd’hui dans la sainte Église, ô Grégoire, les pasteurs conformes à l’intention de celui que saint Pierre appelle « le Prince des pasteurs [20] ». Priez, afin que tous, à votre exemple, aiment la justice et haïssent l’iniquité, aiment la vérité et haïssent l’erreur ; qu’ils ne craignent ni l’exil, ni la persécution, ni la mort ; car « le disciple n’est pas au-dessus du maître [21] ».
L’histoire de ce Pape très courageux, jadis abbé très zélé du monastère de Saint-Paul à Rome, offre de nombreux points de ressemblance avec celle du grand saint Athanase ; car, si celui-ci fut, au IVe siècle, l’invincible champion de la divinité du Verbe, au XIe siècle, quand l’Église gisait, avilie, au pied du trône germanique, auquel l’avaient asservie l’incapacité, l’incontinence et la vénalité d’un grand nombre de ses ministres, Grégoire se leva hardiment et, mettant sa confiance en Dieu, seul contre tous, il combattit avec vaillance pour la liberté de l’épouse mystique du Sauveur. Athanase avait erré sur la terre, sans trouver un lieu sûr où il pût se soustraire aux embûches du monde entier conjuré contre lui ; Grégoire, de son côté, détesté par ses ennemis, incompris de ses amis eux-mêmes, dépourvu de ressources et sans aucun secours humain, s’abandonne complètement à Dieu, porté sur les ailes de sa foi, et supporte avec courage l’incendie de la métropole pontificale, les colères populaires et jusqu’à la mort en exil.
Les dernières paroles de l’intrépide Pontife montrent bien la trempe énergique de son âme : « J’ai aimé la justice et j’ai eu en haine l’iniquité : pour cela je meurs en exil. » II ne se repent point de son passé ; au seuil de l’éternité, son jugement sur les hommes et sur les temps ne diffère pas de celui qu’il formait durant sa vie ; Grégoire bénit celui qui se prosterne devant son autorité pontificale, mais, au moment même de pénétrer dans le ciel, il en ferme résolument les portes à l’empereur Henri IV, à ses ministres et à ceux qui refusaient de se soumettre à son autorité apostolique (+ 1085).
Rome chrétienne conserve encore plusieurs souvenirs de ce Pape énergique et courageux. Il naquit au pied du Capitole, près de la diaconie de Sainte-Marie in Porticu qu’il fit restaurer quand il fut pontife, et dont il consacra l’autel majeur. Tout jeune, Hildebrand professa la Règle du patriarche du Mont-Cassin dans le petit monastère de Sainte-Marie-Aventine, là où s’élève aujourd’hui le prieuré des Chevaliers de Malte. Son maître bien-aimé, Gratien, étant devenu pape sous le nom de Grégoire VI, Hildebrand l’accompagna d’abord au Latran, puis, après son abdication, il le suivit sur le chemin de l’exil en Allemagne. Revenu à Rome avec saint Léon IX, Hildebrand fut élu par lui abbé de Saint-Paul, où il restaura la discipline monastique déchue, et fit s’élever les moines à une telle hauteur de vertu que, dans ses luttes postérieures pour la liberté de l’Église, il mettait une immense confiance en leurs saintes prières. Pour honorer la basilique de l’apôtre, Hildebrand, aidé du consul Pantaléon d’Amalfi, fit fondre à Constantinople deux grandes portes de bronze incrustées d’argent, qui existent encore ; sur les deux battants, en autant de compartiments, sont représentées les différentes scènes de la vie du Sauveur, des Actes des Apôtres et de leur martyre. Ce précieux travail fut exécuté, comme le dit l’épigraphe dédicatoire :
ANNO • MILLESIMO • SBPTVAGESIMO • AB • INCARNATIONS • DNI • TEMPORIBVS
DNI • ALEXANDRI • SANCTISSIMI • QVARTI • ET • DNI • ILDEPRAN
DI • VENERABILI • MONACHI • ET • ARCHIDIACONI
CONSTRVCTE • SVNT • PORTE • ISTE • IN • REGIA • VRBE • CONP
ADIVVANTE • DNO
PANTALEONE • CONSVLI • QVI
ILLE • FIERI • IVSSIT
L’abbaye de Saint-Paul conserve une autre précieuse relique de Grégoire VII : la merveilleuse bible de Charles le Chauve, magnifiquement enluminée, et que Grégoire avait reçue en don de Robert Guiscard, à titre d’hommage de fidélité à la chaire de saint Pierre. En effet, à la première page, on lit le serment du Normand au Pontife ; celui-ci voulut que la garde de ce très important et précieux manuscrit fût confiée à ses chers moines de l’abbaye de Saint-Paul.
A l’intérieur de ce monastère se trouve un gracieux oratoire solennellement consacré, riche d’indulgences et de saintes reliques, et dédié au saint Pontife. C’est peut-être le seul sanctuaire au monde qui soit érigé à la mémoire de saint Grégoire VII.
Dans l’ecclesia Pudentiana se trouve une inscription qui nous atteste que cette église fut restaurée sous le pontificat de saint Grégoire VII :
TEMPORE • GREGORII • SEPTENI • PRAESVLIS • ALMI
Dans la crypte de la basilique de Sainte-Cécile au Transtévère, on conserve l’inscription commémorative de la dédicace d’un autel qui le mentionne également. Le cippe de marbre placé sous l’autel majeur de la vieille diaconie in Porticu Gallatorum, est encore plus important ; on y lit une longue inscription qui commence par les vers suivants :
SEPTIMVS • HOC • PRAESVL • ROMANO • CVLMINE • FRETVS
GREGORIVS • TEMPLVM • CHRISTO • SACRAVIT • IN • AEVVM
Suit une longue liste de reliques déposées en cette circonstance dans l’autel par le grand Pontife.
Dans le recueil de Pierre Sabinus, se trouve une épigraphe copiée in domo cuiusdam marmorarii ad radiées caballi et qui mentionne aussi Grégoire VII :
TEMPORE • QVO • GREGORIVS • ROMANAE • VRBIS • SEPTIMVS AD • LAVDEM • MATRIS • VIRGINIS • SIMVLQVE • ALMI • BLASII
II est difficile d’identifier cette église de Saint-Blaise, puisque plusieurs étaient dédiées à Rome, en ce temps-là, à ce célèbre martyr arménien. Ce qu’écrit Gregorovius dans son histoire de la Ville éternelle est donc inexact, quand il condamne presque notre Pontife à la damnatio memoriae et prétend que Rome ne conserve plus rien de lui. Non, elle garde encore de Grégoire des souvenirs précieux, des reliques, une partie de son Registrum epistolarum, et quelques monuments épigraphiques ; de plus, si son corps gît en exil à Salerne, l’esprit du grand Pape plane encore autour des basiliques des apôtres Pierre et Paul, puisque le pontificat romain continue toujours, inébranlable, la grande mission d’Hildebrand, mission de liberté et de sainteté, pour le salut des rachetés.
L’office de saint Grégoire VII fut étendu en 1728 par Benoît XIII à l’Église universelle ; il rencontra cependant une forte opposition dans le nord de l’Italie, en France, dans les Pays-Bas et en Autriche, opposition qui dura près d’un siècle. Haï durant sa vie par les partisans de la suprématie du pouvoir civil et par les ennemis de la liberté et de la sainteté de l’Église, Grégoire, plus de six cents ans après sa mort, retrouva en face de lui des passions, des rancunes et des haines qui ne s’étaient point apaisées durant ce temps. Mais cette haine acharnée des ennemis de l’Église contre le grand Pontife constitue précisément la plus glorieuse auréole autour de son front, car son nom lui-même est le programme et le symbole de la sainteté et de la liberté de l’Épouse du Christ. Celle-ci vénère Grégoire parmi les saints, tandis que les impies maudissent son souvenir.
La dépouille mortelle de l’héroïque Pontife repose maintenant encore en exil dans la cathédrale de Salerne, car personne n’a jamais osé l’enlever de ce lieu où Grégoire succomba aux labeurs et aux épreuves de son pontificat. De fait, l’exil est sa place historique ; c’est le fond du tableau d’où émerge et sur lequel se détache admirablement sa noble figure d’athlète de la liberté de l’Église et de la sainteté du sacerdoce.
La messe est du Commun des Pontifes : Statuit, avec la lecture évangélique tirée de saint Matthieu, XXIV, 42-47. Le Seigneur a établi les évêques comme surveillants de sa maison, pendant qu’il est absent. C’est leur office de veiller, afin de pourvoir aux besoins spirituels de leurs compagnons de service, et de dissiper les embûches de Satan qui rôde sans cesse autour du troupeau pour le massacrer. Le Seigneur reviendra la nuit, à l’improviste. Bienheureux celui que la mort trouvera actif à son poste.
La collecte est propre, et fait remarquer le secret de tant de ténacité et d’intrépidité de la part d’Hildebrand. Il se confiait en Dieu, et Dieu est plus fort qu’Henri IV et ses auxiliaires.
Prière. — « Seigneur, force de ceux qui se confient en vous, et qui, pour défendre la liberté de l’Église, avez donné une constance indomptable à votre bienheureux confesseur et pontife Grégoire, faites que nous aussi, à son exemple et par ses mérites, nous puissions surmonter énergiquement tout obstacle spirituel. Par notre Seigneur, etc. »
Comme l’observe l’apôtre saint Pierre, le Seigneur accorde une grâce insigne à une âme quand il la fait souffrir beaucoup pour la cause de Dieu. En effet, puisque toute notre perfection consiste dans l’imitation de Jésus-Christ, rien ne nous fait participer aussi intimement à son esprit que la croix et la souffrance.
J’ai aimé la justice et haï l’injustice, c’est pourquoi je meurs en exil.
Saint Grégoire Jour de mort : 25 mars 1085. Tombeau : à Salerne, dans l’église principale. Image : On le représente en pape, avec une colombe sur l’épaule. Vie : saint Grégoire VII (Hildebrand) naquit vers 1020. Il fut d’abord moine bénédictin à Cluny (1047-1049), puis cardinal et enfin pape (1073-1085). C’est incontestablement l’un des plus grands papes de tous les temps. C’était une personnalité et un caractère. Tous les efforts de sa vie tendirent à maintenir la pureté et l’unité de l’Église ainsi que sa liberté et son indépendance à l’égard des puissances séculières. Ces longs combats lui valurent des peines sans nombre et, pour finir, l’exil et la mort, mais ils procurèrent à l’Église une véritable renaissance. Il mourut en exil en prononçant ces paroles : « J’ai aimé la justice et haï l’injustice, c’est pourquoi je meurs en exil Il. L’historien protestant Gregorovius écrit au sujet de saint Grégoire : « Dans l’histoire de la papauté, deux étoiles brilleront à jamais et manifesteront la grandeur spirituelle des papes : Léon qui fit reculer le terrible et sanguinaire Attila et Grégoire devant qui s’agenouilla, en chemise de pénitent, l’empereur Henri IV. Mais l’impression que l’on éprouve en méditant ces deux scènes historiques n’est pas la même dans les deux cas. La première scène nous remplit de respect pour une grandeur purement morale ; la seconde nous impose seulement de l’admiration en face d’un caractère presque surhumain ! En tout cas, la victoire remportée sans armes par le moine mérite plus l’admiration du monde que les victoires d’un César ou d’un Napoléon. Les batailles que livrèrent les papes du Moyen Age ne le furent pas avec le fer et le plomb, mais avec des armes morales. L’emploi ou l’efficacité de moyens si subtils et si spirituels, voilà ce qui élève parfois le Moyen Age au-dessus de notre temps. Un Napoléon, comparé à un Grégoire, n’est, à nos yeux, qu’un barbare sanguinaire... L’apparition de Grégoire est un véritable phénomène du Moyen Age. Ce sera toujours un charme de contempler cette apparition et l’histoire du monde chrétien perdrait une de ses pages les plus rares si elle était privée de ce caractère d’une force élémentaire, de ce fils d’artisan couronné de la tiare ».
[1] Apoc. XI, 7.
[2] Data Romae, nonis maii, indictione I (1078).
[3] Data Romae, calendis martii, indictione 12(1074).
[4] Data Romae, 7 idus decembris, indictione 13 (1074).
[5] 16 décembre 1074. JAFFÉ, Monumenta Gregoriana, pag. 532.
[6] Datae Romae, 14 calendas martii (1074).
[7] Anselm. Epist. Lib. II, 31.
[8] 1075, Jaffé, pag. 533.
[9] Psalm. CIX.
[10] Matth. XXIV, 8.
[11] 1084. JAFFÉ, pag. 572.
[12] Johan. XII, 31.
[13] Luc XXIII, 31.
[14] Cf. Leçons de Matines, plus haut.
[15] Isai. LIII, 10.
[16] I Tim. VI, 15.
[17] Matth. XXVIII, 18.
[18] Luc. XIX, 14.
[19] Apoc. XX, 8.
[20] I Petr. V, 4.
[21] Matth. X, 24.