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20/08 St Bernard, abbé et docteur de l’Eglise

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Sommaire

  Textes de la Messe  
  Office  
  Dom Guéranger, l’Année Liturgique  
  Bhx cardinal Schuster, Liber Sacramentorum  
  Dom Pius Parsch, Le guide dans l’année liturgique  
  Benoît XVI, catéchèses (21 octobre 2009)  

Mort le 20 août 1153. Canonisé en 1174 par Alexandre III. Culte interne à l’ordre cistercien, toutefois il est inscrit au calendrier de la Curie Romaine en 1255.

St Pie V en fait une fête double en 1568. En 1830, Pie VIII le proclame Docteur.

Textes de la Messe

die 20 augusti
le 20 août
SANCTI BERNARDI
SAINT BERNARD
Abbatis et Eccl. Doct.
Abbé et Docteur de l’Église
III classis (ante CR 1960 : duplex)
IIIème classe (avant 1960 : double)
Ant. ad Introitum. Eccli. 15, 5.Introït
In médio Ecclésiæ apéruit os eius : et implévit eum Dóminus spíritu sapiéntiæ et intelléctus : stolam glóriæ índuit eum.Au milieu de l’Église, il a ouvert la bouche : et le Seigneur l’a rempli de l’esprit de sagesse et d’intelligence : il l’a revêtu de la robe de gloire.
Ps. 91,2.
Bonum est confitéri Dómino : et psállere nómini tuo, Altíssime.Il est bon de louer le Seigneur : et de chanter votre nom, ô Très-Haut.
V/. Glória Patri.
Oratio.Collecte
Deus, qui pópulo tuo ætérnæ salútis beátum Bernárdum minístrum tribuísti : præsta, quǽsumus ; ut, quem Doctórem vitæ habúimus in terris, intercessórem habére mereámur in cælis. Per Dóminum.Dieu, vous avez fait à votre peuple la grâce d’avoir le bienheureux Bernard, pour ministre du salut éternel : faites, nous vous en prions, que nous méritions d’avoir pour intercesseur dans les cieux celui qui nous a donné sur terre la doctrine de vie.
Léctio libri Sapiéntiæ.Lecture du livre de la Sagesse.
Eccli. 39, 6-14.
Iustus cor suum tradet ad vigilándum dilúculo ad Dóminum, qui fecit illum, et in conspéctu Altíssimi deprecábitur. Apériet os suum in oratióne, et pro delíctis suis deprecábitur. Si enim Dóminus magnus volúerit, spíritu intellegéntias replébit illum : et ipse tamquam imbres mittet elóquia sapiéntiæ suæ, et in oratióne confitébitur Dómino : et ipse díriget consílium eius et disciplínam, et in abscónditis suis consiliábitur. Ipse palam fáciet disciplínam doctrínæ suæ, et in lege testaménti Dómini gloriábitur. Collaudábunt multi sapiéntiam eius, et usque in sǽculum non delébitur. Non recédet memória eius, et nomen eius requirétur a generatióne in generatiónem. Sapiéntiam eius enarrábunt gentes, et laudem eius enuntiábit ecclésia.Le juste appliquera son cœur à veiller dès le matin auprès du Seigneur qui l’a créé, et il priera en présence du Très-Haut. Il ouvrira sa bouche pour la prière, et il demandera pardon pour ses péchés. Car si le souverain Seigneur le veut, il le remplira de l’esprit d’intelligence, et alors il répandra comme la pluie les paroles de sa sagesse, et il glorifiera le Seigneur dans la prière. Il réglera ses conseils et sa doctrine, et il méditera les secrets de Dieu. Il publiera les instructions de sa doctrine, et il mettra sa gloire dans la loi de l’alliance du Seigneur. Beaucoup loueront sa sagesse, et il ne sera jamais oublié. Sa mémoire ne s’effacera point ;, et son nom sera honoré de génération en génération. Les nations publieront sa sagesse, et l’assemblée célébrera ses louanges.
Graduale. Ps. 36, 30-31.Graduel
Os iusti meditábitur sapiéntiam, et lingua eius loquétur iudícium.La bouche du juste méditera la sagesse et sa langue proférera l’équité.
V/. Lex Dei eius in corde ipsíus : et non supplantabúntur gressus eius.V/. La loi de son Dieu est dans son cœur et on ne le renversera point.
Allelúia, allelúia. V/. Eccli. 45, 9. Amávit eum Dóminus, et ornávit eum : stolam glóriæ índuit eum. Allelúia.Allelúia, allelúia. V/. Le Seigneur l’a aimé et l’a orné. Il l’a revêtu d’une robe de gloire. Alléluia.
+ Sequéntia sancti Evangélii secúndum Matthǽum.Suite du Saint Évangile selon saint Mathieu.
Matth. 5, 13-19.
In illo témpore : Dixit Iesus discípulis suis : Vos estis sal terræ. Quod si sal evanúerit, in quo saliétur ? Ad níhilum valet ultra, nisi ut mittátur foras, et conculcétur ab homínibus. Vos estis lux mundi. Non potest cívitas abscóndi supra montem pósita. Neque accéndunt lucérnam, et ponunt eam sub módio, sed super candelábrum, ut lúceat ómnibus qui in domo sunt. Sic lúceat lux vestra coram homínibus, ut vídeant ópera vestra bona, et gloríficent Patrem vestrum, qui in cælis est. Nolíte putáre, quóniam veni sólvere legem aut prophétas : non veni sólvere, sed adimplére. Amen, quippe dico vobis, donec tránseat cælum et terra, iota unum aut unus apex non præteríbit a lege, donec ómnia fiant. Qui ergo solvent unum de mandátis istis mínimis, et docúerit sic hómines, mínimus vocábitur in regno cælórum : qui autem fécerit et docúerit, hic magnus vocábitur in regno cælórum.En ce temps-là : Jésus dit à ses disciples : Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel s’affadit, avec quoi le salera-t-on ? Il n’est plus bon qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée ; et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le candélabre, afin qu’elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison. Que votre lumière luise ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos bonnes œuvres, et qu’ils glorifient votre Père qui est dans les cieux. Ne pensez pas que je sois venu abolir la loi ou les prophètes ; je ne suis pas venu les abolir, mais les accomplir. Car, en vérité, je vous le dis, jusqu’à ce que passent le ciel et la terre, un seul iota ou un seul trait ne disparaîtra pas de la loi, que tout ne soit accompli. Celui donc qui violera l’un de ces plus petits commandements, et qui enseignera les hommes à le faire, sera appelé le plus petit dans le royaume des deux ; mais celui qui fera et enseignera, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux.
Ante 1960 : CredoAvant 1960 : Credo
Ant. ad Offertorium. Ps. 91, 13.Offertoire
Iustus ut palma florébit : sicut cedrus, quæ in Líbano est multiplicábitur.Le juste fleurira comme le palmier : et il se multipliera comme le cèdre du Liban.
SecretaSecrète
Sancti Bernárdi Pontíficis tui atque Doctóris nobis, Dómine, pia non desit orátio : quæ et múnera nostra concíliet ; et tuam nobis indulgéntiam semper obtíneat. Per Dóminum.Que la pieuse intercession de saint Bernard, Pontife et Docteur, ne nous fasse point défaut, Seigneur, qu’elle vous rende nos dons agréables et nous obtienne toujours votre indulgence.
Ant. ad Communionem. Luc. 12, 42.Communion
Fidélis servus et prudens, quem constítuit dóminus super famíliam suam : ut det illis in témpore trítici mensúram.Voici le dispensateur fidèle et prudent que le Maître a établi sur ses serviteurs pour leur donner au temps fixé, leur mesure de blé.
PostcommunioPostcommunion
Ut nobis, Dómine, tua sacrifícia dent salútem : beátus Bernárdus Conféssor tuus et Doctor egrégius, quǽsumus, precátor accédat. Per Dóminum nostrum.Afin, Seigneur, que votre saint sacrifice nous procure le salut, que le bienheureux Bernard, votre Confesseur et votre admirable Docteur intercède pour nous.

Office

Leçons des Matines avant 1960.

Au deuxième nocturne.

Quatrième leçon. Bernard naquit à Fontaine, en Bourgogne, d’une noble famille. Dans sa jeunesse, il fut, à cause de sa grande beauté, vivement sollicité par des femmes, mais aucune ne réussit à ébranler sa résolution de garder la chasteté. Pour fuir ces tentations du diable, il prit, à l’âge de vingt-deux ans, le parti d’entrer à Cîteaux, berceau de l’Ordre de ce nom, qui florissait alors par une grande sainteté. Ayant ou connaissance du projet de Bernard, ses frères mirent tous leurs efforts à l’en détourner ; mais, dans cette lutte, il fut le plus éloquent et le plus heureux ; car il les amena si bien, eux et d’autres, à sa manière de voir, que trente jeunes gens reçurent avec lui l’habit religieux. Devenu moine, il s’adonna tellement au jeûne, que chaque fois qu’il prenait son repas, il semblait endurer un supplice. Merveilleusement appliqué aux veilles et aux oraisons prolongées, voué à la pratique de la pauvreté chrétienne, il menait sur terre une vie presque céleste, étrangère aux sollicitudes et aux désirs des choses périssables.

Cinquième leçon. En lui brillaient l’humilité, la miséricorde, la douceur ; il était si attaché à la contemplation, qu’il semblait ne se servir de ses sens que pour les devoirs de la piété, en quoi cependant il se comportait avec la plus louable prudence. Pendant qu’il s’appliquait à ces exercices, il refusa successivement les évêchés de Gênes, de Milan, et plusieurs autres qui lui furent offerts, se déclarant indigne de l’honneur d’une telle dignité. Élu Abbé de Clairvaux, il construisit en beaucoup de lieux des monastères où se maintinrent longtemps la règle et la discipline du fondateur. Le monastère des Saints Vincent et Anastase à Rome ayant été restauré par le Pape Innocent II, Bernard y établit comme Abbé le religieux qui, plus tard, devint souverain Pontife sous le nom d’Eugène III. C’est à ce Pape qu’il adressa son livre De la Considération.

Sixième leçon. Bernard a écrit beaucoup d’autres ouvrages, dans lesquels se montre une doctrine inspirée par la grâce divine plutôt qu’acquise par l’étude. Sa grande réputation de vertu le fit appeler par les plus grands princes pour trancher leurs différends ; il dut aussi aller souvent en Italie pour régler les affaires de l’Église. Le souverain Pontife Innocent II eut en lui un aide précieux, tant pour mettre un terme au schisme suscité par Pierre de Léon, que dans ses légations près de l’empereur d’Allemagne, d’Henri, roi d’Angleterre, et du concile de Pisé. Enfin, à l’âge de soixante-trois ans, il s’endormit dans le Seigneur. Des miracles le glorifièrent et Alexandre III le mit au rang des Saints. Le souverain Pontife Pie VIII, de l’avis de la Congrégation des Rites, déclara saint Bernard Docteur de l’Église universelle, et ordonna en même temps qu’on dirait, le jour de sa fête, l’Office et la Messe des Docteurs. Il concéda aussi à perpétuité des indulgences plénières annuelles à tous ceux qui visiteraient ce jour-là les églises des Cisterciens.

Au troisième nocturne. Du Commun.

Lecture du saint Évangile selon saint Matthieu. Cap. 5, 13-19.
En ce temps-là : Jésus dit à ses disciples : Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel s’affadit, avec quoi le salera-t-on ? Et le reste.

Homélie de saint Jean Chrysostome. Homil. 15 in Matth., sub med.

Septième leçon. Remarquez ce que dit Jésus-Christ : « Vous êtes le sel de la terre ». Il montre par là combien il est nécessaire qu’il donne ces préceptes à ses Apôtres. Car, ce n’est pas seulement, leur dit-il, de votre propre vie, mais de l’univers entier que vous aurez à rendre compte. Je ne vous envoie pas comme j’envoyais les Prophètes, à deux, à dix, ou à vingt villes ni à une seule nation, mais à toute la terre, à la mer, et au monde entier, à ce monde accablé sous le poids de crimes divers.

Huitième leçon. En disant : « Vous êtes le sel de la terre », il montre que l’universalité des hommes était comme affadie et corrompue par une masse de péchés ; et c’est pourquoi il demande d’eux les vertus qui sont surtout nécessaires et utiles pour procurer le salut d’un grand nombre. Celui qui est doux, modeste, miséricordieux et juste, ne peut justement se borner à renfermer ces vertus en son âme, mais il doit avoir soin que ces sources excellentes coulent aussi pour l’avantage des autres. Ainsi celui qui a le cœur pur, qui est pacifique et qui souffre persécution pour la vérité, dirige-sa vie d’une manière utile à tous.

Neuvième leçon. Ne croyez donc point, dit-il, que ce soit à de légers combats que vous serez conduits, et que ce soient des choses de peu d’importance dont il vous faudra prendre soin et rendre compte, « vous êtes le sel de la terre ». Quoi donc ? Est-ce que les Apôtres ont guéri ce qui était déjà entièrement gâté ? Non certes ; car il ne se peut faire que ce qui tombe déjà en putréfaction soit rétabli dans son premier état par l’application du sel. Ce n’est donc pas cela qu’ils ont fait, mais ce qui était auparavant renouvelé et à eux confié, ce qui était délivré déjà de cette pourriture, ils y répandaient le sel et le conservaient dans cet état de rénovation qui est une grâce reçue du Seigneur. Délivrer de la corruption du péché, c’est l’effet de la puissance du Christ ; empêcher que les hommes ne retournent au péché, voilà ce qui réclame les soins et les labeurs des Apôtres.

Dom Guéranger, l’Année Liturgique

Le val d’absinthe a perdu ses poisons. Devenu Clairvaux, la claire vallée, il illumine le monde ; de tous les points de l’horizon, les abeilles vigilantes y sont attirées par le miel du rocher [1] qui déborde en sa solitude. Le regard de Marie s’est abaissé sur ces collines sauvages ; avec son sourire, la lumière et la grâce y sont descendues. Une voix harmonieuse, celle de Bernard, l’élu de son amour, s’est élevée du désert ; elle disait : « Connais, ô homme, le conseil de Dieu ; admire les vues de la Sagesse, le dessein de l’amour. Avant que d’arroser toute l’aire, il inonde la toison [2] ; voulant racheter le genre humain, il amasse en Marie la rançon entière. O Adam, ne dis plus : La femme que vous m’avez donnée m’a présenté du fruit défendu [3] ; dis plutôt : La femme que vous m’avez donnée m’a nourri d’un fruit de bénédiction. De quelle ardeur faut-il que nous honorions Marie, en qui la plénitude de tout bien fut déposée ! S’il est en nous quelque espérance, quelque grâce de salut, sachons qu’elle déborde de celle qui aujourd’hui s’élève inondée d’amour : jardin de délices, que le divin Auster n’effleure pas seulement d’un souffle rapide, mais sur lequel il fond des hauteurs et qu’il agite sans fin de la céleste brise, pour qu’en tous lieux s’en répandent les parfums [4], qui sont les dons des diverses grâces. Ôtez ce soleil matériel qui éclaire le monde : où sera le jour ? Ôtez Marie, l’étoile de la vaste mer : que restera-t-il, qu’obscurité enveloppant tout, nuit de mort, glaciales ténèbres ? Donc, par toutes les fibres de nos cœurs, par tous les amours de notre âme, par tout l’élan de nos aspirations, vénérons Marie ; car c’est la volonté de Celui qui a voulu que nous eussions tout par elle » [5].

Ainsi parlait ce moine dont l’éloquence, nourrie, comme il le disait, parmi les hêtres et les chênes des forêts [6], ne savait que répandre sur les plaies de son temps le vin et l’huile des Écritures. En 1113, âgé de vingt-deux ans, Bernard abordait Cîteaux dans la beauté de son adolescence mûrie déjà pour les grands combats. Quinze ans s’étaient écoulés depuis le 21 mars 1098, où Robert de Molesmes avait créé entre Dijon et Beaune le désert nouveau. Issue du passé en la fête même du patriarche des moines, la fondation récente ne se réclamait que de l’observance littérale de la Règle précieuse donnée par lui au monde. Pourtant l’infirmité du siècle se refusait à reconnaître, dans l’effrayante austérité des derniers venus de la grande famille, l’inspiration du très saint code où la discrétion règne en souveraine [7], le caractère de l’école accessible à tous, où Benoît « espérait ne rien établir de rigoureux ni de trop pénible au service du Seigneur » [8]. Sous le gouvernement d’Étienne Harding, successeur d’Albéric qui lui-même avait remplacé Robert, la petite communauté partie de Molesmes allait s’éteignant, sans espoir humain de remplir ses vides, quand l’arrivée du descendant des seigneurs de Fontaines, entouré des trente compagnons sa première conquête, fit éclater la vie où déjà s’étendait la mort.

Réjouis-toi, stérile qui n’enfantais pas ; voilà que vont se multiplier les fils de la délaissée [9]. La Ferté, fondée cette année même dans le Châlonnais, voit après elle Pontigny s’établir près d’Auxerre, en attendant qu’au diocèse de Langres Clairvaux et Morimond viennent compléter, dans l’année 1115, le quaternaire glorieux des filles de Cîteaux qui, avec leur mère, produiront partout des rejetons sans nombre. Bientôt (1119) la Charte de charité va consacrer l’existence de l’Ordre Cistercien dans l’Église ; l’arbre planté six siècles plus tôt au sommet du Cassin, montre une fois de plus au monde qu’à tous les âges il sait s’orner de nouvelles branches qui, sans être la tige, vivent de sa sève et sont la gloire de l’arbre entier.

Durant les mois de son noviciat cependant, Bernard a tellement dompté la nature, que l’homme intérieur vit seul en lui ; les sens de son propre corps lui demeurent comme étrangers. Par un excès toutefois qu’il se reprochera [10], la rigueur déployée dans le but d’obtenir un résultat si désirable a ruiné ce corps, indispensable auxiliaire de tout mortel dans le service de ses frères et de Dieu. Heureux coupable, que le ciel se chargera d’excuser lui-même magnifiquement ! Mais le miracle, sur lequel tous ne peuvent ni ne doivent compter, pourra seul le soutenir désormais dans l’accomplissement de la mission qui l’attend.

Bernard est ardent pour Dieu comme d’autres le sont pour leurs passions. « Vous voulez apprendre de moi, s’écrie-t-il dans un de ses premiers ouvrages, pourquoi et comment il faut aimer Dieu. Et moi, je vous réponds : La raison d’aimer Dieu, c’est Dieu même ; la mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure » [11]. Quelles délices furent les siennes à Cîteaux, dans le secret de la face du Seigneur [12] ! Lorsque, après deux ans, il quitta ce séjour béni pour fonder Clairvaux, ce fut la sortie du paradis. Moins fait pour converser avec les hommes qu’avec les Anges, il commença, nous dit son historien, par être l’épreuve de ceux qu’il devait conduire : tant son langage était d’en haut, tant ses exigences de perfection dépassaient la force même de ces forts d’Israël, tant son étonnement se manifestait douloureux à la révélation des infirmités qui sont la part de toute chair [13].

Outrance de l’amour, eussent dit nos anciens, qui lui réservait d’autres surprises. Mais l’Esprit-Saint veillait sur le vase d’élection appelé à porter devant les peuples et les rois le nom du Seigneur [14] ; la divine charité qui consumait cette âme, lui fit comprendre, avec leurs durs contrastes, les deux objets inséparables de l’amour : Dieu, dont la bonté en fournit le motif, l’homme, dont la misère en est l’exercice éprouvant. Selon la remarque naïve de Guillaume de Saint-Thierry, son disciple et ami, Bernard réapprit l’art de vivre avec les humains [15] ; il se pénétra des admirables recommandations du législateur des moines, quand il dit de l’Abbé établi sur ses frères : « Dans les corrections même, qu’il agisse avec prudence et sans excès, de crainte qu’en voulant trop racler la rouille, le vase ne se brise. En imposant les travaux, qu’il use de discernement et de modération, se rappelant la discrétion du saint patriarche Jacob, qui disait : Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils périront tous en un jour [16]. Faisant donc son profit de cet exemple et autres semblables sur la discrétion, qui est la mère des vertus, qu’il tempère tellement toutes choses que les forts désirent faire davantage, et que les faibles ne se découragent pas » [17].

En recevant ce que le Psalmiste appelle l’intelligence de la misère du pauvre [18], Bernard sentit son cœur déborder de la tendresse de Dieu pour les rachetés du sang divin. Il n’effraya plus les humbles. Près des petits qu’attirait la grâce de ses discours, vinrent se ranger les sages, les puissants, les riches du siècle, abandonnant leurs vanités, devenus eux-mêmes petits et pauvres à l’école de celui qui savait les conduire tous des premiers éléments de l’amour à ses sommets. Au milieu des sept cents moines recevant de lui chaque jour la doctrine du salut, l’Abbé de Clairvaux pouvait s’écrier avec la noble fierté des saints : « Celui qui est puissant a fait en nous de grandes choses, et c’est à bon droit que notre âme magnifie le Seigneur. Voici que nous avons tout quitté pour vous suivre [19] : grande résolution, gloire des grands Apôtres ; mais nous aussi, par sa grande grâce, nous l’avons prise magnifiquement. Et peut-être même qu’en cela encore, si je veux me glorifier, ce ne sera pas folie ; car je dirai la vérité : il y en a ici qui ont laissé plus qu’une barque et des filets » [20].

Et dans une autre circonstance : « Quoi de plus admirable, disait-il, que de voir celui qui autrefois pouvait deux jours à peine s’abstenir du péché, s’en garder des années et sa vie entière ? Quel plus grand miracle que celui de tant de jeunes hommes, d’adolescents, de nobles personnages, de tous ceux enfin que j’aperçois ici, retenus sans liens dans une prison ouverte, captifs de la seule crainte de Dieu, et qui persévèrent dans les macérations d’une pénitence au delà des forces humaines, au-dessus de la nature, contraire à la coutume ? Que de merveilles nous pourrions trouver, vous le savez bien, s’il nous était permis de rechercher par le détail ce que furent pour chacun la sortie de l’Égypte, la route au désert, l’entrée au monastère, la vie dans ses murs [21] ! »

Mais d’autres merveilles que celles dont le cloître garde le secret au Roi des siècles, éclataient déjà de toutes parts. La voix qui peuplait les solitudes, avait par delà d’incomparables échos. Le monde, pour l’écouter, s’arrêta sur la pente qui conduit aux abîmes. Assourdie des mille bruits discordants de l’erreur, du schisme et des passions, on vit l’humanité se taire une heure aux accents nouveaux dont la mystérieuse puissance l’enlevait à son égoïsme, et lui rendait pour les combats de Dieu l’unité des beaux jours. Suivrons-nous dans ses triomphes le vengeur du sanctuaire, l’arbitre des rois, le thaumaturge acclamé des peuples ? Mais c’est ailleurs que Bernard a placé son ambition et son trésor [22] ; c’est au dedans qu’est la vraie gloire [23]. Ni la sainteté, ni le mérite, ne se mesurent devant Dieu au succès ; et cent miracles ne valent pas, pour la récompense, un seul acte d’amour. Tous les sceptres inclinés devant lui, l’enivrement des foules, la confiance illimitée des Pontifes, il n’est rien, dans ces années de son historique grandeur, qui captive la pensée de Bernard, bien plutôt qui n’irrite la blessure profonde de sa vie, celle qu’il reçut au plus intime de l’âme, quand il lui fallut quitter cette solitude à laquelle il avait donné son cœur.

A l’apogée de cet éclat inouï éclipsant toute grandeur d’alors, quand, docile à ses pieds, une première fois soumis par lui au Christ en son vicaire, l’Occident tout entier est jeté par Bernard sur l’infidèle Orient dans une lutte suprême, entendons ce qu’il dit : « Il est bien temps que je ne m’oublie pas moi-même. Ayez pitié de ma conscience angoissée : quelle vie monstrueuse que la mienne ! Chimère de mon siècle, ni clerc ni laïque, je porte l’habit d’un moine et n’en ai plus les observances. Dans les périls qui m’assiègent, au bord des précipices qui m’attirent, secourez-moi de vos conseils, priez pour moi » [24].

Absent de Clairvaux, il écrit à ses moines : « Mon âme est triste ; elle ne sera point consolée qu’elle ne vous retrouve. Faut-il, hélas ! que mon exil d’ici-bas, si longtemps prolongé, s’aggrave encore ? Véritablement ils ont ajouté douleur sur douleur à mes maux, ceux qui nous ont séparés. Ils m’ont enlevé le seul remède qui me fit supporter d’être sans le Christ ; en attendant de contempler sa face glorieuse, il m’était donné du moins de vous voir, vous son saint temple De ce temple, le passage me semblait facile à l’éternelle patrie. Combien souvent cette consolation m’est ôtée ! C’est la troisième fois, si je ne me trompe, qu’on m’arrache mes entrailles. Mes enfants sont sevrés avant le temps ; je les avais engendrés par l’Évangile, et je ne puis les nourrir. Contraint de négliger ce qui m’est cher, de m’occuper d’intérêts étrangers, je ne sais presque ce qui m’est le plus dur, ou d’être enlevé aux uns, ou d’être mêlé aux autres. Jésus, ma vie doit-elle donc tout entière s’écouler dans les gémissements ? Il m’est meilleur de mourir que de vivre ; mais je voudrais ne mourir qu’au milieu des miens ; j’y trouverais plus de douceur, plus de sûreté. Plaise à mon Seigneur que les yeux d’un père, si indigne qu’il se reconnaisse de porter ce nom, soient fermés de la main de ses fils ; qu’ils l’assistent dans le dernier passage : que leurs désirs, si vous l’en jugez digne, élèvent son âme au séjour bienheureux ; qu’ils ensevelissent le corps d’un pauvre avec les corps de ceux qui furent pauvres comme lui. Par la prière, par le mérite de mes frères, si j’ai trouvé grâce devant vous, accordez-moi ce vœu ardent de mon cœur. Et pourtant, que votre volonté se fasse, et non la mienne ; car je ne veux ni vivre ni mourir pour moi » [25].

Plus grand dans son abbaye qu’au milieu des plus nobles cours, saint Bernard en effet devait y mourir à l’heure voulue de Dieu, non sans avoir vu l’épreuve publique [26] et privée [27] préparer son âme à la purification suprême. Une dernière fois il reprit sans les achever ses entretiens de dix-huit années sur le Cantique, conférences familières recueillies pieusement par la plume de ses fils, et où se révèlent d’une manière si touchante le zèle des enfants pour la divine science, le cœur du père et sa sainteté, les incidents de la vie de chaque jour à Clairvaux [28]. Arrivé au premier verset du troisième chapitre, il décrivait la recherche du Verbe par l’âme dans l’infirmité de cette vie, dans la nuit de ce monde [29], quand son discours interrompu le laissa dans l’éternel face à face, où cessent toute énigme, toute figure et toute ombre.

Offrons à saint Bernard cette Hymne aux naïves allusions, bien digne de lui pour la suavité gracieuse avec laquelle elle chante ses grandeurs.

HYMNE.
Lacte quondam profluentes,
Ite, montes, vos procul,
Ite, colles, fusa quondam
Unde mellis flumina ;
Isræl, jactare late
Manna priscum desine.
Monts qui jadis laissiez le lait
s’échapper des rochers, disparaissez au loin ;
disparaissez, collines dont les pentes
autrefois répandaient le miel en ruisseaux ;
Israël, cesse de vanter
l’antique manne par le monde.
Ecce cujus corde sudant,
Cuius ore profluunt
Dulciores lacte fontes,
Mellis amnes æmuli :
Ore tanto, corde tanto
Manna nullum dulcius.
Voici quelqu’un de qui le cœur
verse des flots plus doux que le lait,
de qui la bouche épand
des ondes rivales du miel :
nulle manne plus suave que
cette noble bouche, que ce grand cœur.
Quæris unde duxit ortum
Tanta lactis copia ;
Unde favus, unde prompta
Tanta mellis suavitas ;
Unde tantum manna fluxit,
Unde tot dulcedines.
Vous demandez d’où prend sa source
un lait de si grande abondance,
d’où provient le rayon
d’où se distille un miel de telle suavité,
d’où pareille manne a pris naissance,
d’où coulent enfin tant de douceurs,
Lactis imbres Virgo fudit
Cœlitus puerpera :
Mellis amnes os leonis
Excitavit mortui :
Manna sylvæ, cœlitumque
Solitudo proxima.
La pluie de lait, c’est la Vierge Mère
qui du ciel l’a répandue ;
les flots de miel ont leur origine
dans la gueule d’un lion mort ;
les forêts, la solitude voisine des cieux,
ont produit la manne.
Doctor o Bernarde, tantis
Aucte cœli dotibus,
Lactis hujus, mellis hujus,
Funde rores desuper ;
Funde stillas, pleniore
Jam potitus gurgite.
O Bernard, ô Docteur
enrichi d’en haut de tels dons,
versez sur nous la rosée
de ce lait, de ce miel ;
versez les gouttes, maintenant que leur plénitude,
maintenant que la mer est à vous.
Summa summo laus Parenti,
Summa laus et Filio :
Par tibi sit, sancte, manans
Ex utroque, Spiritus ;
Ut fuit, nunc et per ævum
Compar semper gloria.
Amen.
Soit louange souveraine au Père souverain,
souveraine à son Fils ;
pareille à vous, Esprit-Saint
qui procédez de l’un et de l’autre :
comme il était, et maintenant,
et toujours, gloire égale à jamais.
Amen.
Il convenait que l’on vît le héraut de la Mère de Dieu suivre de près son char de triomphe ; et c’est avec délices qu’entrant au ciel en l’Octave radieuse, vous vous perdez dans la gloire de celle dont vous proclamiez ici-bas les grandeurs. Protégez-nous à sa cour ; inclinez vers Cîteaux ses yeux maternels ; en son nom, sauvez encore l’Église et défendez le Vicaire de l’Époux.

Mais en ce jour, vous nous conviez, plutôt que de vous implorer vous-même, à la chanter, à la prier avec vous ; l’hommage que vous agréez le plus volontiers, ô Bernard, est de nous voir mettre à profit vos écrits sublimes pour admirer « celle qui monte aujourd’hui glorieuse, et porte au comble le bonheur des habitants des cieux. Si brillant déjà, le ciel resplendit d’un éclat nouveau à la lumière du flambeau virginal. Aussi, dans les hauteurs, retentissent l’action de grâces et la louange. Ne faut-il pas faire nôtres, en notre exil, ces allégresses de la patrie ? Sans demeure permanente, nous cherchons la cité où la Vierge bénie parvient à cette heure. Citoyens de Jérusalem, il est bien juste que, de la rive des fleuves de Babylone, nous en ayons souvenir et dilations nos cœurs au débordement du fleuve de félicité dont les gouttelettes rejaillissent aujourd’hui jusqu’à la terre. Notre Reine a pris les devants ; la réception qui lui est faite nous donne confiance à nous sa suite et ses serviteurs. Notre caravane, précédée de la Mère de miséricorde, à titre d’avocate près du Juge son Fils, aura bon accueil dans l’affaire du salut [30].

« Qu’il taise votre miséricorde, Vierge bienheureuse, celui qui se rappelle vous avoir invoquée en vain dans ses nécessités ! Pour nous, vos petits serviteurs, nous applaudissons à vos autres vertus ; mais de celle-ci, c’est nous que nous félicitons. Nous louons en vous la virginité, nous admirons votre humilité ; mais la miséricorde a pour les malheureux plus de douceur, nous l’embrassons plus chèrement, nous la rappelons plus fréquemment, nous l’invoquons sans trêve. Qui dira, ô bénie, la longueur, la largeur, la hauteur, la profondeur de la vôtre ? Sa longueur, elle s’étend jusqu’au dernier jour ; sa largeur, elle couvre la terre ; sa hauteur et sa profondeur, elle a rempli le ciel et vidé l’enfer. Aussi puissante que miséricordieuse, ayant maintenant recouvré votre Fils, manifestez au monde la grâce que vous avez trouvée devant Dieu : obtenez le pardon au pécheur, la santé à l’infirme, force pour les pusillanimes, consolation pour les affligés, secours et délivrance pour ceux que menace un péril quelconque [31],ô clémente, ô miséricordieuse, ô douce Vierge Marie [32] ! »

Bhx cardinal Schuster, Liber Sacramentorum

Dans la basilique transtévérine de Sainte-Marie, sur le tympan du tombeau du pape Innocent II, l’on voit un moine vêtu de blanc, qui ramène le Pontife à Rome et le fait asseoir triomphalement sur le trône de saint Pierre. Ce moine est saint Bernard, abbé de Clairvaux.

Figure vraiment grandiose, Bernard fut en même temps réformateur de la vie monastique, apôtre de la Croisade, docteur de l’Église universelle, thaumaturge, pacificateur des rois, des princes et des peuples, oracle des Papes et champion du pontificat romain contre les schismes et les hérésies. Son corps, épuisé par les pénitences et les maladies, arrivait à grand’peine à retenir une âme toute de feu pour la gloire de Dieu. Ce feu brûlait autour de lui, en sorte que ses secrétaires ne suffisaient pas à enregistrer toutes les guérisons miraculeuses qu’il opérait par le seul attouchement de sa main ou par sa simple bénédiction.

Les nécessités de l’Église amenèrent plusieurs fois saint Bernard à descendre en Italie et à venir à Rome. On lui doit la restauration de l’abbaye ad aquas Salvias, sur la voie Laurentine, où il établit comme abbé ce Bernard de Pise, qui devint ensuite Eugène III.

Les relations du maître avec son ancien disciple devenu pape sont admirables. Bernard ne peut oublier son rôle paternel vis-à-vis de l’âme du Pontife, et pour l’aider à bien méditer, il lui adresse son ouvrage De Consideratione, qui, avec le Pastoral de saint Grégoire le Grand, ne manqua jamais de figurer, jusqu’au XVIe siècle, dans la bibliothèque de l’appartement pontifical.

La messe est celle des Docteurs, sauf la première lecture, commune à la fête de saint Léon Ier. En effet, saint Bernard refusa constamment, par humilité, les honneurs de l’épiscopat qui lui avait été offert plusieurs fois. Son activité de docteur s’exerça en grande partie dans l’enceinte de son abbaye, où il prêchait assidûment aux moines, leur commentant les divines Écritures. Cet aspect spécial de l’activité de saint Bernard est en parfaite relation avec la règle du Patriarche saint Benoît, qui conçoit le monastère comme une Dominici schola servitii, où l’abbé doit prodiguer sans cesse son enseignement spirituel aux moines.

Les disciples de saint Bernard furent très nombreux et se distinguèrent par une grande sainteté. Parmi eux se trouvent ses parents et ses frères, qui le suivirent dans le cloître. On raconte que, quand saint Bernard, suivi de trente membres de sa famille attirés par lui au monastère, fut sur le point d’abandonner le château paternel, il dit à son petit frère Nivard qui jouait dans la cour : « Adieu, Nivard, nous te laissons tous ces biens que tu vois alentour ». Mais l’enfant, avec une sagesse bien supérieure à son âge, répondit : « Ce partage n’a pas été fait avec justice. Comment ! Vous me laissez la terre et vous prenez le ciel ? » Et il voulait les suivre, lui aussi, au monastère, mais on lui en refusa l’entrée jusqu’à un âge plus mûr.

Notons une pensée expressive de saint Bernard, sur la nécessité de la sainteté en un ministre de Dieu, qui, si non placet, non placat.

Dom Pius Parsch, Le guide dans l’année liturgique

Le Docteur melliflue.

1. Saint Bernard. — Jour de mort : 20 août 1153, à l’âge de 62 ans. Tombeau : Dans l’église abbatiale de Clairvaux (devant l’autel de la Très Sainte Vierge). Vie : Saint Bernard, le second fondateur de l’Ordre des Cisterciens, est surnommé le Docteur « melliflue » (Doctor mellifluus). Ses sermons, que nous trouvons en grande partie au bréviaire, sont remarquables par la profondeur extraordinaire du sentiment. On lui attribue l’admirable « Memorare ». Saint Bernard est né, en 1090, d’une famille de vieille noblesse bourguignonne ; il entra à 22 ans au monastère de Cîteaux, berceau de l’Ordre des Cisterciens, et détermina 30 jeunes gens de son rang à le suivre. Il fut bientôt promu abbé de Clairvaux (1115) et construisit de nombreux monastères dans lesquels survécut pendant longtemps son esprit. Son élève, Bernard de Pise, devint pape plus tard sous le nom d’Eugène III ; c’est à lui qu’il dédia son ouvrage, écrit en toute franchise, le « De consideratione ». Il exerça une puissante influence sur les princes, le clergé et le peuple de son temps. Il fut aussi un apôtre zélé de la croisade.

2. La messe (In medio) est du commun des docteurs toutefois avec une leçon propre qui a rapport à la vie contemplative du saint moine. Nous voyons Bernard prier pendant la nuit ; avec sa famille monacale il observe les veilles nocturnes ; nous le voyons gouverner son monastère avec prudence ; il est attentif au maintien de la discipline de l’Ordre. Son souvenir est toujours vivant dans son Ordre et dans l’Église.

2. La communauté. — Notre saint, comme illustre abbé et fondateur de monastères, a cultivé et porté très haut l’esprit de communauté ; nous sommes justement frappés aujourd’hui que la messe « In medio » contienne un si grand nombre de pensées communautaires. Nous pourrions presque l’intituler : « Le Docteur de l’Église au service de la communauté ». Montrons cela dans quelques passages.

A l’Introït, la liturgie voit le saint docteur « au milieu de l’Église » ; c’est Dieu lui-même qui lui « ouvre la bouche ». Et sa voix ne se perd plus dans l’Église. Comme jadis, il est encore maintenant et toujours docteur ; aujourd’hui encore il enseigne dans la messe.

L’Oraison exprime cette pensée : Dieu a constitué « pour son peuple » notre saint comme « serviteur » et guide du « salut éternel » ; il exerce ce service à l’égard du corps mystique de deux façons : il fut sur terre un « doctor vitae », c’est-à-dire un docteur de la vie éternelle ; il est au ciel un « intercessor », c’est-à-dire qu’il prie pour nous. Dans cette prière nous apprenons à connaître le service rendu par le saint à la communauté de l’Église.

L’Évangile renferme tout particulièrement des pensées communautaires. Le Christ nous enseigne les devoirs envers la communauté par quatre comparaisons : celles du sel, de la lumière du monde, de la ville sur la montagne et de la lumière dans la maison. Pénétrons le sens de ces comparaisons : le sel doit empêcher la viande de se corrompre ; ainsi le chrétien doit, non pas tant par ses paroles ni par son action que par sa présence même, empêcher la propagation de corruption morale. C’est ce que dit expressément la seconde comparaison : le soleil est la lumière du monde ; le chrétien doit être soleil ; le soleil donne vie, croissance, chaleur, lumière, joie. Le chrétien est la ville sur la montagne, c’est la figure de l’Église. Dans chaque vrai chrétien l’Église doit apparaître aux hommes ! La quatrième comparaison est tout à fait remarquable : Tu dois être une lumière dans la maison ; ton devoir est de faire briller la lumière du Christ au sein de la famille ; service Important envers la communauté la plus intime, la famille.

Appliquons maintenant ces quatre comparaisons à la vie de saint Bernard : l’abbé et l’homme surnaturel, voilà ce qu’il fut pour son temps, pour son Ordre, pour son monastère ! Allons et faisons de même !

Enfin la Communion nous donne une belle image de la communauté : Pendant que le prêtre accomplit l’acte le plus élevé de la communauté, pendant qu’il nourrit au nom du Christ sa sainte famille du pain céleste (communion = communauté), l’Église se souvient du saint abbé qui fut placé par le Seigneur dans sa famille liturgique comme administrateur et père, qui remplit sa charge « avec fidélité et prudence » et distribua à sa « famille » la « mesure de froment », du froment terrestre, mais aussi du froment céleste, la doctrine et l’Eucharistie. En notre Abbé l’Église se voit elle-même ; elle est la mère « fidèle et prudente » qui distribue à sa famille maintenant encore à la messe, « en temps opportun », c’est-à-dire tous les jours, le Froment céleste.

Benoît XVI, catéchèses (21 octobre 2009)

Chers frères et sœurs,

Aujourd’hui je voudrais parler de saint Bernard de Clairvaux, appelé le dernier des Pères de l’Église, car au XII siècle, il a encore une fois souligné et rendue présente la grande théologie des pères. Nous ne connaissons pas en détail les années de son enfance ; nous savons cependant qu’il naquit en 1090 à Fontaines en France, dans une famille nombreuse et assez aisée. Dans son adolescence, il se consacra à l’étude de ce que l’on appelle les arts libéraux - en particulier de la grammaire, de la rhétorique et de la dialectique - à l’école des chanoines de l’église de Saint-Vorles, à Châtillon-sur-Seine et il mûrit lentement la décision d’entrer dans la vie religieuse. Vers vingt ans, il entra à Cîteaux, une fondation monastique nouvelle, plus souple par rapport aux anciens et vénérables monastères de l’époque et, dans le même temps, plus rigoureuse dans la pratique des conseils évangéliques. Quelques années plus tard, en 1115, Bernard fut envoyé par saint Etienne Harding, troisième abbé de Cîteaux, pour fonder le monastère de Clairvaux. C’est là que le jeune abbé (il n’avait que vingt-cinq ans) put affiner sa propre conception de la vie monastique, et s’engager à la traduire dans la pratique. En regardant la discipline des autres monastères, Bernard rappela avec fermeté la nécessité d’une vie sobre et mesurée, à table comme dans l’habillement et dans les édifices monastiques, recommandant de soutenir et de prendre soin des pauvres. Entre temps, la communauté de Clairvaux devenait toujours plus nombreuse et multipliait ses fondations.

Au cours de ces mêmes années, avant 1130, Bernard commença une longue correspondance avec de nombreuses personnes, aussi bien importantes que de conditions sociales modestes. Aux multiples Lettres de cette période, il faut ajouter les nombreux Sermons, ainsi que les Sentences et les Traités. C’est toujours à cette époque que remonte la grande amitié de Bernard avec Guillaume, abbé de Saint-Thierry, et avec Guillaume de Champeaux, des figures parmi les plus importantes du XIIe siècle. A partir de 1130, il commença à s’occuper de nombreuses et graves questions du Saint-Siège et de l’Église. C’est pour cette raison qu’il dut sortir toujours plus souvent de son monastère, et parfois hors de France. Il fonda également quelques monastères féminins, et engagea une vive correspondance avec Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, dont j’ai parlé mercredi dernier. Il dirigea surtout ses écrits polémiques contre Abélard, le grand penseur qui a lancé une nouvelle manière de faire de la théologie en introduisant en particulier la méthode dialectique-philosophique dans la construction de la pensée théologique. Un autre front sur lequel Bernard a lutté était l’hérésie des Cathares, qui méprisaient la matière et le corps humain, méprisant en conséquence le Créateur. En revanche, il sentit le devoir de prendre la défense des juifs, en condamnant les vagues d’antisémitisme toujours plus diffuses. C’est pour ce dernier aspect de son action apostolique que, quelques dizaines d’années plus tard, Éphraïm, rabbin de Bonn, adressa un vibrant hommage à Bernard. Au cours de cette même période, le saint abbé rédigea ses œuvres les plus fameuses, comme les très célèbres Sermons sur le Cantique des Cantiques. Au cours des dernières années de sa vie – sa mort survint en 1153 – Bernard dut limiter les voyages, sans pourtant les interrompre complètement. Il en profita pour revoir définitivement l’ensemble des Lettres, des Sermons, et des Traités.

Un ouvrage assez singulier, qu’il termina précisément en cette période, en 1145, quand un de ses élèves Bernardo Pignatelli, fut élu Pape sous le nom d’Eugène III, mérite d’être mentionné. En cette circonstance, Bernard, en qualité de Père spirituel, écrivit à son fils spirituel le texte De Consideratione, qui contient un enseignement en vue d’être un bon Pape. Dans ce livre, qui demeure une lecture intéressante pour les Papes de tous les temps, Bernard n’indique pas seulement comment bien faire le Pape, mais présente également une profonde vision des mystères de l’Église et du mystère du Christ, qui se résout, à la fin, dans la contemplation du mystère de Dieu un et trine : "On devrait encore poursuivre la recherche de ce Dieu, qui n’est pas encore assez recherché", écrit le saint abbé : "mais on peut peut-être mieux le chercher et le trouver plus facilement avec la prière qu’avec la discussion. Nous mettons alors ici un terme au livre, mais non à la recherche" [33], à être en chemin vers Dieu.

Je voudrais à présent m’arrêter sur deux aspects centraux de la riche doctrine de Bernard : elles concernent Jésus Christ et la Très Sainte Vierge Marie, sa Mère. Sa sollicitude à l’égard de la participation intime et vitale du chrétien à l’amour de Dieu en Jésus Christ n’apporte pas d’orientations nouvelles dans le statut scientifique de la théologie. Mais, de manière plus décidée que jamais, l’abbé de Clairvaux configure le théologien au contemplatif et au mystique. Seul Jésus – insiste Bernard face aux raisonnements dialectiques complexes de son temps – seul Jésus est "miel à la bouche, cantique à l’oreille, joie dans le cœur (mel in ore, in aure melos, in corde iubilum)". C’est précisément de là que vient le titre, que lui attribue la tradition, de Doctor mellifluus : sa louange de Jésus Christ, en effet, "coule comme le miel". Dans les batailles exténuantes entre nominalistes et réalistes - deux courants philosophiques de l’époque - dans ces batailles, l’Abbé de Clairvaux ne se lasse pas de répéter qu’il n’y a qu’un nom qui compte, celui de Jésus le Nazaréen. "Aride est toute nourriture de l’âme", confesse-t-il, "si elle n’est pas baignée de cette huile ; insipide, si elle n’est pas agrémentée de ce sel. Ce que tu écris n’a aucun goût pour moi, si je n’y ai pas lu Jésus". Et il conclut : "Lorsque tu discutes ou que tu parles, rien n’a de saveur pour moi, si je n’ai pas entendu résonner le nom de Jésus" [34]. En effet, pour Bernard, la véritable connaissance de Dieu consiste dans l’expérience personnelle et profonde de Jésus Christ et de son amour. Et cela, chers frères et sœurs, vaut pour chaque chrétien : la foi est avant tout une rencontre personnelle, intime avec Jésus, et doit faire l’expérience de sa proximité, de son amitié, de son amour, et ce n’est qu’ainsi que l’on apprend à le connaître toujours plus, à l’aimer et le suivre toujours plus. Que cela puisse advenir pour chacun de nous !

Dans un autre célèbre Sermon le dimanche entre l’octave de l’Assomption, le saint Abbé décrit en termes passionnés l’intime participation de Marie au sacrifice rédempteur du Fils. "O sainte Mère, - s’exclame-t-il - vraiment, une épée a transpercé ton âme !... La violence de la douleur a transpercé à tel point ton âme que nous pouvons t’appeler à juste titre plus que martyr, car en toi, la participation à la passion du Fils dépassa de loin dans l’intensité les souffrances physiques du martyre" [35]. Bernard n’a aucun doute : "per Mariam ad Iesum", à travers Marie, nous sommes conduits à Jésus. Il atteste avec clarté l’obéissance de Marie à Jésus, selon les fondements de la mariologie traditionnelle. Mais le corps du Sermon documente également la place privilégiée de la Vierge dans l’économie de salut, à la suite de la participation très particulière de la Mère (compassio) au sacrifice du Fils. Ce n’est pas par hasard qu’un siècle et demi après la mort de Bernard, Dante Alighieri, dans le dernier cantique de la Divine Comédie, placera sur les lèvres du "Doctor mellifluus" la sublime prière à Marie : "Vierge Mère, fille de ton Fils, / humble et élevée plus qu’aucune autre créature / terme fixe d’un éternel conseil,..." [36].

Ces réflexions, caractéristiques d’un amoureux de Jésus et de Marie comme saint Bernard, interpellent aujourd’hui encore de façon salutaire non seulement les théologiens, mais tous les croyants. On prétend parfois résoudre les questions fondamentales sur Dieu, sur l’homme et sur le monde à travers les seules forces de la raison. Saint Bernard, au contraire, solidement ancré dans la Bible, et dans les Pères de l’Église, nous rappelle que sans une profonde foi en Dieu alimentée par la prière et par la contemplation, par un rapport intime avec le Seigneur, nos réflexions sur les mystères divins risquent de devenir un vain exercice intellectuel, et perdent leur crédibilité. La théologie renvoie à la "science des saints", à leur intuition des mystères du Dieu vivant, à leur sagesse, don de l’Esprit Saint, qui deviennent un point de référence de la pensée théologique. Avec Bernard de Clairvaux, nous aussi nous devons reconnaître que l’homme cherche mieux et trouve plus facilement Dieu "avec la prière qu’avec la discussion". A la fin, la figure la plus authentique du théologien et de toute évangélisation demeure celle de l’apôtre Jean, qui a appuyé sa tête sur le cœur du Maître.

Je voudrais conclure ces réflexions sur saint Bernard par les invocations à Marie, que nous lisons dans une belle homélie. "Dans les dangers, les difficultés, les incertitudes - dit-il - pense à Marie, invoque Marie. Qu’elle ne se détache jamais de tes lèvres, qu’elle ne se détache jamais de ton cœur ; et afin que tu puisses obtenir l’aide de sa prière, n’oublie jamais l’exemple de sa vie. Si tu la suis, tu ne te tromperas pas de chemin ; si tu la pries, tu ne désespéreras pas ; si tu penses à elle, tu ne peux pas te tromper. Si elle te soutient, tu ne tombes pas ; si elle te protège, tu n’as rien à craindre ; si elle te guide, tu ne te fatigues pas ; si elle t’est propice, tu arriveras à destination..." [37].

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[1] Deut. XXXII, 13.

[2] Judic. VI, 37-40.

[3] Gen. III, 12.

[4] Cant. IV, 16.

[5] Bernard. Sermo in Nativ. B. M.

[6] Vita Bernardi, I, IV, 23.

[7] Greg. Dialog. II, XXXVI.

[8] S. P. Benedict. in Reg. Prolog.

[9] Isai. LIV, 1.

[10] Vita, I, VIII, 41.

[11] De diligendo Deo, I, 1.

[12] Psalm. XXX, 13.

[13] Vita, I, VI, 27-30.

[14] Act. IX, 15.

[15] Vita, I, VI, 30.

[16] Gen. XXXIII, 13.

[17] S. P. Benedict. Reg. LXIV.

[18] Psalm. XL, 2.

[19] Matth. XIX, 27.

[20] Bern. De Diversis, Sermo XXXVII, 7.

[21] In Dedicat. Eccl. Sermo 1, 2.

[22] Matth. VI, 21.

[23] Psalm. XLIV, 14.

[24] Epist. CCL.

[25] Epist. CXLI.

[26] De Consideratione, II, I, 1-4.

[27] Epist. CCXCVIII, etc.

[28] In Cantica, Sermon. I, 1 ; III, 6 ; XXVI, 3-14 ; XXXVI, 7 ; XLIV, 8 ; LXXIV, 1-7 ; etc.

[29] Ibid. Sermo LXXXVI, 4.

[30] Bernard. In Assumpt B. V. M. Sermo 1.

[31] Bernard. In Assumpt. B. M. V. Sermo IV.

[32] On sait que la tradition de la cathédrale de Spire attribue à saint Bernard l’addition de ces trois cris du cœur au Salve Regina.

[33] XIV, 32 : PL 182, 808.

[34] Sermones in Cantica Canticorum XV, 6 : PL 183, 847.

[35] 14 : PL 183-437-438.

[36] Paradis 33, vv. 1ss.

[37] Hom. II super "Missus est", 17 : PL 183, 70-71.