« Saint François de Sales, dit M. l’abbé Leclercq, a joué un rôle considérable dans le développement de la piété catholique. Ce rôle, il importe de le préciser et de le confronter avec les tendances nouvelles qui se sont fait jour dans la piété à notre époque. En étudiant son influence, ce qu’il a fait et ce qu’il n’a pas fait, son attitude vis-à-vis des diverses formes de la piété, nous préciserons ce que nous devons chercher chez lui, et ce que nous ne devons pas y chercher.
Et l’auteur commence par expliquer quelles sont les diverses formes de la piété. Il y a la prière liturgique, il y a la prière strictement privée et entre les deux, des dévotions dont on ignore si elles font partie, du culte officiel de l’Église ou si elles gardent leur caractère privé, « incertitude qui est extrêmement favorable aux discussions qui ne manquent pas de se produire entre liturgistes ou anti-liturgistes. »
Pour M. l’abbé Leclercq la messe et les sacrements avec les rites et les prières qui les encadrent, constituent la prière officielle de l’Église ou liturgie.
« Le premier aspect de la piété catholique est l’aspect sacrificiel et sacramental. Messe et sacrements occupent, au centre de la vie chrétienne, une place qui est clairement fixée par les définitions doctrinales et les textes conciliaires. Ils sont les sources principales de la vie surnaturelle, établis par Notre Seigneur spécialement à cet effet, et l’Église les a encadrés dans un ensemble de rites et de prières qui forment sa prière officielle ou liturgie. »
Puis viennent les prières qui accompagnent le sacrifice de la messe :
« On constate qu’il existe un office canonique... que l’Église impose à ses clercs et qui constitue, à côté de la messe, l’acte cultuel principal de l’Église... et d’autres dévotions étrangères à l’office telles que l’adoration du Saint Sacrement sous toutes ses formes, le chemin de la croix, le chapelet, l’angélus et bien d’autres. Comme l’autorité ecclésiastique se préoccupe très rarement de l’étiquette à mettre sur ses décisions, il est presque impossible de dire exactement quelles sont, parmi ces dévotions, celles qui rentrent dans le culte officiel de l’Église, celles qui restent de la dévotion privée ».
De l’office canonique « qui est l’acte cultuel principal de l’Église » et des autres dévotions qu’il lui adjoint dans ce même paragraphe l’auteur déclare :
« Quand il s’agit de l’office ou des prières qui accompagnent le sacrifice de la messe, l’Église s’est abstenue de définir la place qu’ils doivent prendre dans la piété ordinaire des chrétiens ». Nous ne partageons pas du tout cette manière de voir car, dans son Motu proprio sur la musique sacrée. Pie X a dit que « pour faire refleurir de toute manière et se maintenir chez tous les fidèles le véritable esprit chrétien, il était nécessaire de pourvoir avant toute autre chose, à la sainteté et à la dignité du temple où les fidèles se réunissent précisément pour se pénétrer de cet esprit puisé à sa première et indispensable source, qui est la participation active aux saints mystères et à la prière publique et solennelle de l’Église ».
Le Pape fait non seulement des saints mystères, mais aussi de la prière publique et solennelle de l’Église, et cela pour tous les fidèles, la source première et indispensable du véritable esprit chrétien.
L’office canonique a donc une place bien déterminée et qui, avec la Sainte Messe et les Sacrements, est la première. Le fait que l’office divin n’est imposé qu’aux prêtres n’infirme en rien cette priorité pour les fidèles qui y voient une raison de plus de chercher à participer, ne serait-ce que par les Vêpres du Dimanche, à cette prière si authentiquement officielle. L’auteur écrira du reste lui-même dix pages plus loin : « Le culte officiel de l’Église consiste essentiellement, nous l’avons dit, dans la messe et l’office : la messe est le centre, l’office l’encadre ». Que ne dit cela avec cette même clarté en commençant !
Quant aux « autres dévotions étrangères à l’office » il n’est pas du tout impossible de reconnaître si elles sont liturgiques ou non. Un salut du Saint Sacrement n’a pas de caractère liturgique dans la partie qu’on peut faire en langue vulgaire, qui n’est pas chez nous la langue officielle de l’Église. Il en va de même du chemin de la croix, du chapelet et de l’angélus. Ce n’est pas à dire que ces dévotions n’aient pas des rapports très intimes avec la liturgie. Plus même elles s’en rapprochent, plus elles sont fécondes pour nos âmes. On peut leur appliquer, mutatis mutandis, ce que Pie X dit de la musique sacrée : « Une composition pour l’église est d’autant plus liturgique, qu’elle se rapproche plus par l’allure, par l’inspiration et par le goût, de là mélodie grégorienne, et elle est d’autant moins digne du temple qu’on la reconnaît plus éloignée de ce suprême modèle ». Plus une dévotion non officielle s’inspire de la dévotion officielle, et plus elle doit occuper une place de premier plan dans notre estime.
L’auteur montre alors ce que Saint François de Sales pense de l’oraison.
« II conseille, déclare-t-il, les méthodes habituelles de l’oraison ; mais, tout en ce faisant, il parvient, grâce au charme de son génie propre, à dépouiller la dévotion de cet aspect de recette spirituelle qu’elle prend si facilement chez d’autres, et à la fondre dans la vie, tellement qu’elle apparaît, à travers lui, simplement comme l’épanouissement normal de l’âme, épanouissement continu, harmonieux, total ». Tous les états d’oraison dont les autres traitent, « sont dans le Traité de l’amour de Dieu, mais tout y est remis en place et raccordé à la vie. »
Et alors vient la question de savoir la place que la prière liturgique occupe dans la spiritualité de ce Saint : « Saint François de Sales, comme tous les auteurs spirituels d’ailleurs, aussi bien ceux du moyen âge, que ceux de l’époque moderne, dit l’auteur, traite longuement, fréquemment, minutieusement de l’oraison mentale, et traite beaucoup plus brièvement et moins souvent, de la messe et des sacrements. Il y a la une particularité qui surprend au premier abord ; elle n’est pas propre à Saint François de Sales ; et elle est même tellement universelle qu’elle interdit, à priori, de conclure à une mésestime pour les sacrements, car cela mettrait tout l’ensemble des auteurs spirituels hors de la tradition catholique. Saint François de Sales, pour nous en tenir à lui, déclare formellement que la messe est le « centre de la religion chrétienne, cœur de la dévotion, âme de la piété, » et quant a la communion, « quiconque en use souvent avec dévotion, affermit tellement la santé et la vie de son âme qu’il est presque impossible qu’il soit empoisonné d’aucune sorte de mauvaise affection. » Ces textes sont dans l’Introduction.
Ainsi se pose le problème : pourquoi les auteurs pieux, et saint François de Sales au premier rang, parlent-ils relativement si peu de la messe et des sacrements, alors qu’ils en font, d’autre part, le centre de la vie chrétienne ? La difficulté que cette question soulève, est beaucoup plus apparente que réelle.
Deux questions se posent à propos des sacrements et de la messe, dont la première est de savoir ce qu’ils sont, et la seconde de savoir comment les recevoir avec fruit. La première est résolue dans les traités de théologie dogmatique ; elle montre l’action divine s’exerçant sur nous par les sacrements ; la seconde est une question de morale.
Cette seconde question est la seule qui doive être traitée par un auteur ascétique. Encore ne la traitera-t-il qu’à un point de vue spécial. Il s’adresse à des chrétiens instruits ; il n’a donc pas à leur enseigner les conditions de validité ou de licéité du Saint Sacrifice et des sacrements. Il peut se borner, comme le fait saint François de Sales, à leur en rappeler, à l’occasion, l’importance primordiale ; mais il s’étendra de préférence sur les conditions de participation qui dépendent de nous, celles qui la rendent plus profitable.
Or la condition principale de participation fructueuse aux Saints Mystères, c’est la ferveur de l’âme, et la ferveur, c’est l’oraison qui l’alimente le plus immédiatement. Par conséquent, parler longuement de l’oraison et brièvement des Saints Mystères, ou parler d’abord de l’oraison et puis des Saints Mystères, n’est pas reléguer ceux-ci au second plan ; former des âmes d’oraison, c’est former des âmes capables de s’unir parfaitement au Saint Sacrifice ; celui-ci, à son tour, perfectionnera leur oraison.
Il n’est pas douteux cependant que saint François de Sales et les auteurs de son temps rendent, en ce qui concerne la messe et les sacrements, un son un peu différent de celui que nous voudrions leur voir rendre. Je dis : les auteurs de son temps, mais je craint de devoir dire : tous les auteurs jusqu’à notre temps. Et ceci nous amène à la question liturgique. »
M. l’abbé Leclercq développe alors ce qu’on entend par mouvement liturgique. « Ce que nous appelons aujourd’hui la question liturgique, déclare-t-il, est une nouveauté dans l’Église, une nouveauté pleine de conséquences. Le mouvement liturgique qui a posé la question liturgique, est né vers 1850, à la restauration de la grande tradition bénédictine en Allemagne, en France, puis en Belgique. Ce mouvement tendait à remettre en honneur le culte officiel de l’Église ou liturgie, submergé sous l’amas des dévotions particulières. Ce culte officiel de l’Église consiste, nous l’avons dit, essentiellement, dans la messe et l’office : la messe est le centre, l’office l’encadre. Les Bénédictins étaient logiquement amenés par leur propagande même, à faire mieux connaître la messe, à remettre, pour cela, en relief la notion du sacrifice, à rappeler combien le sacrifice du Christ est le centre unique de notre religion, et ainsi à rassembler autour du Christ toute la dévotion, l’Église nous en donne l’exemple dans l’année liturgique qu’ils nous ont réappris à connaître, et qui pivote autour de Pâques.
Ce mouvement liturgique a été surtout un mouvement pratique en ce sens qu’il n’a pas commencé par des exposés doctrinaux, mais par des fondations. Les Bénédictins ont créé, dans leurs abbayes, des foyers de vie liturgique, ils ont organisé chez eux le culte catholique tel qu’il doit être ; ils ont préconisé le retour à la liturgie, par l’exemple d’abord, et par la propagande seulement en second lieu. Le décret de Pie X sur la communion fréquente est, sur ces entrefaites, venu déclancher un mouvement qui s’accordait parfaitement au leur. Lorsqu’on comprend la notion du sacrifice de la messe, on comprend que la communion est le mode normal et raisonnable de participer au sacrifice ; la communion quotidienne prenant sa place au centre de la vie chrétienne, entraînait avec elle le culte du sacrifice dont elle est le fruit.
Voilà le mouvement liturgique : mouvement pratique, auquel il a manqué, peut-être, un grand théologien. C’est en 1921 que, pour la première fois, me semble-t-il, dans le Mysterium fidei [2] du Père de la Taille, S. J., la doctrine de l’eucharistie s’est trouvée exposée selon la conception vraie qu’exprime la liturgie, sacrifice d’abord, communion ensuite, la présence réelle étant simplement le moyen, moyen sublime mais moyen, dont le Sauveur s’est servi pour perpétuer son sacrifice et communier nos âmes à sa divine personne. »
Ce que dit l’auteur est vrai en partie, mais ne répond pas complètement à la réalité. Ce sont les idées qui guident le monde et les idées liturgiques s’expriment non seulement par les cérémonies qui se déroulent dans les monastères, et qui font partie intégrante de la vie des moines, mais surtout par leurs écrits. Le revirement liturgique est dû avant tout en France à l’ « Année liturgique » de Dom Guéranger et en Belgique au « Missel des Fidèles » de Mgr Van Caloen qui met la communion à sa place dans le sacrifice et aux organes liturgiques de Maredsous et de Louvain. L’opuscule de Dom Lambert Beauduin « La Piété de l’Église » et ses articles dans les « Questions liturgiques : Théologie fondamentale » avaient une belle allure dogmatique. C’est dans ce cadre que le mouvement liturgique a évolué et actuellement encore ce sont les livres de Dom Columba Marmion, « Le Christ vie de l’âme », « Le Christ dans ses mystères » et les Missels et Revues liturgiques à fort tirage comme le « Missel Quotidien » et le « Bulletin Paroissial Liturgique » qui sont, plus encore que les monastères, les apôtres de !a liturgie.
« Évidemment, continue l’auteur, comme dans tout mouvement conquérant, il y a eu parfois dans le mouvement liturgique un côté d’intolérance. Quelques-uns de ses partisans manifestent une sorte d’hostilité ou d’antipathie à l’égard de certaines dévotions répandues, qu’ils déclarent très estimables en elles-mêmes, mais dont ils trouvent qu’on fait usage à contretemps. Ils jugent absurde, par exemple, de dire son chapelet pendant la messe.
Or, saint François d ; Sales trouve tout naturel que l’abbesse du Puits d’Orbe, abbesse bénédictine, récite son chapelet pendant la messe, et tous les jours [3] ! Et il fut un grand propagateur de cette adoration solennelle du Saint-Sacrement, avec lumières, fleurs, encens, chants et rutilement d’ornements somptueux, qui a fini, sous la forme du salut, par chasser presque complètement les vêpres des habitudes chrétiennes. Si j’ai bon souvenir, c’est lui qui a introduit les prières de XL heures dans le diocèse d’Annecy ; et, même s’il ne les a pas introduites, il n’a en tout cas pas manqué une occasion de les organiser avec le plus d’éclat possible. Et nous savons que cette substitution du salut aux vêpres est un des grands griefs des liturgistes contre la piété moderne...
Cependant saint François de Sales manifeste, pour l’office, la plus touchante estime ; avant d’être dans les ordres, il le récitait déjà par dévotion, et dans l’Introduction il recommande à Philothée l’assistance aux Heures et Vêpres tous les dimanches. « Et puis (afin que je le dise une fois pour toutes), il y a toujours plus de bien et de consolation aux offices publics de l’Église, que non pas aux actions particulières... » Voilà bien l’esprit liturgique ! ...
Mais en réalité saint François de Sales n’a jamais réfléchi à ce que nous appelons la question liturgique ; il y a une sorte d’impossibilité à ce qu’il l’ait fait, parce que cette question ne se posait pas au XVIIe siècle. Il a trouvé dans son milieu un cadre tout fait de traditions et d’habitudes, et il les a admises sans discussion. »
Nos lecteurs sauront faire la part des choses et ne pas opposer de cette façon absolue Saint François de Sales aux liturgistes. Ces derniers regrettent que l’on supprime les Vêpres, parce qu’elles font participer les fidèles, au moins le Dimanche, à l’Office divin ou Bréviaire, mais ils n’ont jamais songé à en incriminer ce bon Saint qui n’a jamais eu l’intention de substituer le Salut aux Vêpres. « Il n’a rien fait pour les déconsidérer » écrira huit pages plus loin M. l’abbé Leclercq. Quant au chapelet pendant la messe il faudrait savoir le motif pour lequel Saint François de Sales a conseillé à cette abbesse d’agir ainsi. Cet argument aurait de la valeur s’il pouvait prouver que ce Saint empêchait par là cette âme de participer au sacrifice. Plus loin l’auteur dira qu’il enseignait qu’à la messe, il faut « offrir avec le prêtre le sacrifice de votre Rédemption à Dieu, son Père, pour vous et pour toute l’Église. »
Quoiqu’il en soit, il est absolument évident que Saint François de Sales a vécu à une époque de décadence liturgique et si on s’étonne de le voir subir quelquefois l’influence de son temps, on l’admirera d’autant plus quand il donne à Philothée des conseils si liturgiques. « En réalité, explique M. l’abbé Leclercq, saint François de Sales n’a jamais réfléchi à ce que nous appelons la question liturgique : il y a une sorte d’impossibilité à ce qu’il l’ait fait, puisque cette question ne se posait pas au XVIIe siècle. Il a trouvé dans son milieu un cadre tout fait de traditions et d’habitudes, et il les a admirées sans discussion. » L’auteur analyse ensuite les rapports que saint François de Sales a établis entre « le mouvement individualiste et la tradition liturgique de l’Église » : nous en parlerons la fois prochaine.
M. l’abbé Leclercq continue : « Pour bien exposer en quoi l’état d’esprit, au temps de saint François de Sales, différait du nôtre, il faut remonter très haut - trop haut vraiment ! - jusqu’à la constitution et à la raison d’être de l’Église ! Et il faut préciser les conséquences de cette constitution sur la vie religieuse intime des fidèles. Notre Seigneur, en instituant sa religion, ne s’est pas borné à proposer un idéal de perfection intérieure ; il a institué une société humaine dans les cadres de laquelle l’âme chrétienne doit s’épanouir.
Cette société, l’Église, a la double mission de rendre à Dieu l’hommage parfait de la collectivité humaine, et en même temps de conduire les âmes à Dieu. L’hommage de la collectivité se manifeste par des institutions publiques, par le caractère religieux imprimé à toutes les institutions sociales, États, corporations, familles, puis, d’une façon plus directe, par le culte officiel, organisé par l’Église, et où la communauté des fidèles rend à Dieu un hommage aussi complet et aussi parfait que possible.
Le culte s’organise autour de la célébration de la Cène qui est, elle, l’hommage, le seul hommage tout à fait digne de Dieu. La prière publique de l’Église est, a un point de vue, l’acte suprême des hommes sur terre.
A un autre point de vue, cette prière publique est fort peu de chose, parce que, ce qui importe, c’est la prière du cœur, non celle des lèvres, que des cadres chrétiens vides de vertu chrétienne sont un blasphème plus qu’un hommage, que la grande louange rendue au Père par son Église est la louange de la sainteté, louange de l’Esprit Saint dans les âmes ; et par conséquent ce qui importe, à cet autre point de vue, c’est de sanctifier individuellement le plus d’âmes possible. Il s’ensuit donc que si l’homme, être fait pour vivre en société, doit rendre à Dieu un hommage collectif, cependant ces actes collectifs ne valent que par les dispositions intérieures de ceux qui les accomplissent, et par conséquent il est inhumain d’isoler le culte public de l’œuvre de la sanctification privée. Il faut même dire davantage : en réalité l’hommage que nous rendons à Dieu et la sanctification de nos âmes sont des éléments non seulement unis, mais étroitement mêlés, de même que la prière de demande et la prière de louange. Il nous est presque impossible de louer Dieu sans qu’immédiatement nous vienne la pensée de lui demander de nous aider à le louer mieux [4]. Aussi, quelque parfaitement organisé que soit l’hommage public, nous sentons qu’il y manquerait quelque chose s’il n’était pas lui-même un moyen de sanctification des âmes. En d’autres termes, tout acte de la vie chrétienne doit avoir ce double caractère, hommage à Dieu et sanctification de l’homme, ce qui revient toujours à l’hommage puisque, en définitive, se sanctifier, c’est servir Dieu, donc le louer de mieux en mieux.
On voit qu’à vouloir séparer les deux formes de piété, on n’arrive qu’à un imbroglio. C’est qu’elles ne doivent pas être séparées, mais unies et combinées, s’appuyant l’une sur l’autre ; de même qu’il ne faut pas séparer la nature individuelle et la nature sociale de l’homme. L’homme réalise en société sa fin individuelle ; un aspect de sa nature individuelle est précisément d’être sociable, de ne pouvoir s’épanouir pleinement que dans et par la vie sociale. Ne séparons donc pas. L’Église, une fois de plus, est parfaitement sage en élevant le culte public sur la piété privée, et en se servant de la piété individuelle pour vivifier le culte public.
En les plaçant l’un à côté de l’autre sans qu’ils s’ordonnent en un système, on arrive à ce que chacun, selon ses goûts, sacrifie l’un ou l’autre... Les deux travers existent : il y a des religions purement rituelles ; le schisme orthodoxe semble verser assez souvent dans ce travers ; mais le protestantisme, lui, a prétendu limiter la religion à la vie individuelle. Le catholicisme suit la crête entre les deux ravins. »
Une réflexion ici s’impose. La prière intérieure est évidemment l’âme de la prière extérieure. C’est l’enseignement que nous donne Saint Benoît quand il dit que pendant l’Office divin la prière mentale doit correspondre à la prière vocale « mens concordet voci ».
M. l’abbé Leclercq écrit dans ce même sens ces quelques phrases : « former des âmes d’oraison c’est former des âmes capables de s’unir parfaitement au Saint Sacrifice » ; « la louange rendue au Père par son Église est la louange de l’Esprit Saint dans les âmes et par conséquent ce qui importe c’est de sanctifier individuellement le plus d’âmes possible » ; « les actes collectifs ne valent que par les dispositions intérieures de ceux qui les accomplissent et par conséquent il est inhumain d’isoler le culte public de l’oeuvre de la sanctification privée » ; « l’Église est parfaitement sage en se servant de la piété individuelle pour vivifier le culte public ».
Mais ce serait mal interpréter ces textes que de croire que c’est de notre sainteté que dépend l’efficacité de la prière de l’Église. Sans doute nous en bénéficions dans la mesure de nos dispositions et plus ces dispositions sont saintes plus nous glorifions Dieu en posant des actes liturgiques ; mais qui oserait dire que c’est notre degré d’oraison, que c’est notre humilité, que c’est notre charité, que ce sont toutes les vertus que l’Esprit Saint opère en nous, qui donnent à la messe sa virtualité glorifiante et expiatrice, qui est celle du Calvaire, et à l’office divin la vertu sacramentale qu’il a comme prière officielle de l’Église. Nos louanges et nos souffrances n’ont de valeur aux yeux de Dieu qu’en tant qu’elles sont une participation aux louanges et aux souffrances de Jésus, qui est notre unique Médiateur, notre unique Rédempteur, et qu’elles sont unies à celles de l’Église qui est son corps mystique : « Ipsi gloria in Eccesia et in Christo Iesu » dit S. Paul (Ad Eph.). Et c’est parce que nous participons officiellement au sacerdoce du Christ et de son Épouse par la liturgie, qui en est la mise en œuvre authentique, que cette prière est si efficace. Nos dispositions intérieures nous assurent une participation plus ou moins grande à cette prière en nous faisant entrer plus ou moins intimement, d’après leur perfection, dans la religion de Jésus envers son Père, qui est la seule qui le satisfasse infiniment. Et c’est par la messe, par les sacrements et par la récitation des prières de l’Église, - source première et indispensable, a dit Pie X, du véritable esprit chrétien, - que nous recevons ex opere operato ou ex opere operantis Ecclesiae authentiquement et abondamment les grâces dont nous avons besoin pour que ces dispositions soient parfaites. La liturgie est donc le foyer de la vie intérieure, comme la vie intérieure est la condition de notre participation au sacerdoce de Jésus que l’Église exerce officiellement par sa prière publique. De là l’importance qu’il y a à subordonner toute notre vie d’oraison et tout notre ascétisme au culte liturgique, c’est-à-dire notre vie privée et nos prières privées à la prière publique et sociale de l’Église.
L’auteur ajoute : « Le culte social de l’Église naît avec l’Église elle-même, par la célébration en commun de la synaxe par les Apôtres. Aussitôt que l’Église devient libre, les fidèles pieux commencent tout naturellement à se réunir dans les églises pour, prier ensemble sous la direction du clergé ; cette coutume se fixe et se régularise au cours du moyen âge dans les ordres monastiques et les chapitres canoniaux ; elle aboutit aux rites de la messe et à l’office canonial, tels que nous les avons aujourd’hui dans le missel et le bréviaire. La vie chrétienne s’organise dans ce cadre, personne ne songe à s’y soustraire ; le moyen âge est liturgique sans le savoir.
La décadence de la liturgie commence à la Renaissance sous l’influence de facteurs multiples. Nous n’en retiendrons qu’un : l’individualisme.
L’homme du moyen âge a le sens social développé ; la pensée de la Renaissance exalte l’individu, et cet individualisme a des liens très étroits avec cette tendance psychologique, dont j’ai longuement parlé plus haut. On exalte l’individu, on analyse l’individu, on proclame l’émancipation de la pensée individuelle. Entre autres éléments, l’établissement des monarchies absolues contribue peut-être à développer cet individualisme, en dispensant les particuliers de s’occuper de la chose publique.. Les démocraties, quoique souvent tempétueuse, ou peut-être à cause de cela, développent le sens social, en obligeant chacun à se préoccuper des intérêts commun.
Évidemment cet individualisme a sa répercussion chez les catholiques ; il attire l’attention sur ce qui est immédiatement bienfaisant à l’âme. Nous avons déjà parlé de la place que prend à cette époque l’oraison mentale systématisée. Elle devient l’élément essentiel de la vie intérieure, non pas au dessus de la messe et de l’office, ni contre la messe et l’office, mais à côté de la messe et de l’office. De même, l’importance de dévotions privées, comme le chapelet, tend à s’accroître. Telle est la situation au XVIe siècle. Les auteurs de ce temps gardent le culte de la liturgie ; ils se bornent à ajouter un élément nouveau qu’ils placent à côté. Telle était l’attitude de saint Ignace, généralement méconnu à cet égard : dans la vingtième des Annotations qu’il a placées en tête des Exercices, il déclare que le retraitant doit tâcher d’aller tous les jours à la messe et aux vêpres, alors que, de nos jours, beaucoup s’imaginent qu’il y contradiction entre les Exercices et la liturgie ! L’attitude de saint François de Sales est la même. Dans ce sens ils sont donc liturgiques. Cependant, il y a quelque chose de changé, et les circonstances extérieures vont accentuer le changement.
La décadence du sens social, le développement de l’individualisme, doivent réagir peu à peu sur le goût du culte public. On reste chrétien, on cherche la perfection dans l’union à Dieu par Notre Seigneur, mais on attache moins d’importance au fait que l’on est membre de la société humaine visible qu’est l’Église. Les rites de la messe, de l’office, l’union à l’Église dans l’année liturgique nous plongent dans une atmosphère catholique, nous donnent le sentiment de notre union au Corps mystique. Toute la tradition y vibre, depuis les prophètes dans les psaumes, jusqu’aux siècles modernes dans les hymnes et les fêtes des saints : on s’y forme à l’esprit catholique, mais c’est là une action générale, à portée lointaine, qui fait de nous d’abord des citoyens actifs de l’Église, pour nous rendre ensuite capables de nous sanctifier dans l’Église. A partir du XVIe siècle, le sens social s’affaiblissant, le moralisme s’affirmant, on perd contact avec ces grandes vérités, on cherche davantage l’efficacité immédiate de la piété sur l’âme. Le cœur n’est plus à l’office ; on continue à le vénérer, puisqu’il est le rite public de l’Église, mais on se plaît davantage ailleurs. Le salut, par exemple, excite plus vivement la sensibilité ; et c’est ce qu’on cherche.
On pourrait y ajouter d’autres éléments : le développement de la culture intellectuelle, - l’intellectuel devenant facilement un individualiste, - le besoin de réagir contre l’atmosphère de plus en plus laïque du milieu, en resserrant sa vie chrétienne, en la concentrant dans l’âme. Tous ces éléments s’entrecroisent et expliquent que peu à peu l’oraison, introduite d’abord à côté de l’office, tende à prendre une place absorbante ; que les dévotions privées se multiplient jusqu’à ce qu’on aboutisse à cet état d’individualisme outrancier contre lequel le mouvement liturgique actuel constitue une salutaire et providentielle réaction. Quelle est exactement dans ce mouvement, la place de saint François de Sales ? Tout ce que nous avons déjà dit le marque suffisamment.
Le mouvement individualiste n’en était encore qu’à ses débuts ; la tradition liturgique de l’Église était encore vivace : aussi saint François de Sales, comme saint Ignace, en est encore tout pénétré. La messe est bien pour lui au centre de la vie ; elle passe avant l’oraison. « II est mieux, en toute façon, que vous ouyiés la sainte messe tous les jours, et y faire l’exercice de la Messe, que de ne l’ouïr pas, sous prétexte de continuer l’oraison chez vous [5]. » De même enseigne-t-il qu’à la messe, il faut « offrir avec le prestre le sacrifice de vostre Rédemption à Dieu, son Père, pour vous et pour toute l’Église ». Il témoigne souvent de son estime pour l’office. Et cependant, il me semble qu’il lui manque quelque chose... Il lui manque, je crois, exactement ceci : c’est qu’étant au début d’un mouvement qui allait écarter les chrétiens de l’esprit liturgique, il n’a pas vu où l’on allait, et il n’a pas senti le besoin de réagir. Il participe à l’esprit de son temps, mais, dans ce domaine-ci, il ne le dirige pas. Son action personnelle porte sur la vie intérieure : en ce qui concerne la piété publique, sa pensée n’a rien de bien personnel. D’ailleurs, offices publics : rien n’indique que, pour lui, ce soit spécialement ce que nous appelions les offices liturgiques. De son temps les vêpres étaient encore le grand office du soir ; il n’a rien fait pour les déconsidérer. Au contraire, le culte étant tel, il a veillé à ce qu’il fût aussi parfait que possible ; les vêpres étant chantées, il a voulu qu’elles le fussent bien, et il a voulu de même qu’on célèbre solennellement les prières de XL heures, prières extra liturgiques. L’idée de travailler à mettre en relief le culte social de l’Église, en tant que culte social, ne lui passe pas par la tête. Et quand il forme ses Visitandines, à qui il impose seulement le petit office de la Sainte Vierge, on ne voit pas qu’il ait jamais songé à leur parler liturgie, »
Saint François de Sales, nous dit M. l’abbé Leclercq, organise la vie intérieure à côté de la messe et de l’office. On aurait évidemment préféré pouvoir dire qu’il l’organise en fonction de la messe et de l’office en attirant davantage l’attention sur la prière officielle de l’Église. L’auteur nous a expliqué pourquoi ce Saint n’a pas eu, apparemment au moins, cette préoccupation, mais s’est attaché surtout à intensifier nos relations individuelles avec Dieu.
L’auteur conclut : « II y a beaucoup de demeures dans la vaste cathédrale de l’Église, et dans le même Esprit il y a diversité des dons. Saint François de Sales est le maître de 1a vie intime, sachons mettre sa doctrine comme il dirait lui-même, au cœur de notre vie et dans la vie de notre cœur. Il nous aide à trouver le bon Dieu dans notre âme, et comme, par ailleurs, il n’exclut rien de ce qu’il n’enseigne pas, il nous rendra plus aptes, en dilatant nos âmes dans la lumière divine, à comprendre les maîtres de la dogmatique et les apôtres actuels de la vie sociale du chrétien dans le corps mystique de la Sainte Église. Mais n’allons pas chercher en lui ce qu’il ne prétend pas nous donner. C’est une grande science de connaître les saints tels qu’ils sont, et puis de les vénérer tels qu’on les connaît. »
[1] Un vol. de 312 pp. Edit. de la Cité Chrétienne, 28, Rue du Marché du Parc, Bruxelles, 1928
[2] Mysterium fidei. De augutissimo corporis et sanguinis Christi sacrificio atque sacramento, Paris, Beauchesne, 1921.
[3] Letre du 9 octobre 1604.
[4] Saint Thomas analyse fort bien cette complexité de la prière : Summa theologica, II, Q. 83, art. 17.
[5] Lettre CLI, éd. Vivès. - Cité par Dom RYELANDT, Saint François de Sales et la piété liturgique, Revue liturgique, Toussaint 1923.