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In Cours et Conférences des Semaines Liturgiques, T. VII : le Canon de la Messe, Abbaye du Mont-César, Louvain, 1929.
Introduction |
État de la question |
Le texte du De Sacramentis (de saint Ambroise) |
Du De Sacramentis au Supplices du Canon Romain |
Conclusion |
« Haec verba mysterii tam profunda, tam mira et stupenda quis comprehendere sufficiat » ? disait au IXe siècle le diacre Florus à propos du Supplices [1]. Quatre siècles plus tard, le pape Innocent III lui faisait écho : « Tantae sunt profunditatis hæc verba ut intellectus humanus vix ea sufficiat penetrare. » [2] Et le savant P. Lebrun jugeait prudent, avant de tenter une explication de cette prière, de renchérir encore sur ses prédécesseurs [3].
Je n’ai nullement la prétention de tirer parfaitement au clair ce que des esprits si distingués ont renoncé à comprendre. Pourtant j’avoue que cette abnégation intellectuelle ne me satisfait qu’à moitié. Pareille attitude se comprend en face d’une prophétie, d’une apocalypse ou des révélations d’un mystique ; elle étonne en présence d’une prière qui fut composée par un homme pour l’usage des hommes et qui devait avoir, aux yeux du moins de son auteur, un sens intelligible.
Malgré toutes les difficultés, posons donc une fois encore la question : quel est le sens de cette prière ? C’est là le problème fondamental à résoudre. Nous en voyons bientôt surgir d’autres. Quelle est l’origine de cette prière ? Quelle est l’origine des idées principales qu’on y trouve : le rôle de l’ange dans les sacrifices et la signification de l’autel céleste dans la théologie juive et le christianisme des premiers siècles ? Ces problèmes sont en eux-mêmes secondaires ; mais en réalité on s’aperçoit bien vite que si l’origine lointaine des idées ne jette guère de clarté sur notre sujet, on ne peut aborder le problème fondamental sans avoir approfondi la question de l’origine de la prière elle-même. Laissant donc au second plan l’aspect théologique du problème, je m’attacherai avant tout au côté historique.
On peut diviser les interprètes du Supplices en trois groupes, d’après le sens qu’ils donnent au mot Angelus.
I. Pour un premier groupe, Angelus doit s’interpréter dans son sens habituel. Mais tandis que les uns n’y voient qu’un appel au ministère des anges en général, d’autres essaient d’identifier l’ange en question : ou bien ce serait l’Ange de l’eucharistie, de même qu’il y a l’ange du baptême et de la pénitence ; l’ange de la prière chrétienne, l’archange S. Michel, ou bien encore l’ange gardien du prêtre etc...
Pour la grande majorité de ces auteurs [4], le Supplices est une prière d’oblation. Naturellement, ils ne songent pas à demander le transfert au ciel des espèces eucharistiques : haec, ce n’est pas seulement le sacrifice du Christ, mais aussi celui de l’Église : « ...Il faut toujours se souvenir, écrit Bossuet, que ces choses dont on y parle, sont à la vérité le corps et le sang de Jésus-Christ ; mais qu’elles sont ce corps et ce sang avec nous tous et avec nos vœux et nos prières et que tout cela ensemble compose une même oblation que nous voulons rendre en tout point agréable à Dieu, et du côté de Jésus-Christ qui s’est offert, et du côté de ceux qui l’offrent et qui s’offrent aussi avec lui... » [5]
C’est là l’opinion, je ne dirai pas traditionnelle — ce serait préjuger de la question — mais l’opinion la plus commune de nos jours. [6]
2. Plusieurs liturgistes, parmi lesquels il faut citer avant tout Hoppe [7] et Dom Cagin [8], voient dans l’ange le Saint-Esprit et font du Supplices une épiclèse.
Le Supplices tient en effet dans le canon romain la place qu’occupé l’épiclèse dans les autres liturgies. La seconde partie (ut quotquot... repleamur) est bien une fin d’épiclèse. Le geste qui l’accompagne — l’inclination profonde et, dans certaines liturgies, le croisement des mains — est lui aussi le geste de l’épiclèse. Enfin, dans certains textes apparentés à notre Supplices, l’expression Angelus, Sanctus Angelus semble bien une invocation adressée au Saint-Esprit. C’est surtout le discurrente sancto angelo tuo de la liturgie mozarabe [9] et l’Emitte angelum tuum qui est, au dire de Dom Cagin, une ancienne épiclèse de confraction [10].
Cette interprétation si séduisante soit-elle, repose sur des fondements fragiles. Si l’on admet que l’épiclèse au sens strict est un fait primitif et universel, que par conséquent elle doit se trouver dans la messe romaine et précisément à la même place que dans les autres liturgies, il ne reste plus en effet qu’à conclure : le Supplices est l’épiclèse, l’ange n’est autre que le Saint-Esprit et nous ne pouvons y demander que ce que l’on demande dans les épiclèses, la consécration. Mais en réalité il est très contestable que l’épiclèse de consécration soit un fait primitif et universel ; il n’est pas certain par conséquent que la messe romaine en ait une, et beaucoup moins encore que cette épiclèse occupe la même place que dans les autres liturgies [11].
3. le P, delà Taille a [12] admis le fond de l’interprétation précédente : le Supplices est une demande de consécration ; mais il lui semble peu probable que l’ange soit le Saint-Esprit. A cette identification il en substitue une autre qui lui paraît plus solidement établie par la tradition : l’ange est le Christ. N’est-il pas en effet le Magni Consilii Angelus d’Isaïe ? La tradition ne lui a-t-elle pas conservé ce titre ? Bien plus : des écrivains du moyen-âge, du XIIe siècle en particulier, qui est, paraît-il, Page d’or de la liturgie [13], se prononcent formellement pour cette identification dans le Supplices. Ne sont-ils pas en cela les échos d’une ancienne tradition ? D’ailleurs aucun ange n’est capable d’opérer la consécration demandée par cette prière et l’on ne peut songer qu’au Christ lui-même. Sans doute les anges proprement dits ne sont pas exclus ; car le Christ est invoqué comme chef des légions angéliques, et les esprits célestes interviennent groupés autour de leur chef. Il n’en reste pas moins que le Sanctus Angelus est avant tout le Christ lui-même.
J’ai déjà dit que le P. de la Taille accepte en partie les conclusions de Hoppe-Cagin et que par conséquent sa thèse repose sur les mêmes fondements incertains. Je n’ai pas l’intention de faire une critique détaillée de ces deux opinions. Je voudrais simplement, avant de tenter moi-même un essai de solution, signaler ce qui me paraît être le vice de méthode de leurs auteurs.
Le vice initial est d’avoir simplifié la question.
On recherche le sens à donner au Supplices et l’on suppose à priori que la prière n’a eu et ne peut avoir qu’un sens, en dépit de certaines déviations, depuis les origines jusqu’à nos jours ; que ce sens est en tout conforme à nos conceptions modernes et qu’il rentre exactement dans les cadres de notre théologie savante. Or, cela n’est pas à admettre sans preuve. Le sens de la prière a pu évoluer et le fait qu’à une époque tout le monde s’est accordé à lui donner tel sens ne prouve nullement que ce sens est le seul vrai, ni surtout qu’il est le sens originel de la prière. La prière a pu avoir à l’origine un sens que j’appellerai populaire, c’est-à-dire répondant à une idée encore imprécise ou à une image traditionnelle qu’il ne faut pas prendre à la lettre. Mais à mesure que les idées se précisaient on a voulu la faire rentrer dans les cadres d’une théologie savante, et il a fallu pour cela modifier le sens des termes et leur donner une valeur nouvelle. Il faut donc voir s’il n’y a pas lieu de distinguer le sens que la prière avait à l’origine de celui qu’on a pu lui attribuer dans la suite sous l’influence de la spéculation théologique.
En négligeant cette distinction on tombe dans un autre défaut : la synthèse doctrinale à outrance.
Si le sens dans toute la tradition est uniforme, on se croit autorisé à rapprocher les uns des autres les documents les plus disparates, sans tenir compte de leur âge et du milieu dont ils proviennent : Pères grecs et latins, canon romain, liturgies orientales et occidentales, théologiens du moyen-âge sont censés s’éclairer mutuellement comme s’ils n’avaient tous qu’une même pensée. Chaque recueil liturgique, par exemple le sacramentaire mozarabe, est considéré comme un tout homogène, alors qu’en réalité il renferme des pièces de provenance et de valeur fort diverses. On abuse alors singulièrement du parallélisme.
Dans les Postpridie mozarabes, le Saint-Esprit est invoqué pour la consécration ; dans deux ou trois pièces parallèles, on invoque un Ange. N’est-il pas évident que l’ange en question est le Saint-Esprit ? — Non, pour la bonne raison qu’il peut y avoir dans une même liturgie plusieurs courants de pensées. L’invocation de l’ange peut être le résidu d’une tradition qui tendait à disparaître sous l’influence d’une théologie savante.
Mais si l’on constate que dans telle pièce, par exemple l’Emitte angelum, on a remplacé angelum par Spiritum Sanctum, n’est-ce pas la preuve qu’on identifiait l’ange et l’Esprit-Saint ? —Pas davantage, car substituer n’est pas identifier : le rôle de l’ange ne pouvant guère s’expliquer en toute rigueur de terme, on l’a remplacé par l’Esprit-Saint, jugé plus apte à cette fonction. Cela a pu se faire sans que personne ait jamais songé à identifier l’ange et l’Esprit-Saint.
De même le Christ est appelé l’Ange du Grand Conseil. Devrons-nous pour cela reconnaître chaque fois sous la dénomination Sanctus Angelus le Christ en personne accompagné de toutes les légions célestes ? Non, évidemment. Il faudra prouver dans chaque cas en particulier qu’il ne peut s’agir que du Christ. Or, ici, est-il possible de l’établir ? Oui, à condition de prêter d’abord à un auteur du Ve siècle le raisonnement d’un théologien du XIIe ; à condition aussi d’admettre, par suite du même procédé, que cet auteur a voulu désigner par l’autel le Christ et par le transfert des dons sur l’autel céleste leur changement au corps et au sang du Christ ; le tout reposant, en vertu toujours de l’abus du parallélisme, sur la supposition que le Supplices doit être une demande de consécration.
On peut certes arriver par ces procédés à une interprétation qui satisfasse à toutes lès exigences du dogme et de la théologie ; mais il ne faut pas se faire l’illusion d’avoir découvert par la méthode historique le sens véritable qui se ramène par une tradition vénérable aux origines mêmes de la prière.
Le document le plus ancien qui nous renseigne sur le Supplices ne nous rapporte pas cette prière telle que nous la récitons aujourd’hui ; mais il contient la mention de l’ange du sacrifice et de l’autel céleste incluse dans l’équivalent de notre Supra quæ :
Ergo memores gloriosissime ejus passionis et ab inferis ressurectionis et in cœlos ascensionis, offerimus tibi hanc immaculatam hostiam, rationabilem hostiam, incruentam hostiam, hunc panem sanctum et calicem vitæ alterna ; et petimus et precamur ut hanc oblationem suscipias in sublimi altari tuo per manus angelorum tuorum, sicut suscipere dignatus es munera pueri tui justi Abel et sacrificium patriarchæ nostri Abrahæ et quod tibi obtulit summus sacer-dos Melchisedech. [14]
« Nous rappelant donc sa très glorieuse passion, sa résurrection des enfers et son ascension au ciel, nous t’offrons cette hostie sans tache, cette hostie spirituelle, cette hostie non sanglante, ce pain sacré et le calice de la vie éternelle , et nous te demandons et te prions d’accepter cette oblation par les mains de tes anges sur ton autel d’en-haut, comme tu as daigné accepter les dons de ton serviteur le juste Abel, le sacrifice de notre père Abraham et celui que t’a offert le grand-prêtre Melchisédech. ».
C’est là le document le plus ancien. Est-ce en même temps le plus fidèle ? Représente-t-il vraiment la forme primitive de notre prière ? En général, les critiques récents ne croient pas à la fidélité des fragments du canon rapportés par le De Sacramentis. Ils y voient « un commentaire oratoire et parénétique du canon romain » [15] ou bien « une citation écourtée et comprimée » [16]. Quant à notre prière en particulier, Lietzmann la considère comme une forme secondaire de l’ancienne prière d’offrande conservée pure dans notre Supra quæ [17].
Il me semble cependant que cette méfiance n’est pas justifiée et que le « Ergo memores » du De Sacramentis est la forme primitive d’où provient la forme actuelle du Supra quæ et du Supplices [18].
Le De Sacramentis est, notons-le bien, le document de loin le plus ancien que nous possédons, et nous n’avons à lui comparer que des textes postérieurs de deux siècles au moins. Dès lors, ne serait-il pas téméraire de rejeter le témoignage de ce document sur de simples impressions, en réalité parce qu’il s’écarte trop de notre texte ?
Tout d’abord, les fragments rapportés par le De Sacramentis ne peuvent être ni une paraphrase libre ni un commentaire du canon : fait étrange, le commentateur aurait abrégé le texte pour l’expliquer, car la forme du De Sacramentis. est plus courte que la nôtre. Le commentaire serait plus obscur que le texte ; car assurément la formule fac nobis hanc oblationem… acceptabilem quod figura est corporis et sanguinis D. N. I. C. [19] est moins claire que notre ut nobis corpus et sanguis fiat D. N. I. C. [20].
On trouve peu probable que notre formule actuelle soit l’amplification d’une ancienne formule plus brève [21], Pourquoi ? Si nous ne savions par le Liber Pontificalis que S. Léon a fait ajouter au Supra quæ les paroles « sanctum sacrificium, immaculatam hostiam » [22] nous serions tentés d’accuser l’auteur du De Sacramentis d’avoir omis cette finale. Est-il invraisemblable que notre prière ait subi d’autres retouches du même genre dont le souvenir ne nous a été conservé par aucun document ? En fait, la plus grande simplicité d’une formule est plutôt un signe d’archaïsme, car nous constatons que les formules vont plutôt en se développant qu’en se simplifiant.
Signe d’archaïsme aussi que l’expression quod figura est corporis D. N. I. C. [23] qui nous choque aujourd’hui. Nous en trouvons l’équivalent dans l’épiclèse de l’anaphore de Sérapion :
Tibi obtulimus hunc panem, similitudinem corporis Unigeniti
Nous t’offrons ce pain, figure du Corps de ton Fils unique. [24]
Tertullien emploie plusieurs fois cette expression et l’on pourrait croire que c’est là l’écho d’une formule liturgique : hoc est corpus meum dicendo, id est figura corporis [25]. On retrouve son équivalent typos, antítypos, homoíma, typus, antitypus, dans d’autres liturgies et dans les Pères ; l’expression figura corporis Christi à propos de l’eucharistie continuera d’être employée chez les latins jusqu’au moyen-âge. « On savait bien, dit Dom Wilmart, que le corps et le sang de N.-S. étaient pour la foi réalisés et présents sur l’autel ; on continuait cependant à parler du pain et du vin, seuls accessibles aux sens, représentant pour les sens le corps et le sang invisibles. Dans ce point de vue on appelait le pain et le vin une fois consacrés : ressemblance, type, image, signe, sacrement, figure ; ils symbolisaient en effet d’une manière effective les réalités cachées. » [26].
Le caractère archaïque du De Sacramentis plaide donc pour sa priorité. Néanmoins les omissions, inversions, et substitutions de mots ne sont-elles pas assez nombreuses pour qu’on puisse soupçonner l’auteur de traiter son texte fort librement ? Dès lors, quelle confiance pouvons-nous encore lui témoigner ? Cette liberté que l’auteur prend vis-à-vis son texte — qui est en somme un texte vivant, en voie de formation — n’a rien qui doive nous étonner : qu’on remplace un mot par un synonyme, qu’on en déplace un autre, qu’on en ajoute un troisième ou qu’on le supprime, pourvu que le sens général soit intact, qu’importé ? C’est là le sort de tous les textes anciens à leur origine [27]. Je ne prétends donc nullement retrouver dans le De Sacramentis le texte de la prière dans toute sa pureté, telle qu’elle est sortie de la plume ou de la bouche de son auteur. J’abandonne volontiers telle expression, — par exemple angelorum à la place de sancti angeli — qui peut être le résultat d’une correction, et je m’appuie uniquement sur la structure générale de la prière : on n’a aucune raison positive de croire que le De Sacramentis ne donne pas une reproduction substantiellement fidèle du canon et que l’inclusion d’une partie du Supplices dans l’équivalent du Supra quæ est son œuvre propre.
Bien plus : on a des raisons positives d’affirmer le contraire et de dire que c’est là la forme primitive.
22. Beaucoup de liturgies orientales possèdent dans des prières d’offertoire ou d’encensement la mention du transfert des dons sur l’autel céleste [28]. Or dans la liturgie de S. Marc et dans celle de S. Basile nous trouvons cette mention rapprochée comme dans le De Sacramentis. de celle des sacrifices de l’Ancien Testament [29]. Est-ce par une simple coïncidence que ces trois liturgies entre lesquelles il ne paraît pas y avoir pour cette prière de dépendance directe ont opéré ce rapprochement ? N’est-ce pas plutôt la preuve que ce rapprochement était primitif ? Il me paraît plus facile d’admettre que les deux éléments ont été plus tard dissociés que de croire à un rapprochement simultané par des documents indépendants. La mention du transfert des dons sur l’autel céleste semble donc bien avoir pénétré dans la liturgie étroitement unie à celle des sacrifices de l’Ancien Testament, et par conséquent le caractère primitif du texte donné par le De Sacramentis est confirmé d’une façon positive.
Quant à ceux qui ne voudraient pas admettre cette conclusion, ils ne pourront nier du moins que nous avons dans le De Sacramentis la plus ancienne interprétation du Supplices et que cette interprétation conserve d’une façon très claire le sens naturel de cette prière tel qu’il se trouve dans les autres liturgies : le Supplices est une demande d’acceptation par le ministère des anges.
Par suite de quelles circonstances la prière du De Sacramentis s’est-elle transformée en notre Supplices et notre Supra quæ ? Avant d’entrer dans le domaine des conjectures, il est bon de fixer des points de repaire bien établis.
Nous sommes en possession des deux formes du texte : celle du De Sacramentis au Ve siècle, celle du canon romain au VIIe. C’est dans l’intervalle qu’a dû se produire le changement. Or nous savons précisément qu’au cours des Ve-VIe siècles on a fait subir au canon certains remaniements : addition par saint Léon du Sanctum sacrificium, insertion du Mémento des morts qui manque encore dans certains témoins du canon romain [30] ; surtout introduction par S. Grégoire du Pater avec son embolisme. Je dis : surtout, parce que cette insertion a produit un changement plus considérable dans l’économie du canon : le rejet de la fraction après le Pater a été certainement une des causes de la disparition des prières de fraction qui existent dans les autres liturgies et dont on a signalé quelques vestiges dans le canon romain [31].
Ce fait qui s’est produit au VIe siècle ne suggère-t-il pas une réponse au problème qui nous occupe ?
Parmi les historiens du Canon, plus d’un a voulu placer l’épiclèse aujourd’hui disparue au milieu de notre Supplices (entre majestatis tuae et ut quotquot) ou du moins rattacher cette dernière partie à l’épiclèse [32]. Ce sont là des hypothèses que je ne veux pas reprendre à mon compte.
Mais un fait a été remarqué par ces auteurs : le Ut quotquot se rattache d’une façon peu naturelle à la première partie de la prière [33]. Or d’autre part nous voyons, d’après le De Sacramentis, que la première partie du Supplices a fait corps avec le Supra quae et que par conséquent le raccordement actuel était impossible. J’en conclus que le « ut quotquot » a dû suivre une autre prière dont il était la conclusion. Et puisque le déplacement de la fraction est un fait établi, n’est-il pas légitime de conjecturer que cette prière était une prière de fraction ?
Mais, dira-t-on, pourquoi pas une épiclèse pure et simple comme le prétendent Drews, Watterich et Baumstark ? Quel avantage y a-t-il à remplacer leur hypothèse par une nouvelle ?
La raison est tout simplement que nous ne trouvons dans la tradition aucun indice qui nous permette d’affirmer la suppression d’une épiclèse de consécration dans le canon romain. Est-il vraisemblable qu’un tel changement ait pu se produire sans susciter des polémiques et sans laisser quelques traces ? Au contraire nous voyons très bien pourquoi une prière de fraction devait se transformer par le fait que le rite se déplaçait.
Cette prière n’était d’ailleurs pas sans lien avec l’épiclèse : Dom Cagin a mis en lumière ce lien intime qui existait souvent entre la fraction et l’épiclèse [34] et nous pouvons donner à notre prière le nom qu’il donne à l’Emitte angelum : épiclèse de contraction. L’hypothèse paraîtra encore plus vraisemblable si, se rappelant l’union naturelle qui existe entre la fraction et la communion, on remarque que le ut quotquot est une prière pour obtenir les effets de la communion.
J’ai dit et je répète que ce n’est là qu’une conjecture. Quand les documents ne nous permettent pas d’aller plus loin, il est de bonne critique de s’arrêter : non plus sapere quant oportet sapere, disait S. Paul, sed sapere ad sobrietatem.
J’ai écarté plus haut l’interprétation qui fait de l’ange le Christ ou l’Esprit-Saint. Mais j’envisageais surtout le texte du De Sacramentis. De fait dans ce texte la comparaison avec les sacrifices de l’Ancien Testament éclaire singulièrement l’idée. Cependant en faisant du transfert des dons par l’ange l’objet d’une prière spéciale, on a accentué le rôle et la personnalité de l’ange ; ce qui était peut-être une simple image a pu se préciser en .une idée et il est possible qu’on ait voulu en même temps donner à la prière un, sens nouveau.
C’est possible. Mais il faudrait l’établir d’une façon positive. Or, en fait rien ne permet de l’affirmer. A côté des textes douteux invoqués par Hoppe et Cagin en faveur de leur thèse, nous trouvons d’autres textes liturgiques dans lesquels nous voyons un ange véritable intervenir dans l’eucharistie. C’est tout d’abord l’Expositio brevis antiquæ liturgiæ gallicanæ attribuée à S. Germain :
Confractio vero et commixtio corporis Domini tantis mysteriis declarata antiquitus sanctis Patribus fuit, ut dum sacerdos oblationem confrangeret, videbatur quasi Angelus Dei membra fulgentis pueri cultro concædere et sanguinem ejus in calicem excipiendo colligere, ut veracius dicerent verbum dicente domino carnem ejus esse cibum et sanguinem ejus esse potum [35].
Et dans la seconde partie :
Angelus enim Dei ad secreta super altare tamquam super monumentum descendit et ipsam hostiam benedicit instar illius angeli qui Christi resurrectionem evangelizavit [36].
Nous avons ensuite deux Post pridie de la liturgie mozarabe :
Excelse celorum Deus ac Domine, qui martiris tui Valeriani voluntatem per Angelum sciscitare dignatus es... per eamdem Angeli tui precem quesumus, ut nostris petitionibus placabilem accomodes aurem, et per quem visitasti illorum iam incredula pectora, per eum corda nostra iubeas mederi infirma ; et per quem illorum suscepisti precamina, per eum iubeas sancti-ficare oblzta [37].
Deus qui per manus Angeli tui argumentum rotarum quo certatrix Eufimia distendebatur mirifice confregisti ; tu ad sanctificanda hec oblata tibi libamina salutis e celo nuntium mine, qui et ad te nostrorum vulnerum causas déférât et apte oblatam nobis exhibeat medicinam [38].
Enfin le bénédictionnaire d’Autun-Freising :
Transmitte Domine de caelo de sancta sede tua angelum qui communicet populum et sanctam eucharistiam de manu sua accipiat [39].
Ces textes très clairs rapprochés de textes beaucoup plus nombreux dans lesquels Sanctus Angelus désigne un ange véritable nous autorisent à conclure qu’il en est de même ici. Aux analogies invoquées par Hoppe-Cagin on peut opposer à la fois des analogies tout aussi probantes et le sens littéral qui reste jusqu’à preuve du contraire le sens véritable d’un texte.
Ne pourrait-on cependant invoquer une tradition en faveur de l’identification de l’ange avec le Christ ?
Je ne puis traiter ici cette question qui déborderait le cadre d’un simple rapport, et que j’espère exposer ailleurs [40]. Qu’il me suffise de dire qu’après avoir étudié la tradition occidentale depuis les anciennes Expositiones missae jusqu’aux théologiens du XIIIe siècle , je suis arrivé aux conclusions suivantes :
I. L’interprétation suivant laquelle l’ange du sacrifice est le Christ date du XIIe siècle. On ne peut donc invoquer en sa faveur une tradition véritable.
2. Les auteurs plus anciens, même lorsqu’ils semblent faire du Supplices une prière de consécration, considèrent cependant le Sanctus Angelus comme un ange véritable, ou comme l’ensemble des anges.
Je puis donc conclure que l’opinion que j’appelais au début commune est l’opinion traditionnelle, non pas dans le sens théologique —, puisqu’il ne s’agit pas d’une question de foi ou de mœurs —, mais dans le sens historique du mot.
Le Supplices est donc une prière d’oblation par le ministère angélique. Faut-il aller plus loin et demander quel est parmi les anges celui que nous invoquons et quelle est exactement sa mission ? Je ne le crois pas. D’abord, aucune des identifications proposées ne repose sur un fondement sérieux [41]. Ensuite, pour comprendre un texte, il faut tâcher de le replacer dans son milieu. Or il me semble qu’il y aurait un manque d’adaptation de notre part si nous voulions donner une précision théologique trop grande à une image. Il faut distinguer en effet dans notre prière une image et une idée. L’idée, c’est la croyance traditionnelle à l’intervention des anges non seulement dans la prière, mais spécialement dans la célébration du mystère eucharistique. L’image, c’est le transfert des dons sur l’autel céleste [42]. Vouloir donner à chaque trait de cette image une valeur propre, c’est l’obscurcir sans profit pour la clarté de l’idée : qui est cet ange ? Qu’est l’autel céleste ? Qu’est-ce que l’ange y transporte ? Pourquoi ne pas chercher tout aussi bien ce que sont les mains de l’ange ? Prenons la comparaison dans son ensemble : « De même qu’un ange vous offrait les sacrifices de l’ancienne loi, qu’il nous aide à vous faire agréer notre sacrifice. » C’est peut-être trop simple pour nous satisfaire ; mais les anciens étaient plus simples que nous ne le sommes, et il faut savoir pour les comprendre nous défaire parfois des complications de notre intelligence et de celles de notre imagination.
[1] Qui pourrait être capable de comprendre ces paroles du Mystère si profondes, si étonnantes et stupéfiantes. De expositione missae, P. L. t. CXIX, 58.
[2] Ces paroles sont d’une telle profondeur qu l’intelligence humaine peut à peine les pénétrer. De sacro altaris mysterio. P. L. t. CCXVII, 891.
[3] Explication littérale historique et dogmatique des prières et des cérémonies de la messe. T. I, Paris, 1777, D. 502-503.
[4] Pierre Lombard par exemple tout en voyant dans le sanctus Angelus un ange véritable semble faire du Supplices une prière de consécration. Cf. IV Sent. d. 13, c. s, éd. Quaracchi 1916, p. 817-818.
[5] Explication de Quelques difficultés sur les prières de la messe. Œuvres complètes, éd. Migne, T. V. Paris, 1856, c. 1697.
[6] Cf. P. batiffol, Leçons sur la messe, Paris 1919, p. 269. E. Vandeur, La sainte Messe, Maredsous 1912, p. 175-179.
[7] Die Epiklesis der griechischen und orientalischen Liturgien und der römische Consekrations-kanon, Schaffhausen 1864. Bien que déjà ancien, ce livre est un des ouvrages les plus intéressants au sujet de l’épiclèse. Pour la question qui nous occupe, c’est encore le mieux documenté
[8] L’antiphonaire ambrosien, dans Paléographie musicale, Solesmes 1896, p. 83-92. — Te Deum ou Illatio ? Solesmes 1906, p. 215-238. — En schématisant, j’ai dû simplifier. Dom Cagin ne se fait pas de l’épiclèse la même idée que Hoppe : primitivement l’objet de l’épiclèse était la confirmation du sacrifice par l’Esprit-Saint et non la transsubstantiation comme dans les liturgies orientales actuelles. D. Cagin n’a pas traité ex professo la question qui nous occupe ; il n’y touche qu’en passant, et sans y apporter toujours la précision et la clarté désirables. Je me suis donc attaché avant tout à l’exposé de Hoppe, en le complétant parfois par ce qui me parait être la pensée de Cagin. Je dis « paraît », car il faut suppléer parfois au texte d’un auteur plus remarquable par son érudition que par la limpidité de son exposé. Au sujet de la théorie de D. Cagin sur l’épiclèse, voir aussi L’Eucharistia, Rome 1912, p. 190-210.
[9] Liber mozarabicus sacramentorum, éd. Férotin, Paris 1912, p. 619-620.
[10] Cf. Cagin, Te Deum, o. c., p. 217.
[11] Je ne puis entrer ici dans la question si compliquée de l’épiclèse. Supposé qu’il doive y avoir une épiclèse dans la messe romaine, cette épiclèse peut être le Quam oblationem. Dans un des plus anciens documents que nous possédions l’épiclèse se trouve également avant la consécration : voir le texte du papyrus de Dér-Balyzeh dans Wessely, Les plus anciens monuments du christianisme écrits sur papyrus, Patrologie orientale t. XVIII, 3 Paris 1924, p. 426-427.
[12] Mysterium fidei, éd. 2, Paris 1924, p. 273-283. Esquisse du mystère de la foi, Paris 1924, p. 79-96.
[13] Esquisse, o.c., p. 91. « Il ne paraît donc pas nécessaire d’abandonner l’interprétation, ferme autant que cohérente, donnée par les siècles qui furent l’âge d’or de la Liturgie. »
[14] St Ambroise, De Sacramentis P. L. 16, 464.
[15] Funck, Kirchengeschichtliche Abhandlungen, III, p. 105. Cf. Cabrol, art. : Canon, dans Dictionnaire d’archéologie, t. IV, c. 1877.
[16] P. Batiffol, o. c., p. 215.
[17] H. Lietzmann, Messe und Herrenmahl, Bonn, 1926, p. 120.
[18] Je crois être d’accord en cela avec Dom O. Casel. Après avoir rapporté l’opinion de Lietzmann, il ajoute : « Man könnte es aber auch als die ursprüngliche Form betrachten die in Rom zu dem doppelten Opfergebet Supra quæ und Supplices erweitert worden ist. » Jahrbuch fur Liturgiewissenschaft, VI (1926), p. 212.
[19] Accorde-nous que cette offrande soit approuvée… parce qu’elle est la figure du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
[20] Pour qu’elle devienne le Corps et le Sange de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
[21] Batiffol, o. c., p. 215 « On ne peut pas supposer que le texte du Sacramentaire Gélasien est une paraphrase d’un texte primitif plus concis. »
[22] Saint sacrifice, hostie immaculée.
[23] parce qu’elle est la figure du corps et du sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
[24] Dom Capelle donne la version grecque, nous donnons la traduction latine de Anton Hängi, In Prex Eucharistica, Friboug, 1968, p. 131, § 3.
[25] En disant ceci est mon corps, c’est à dire la figure du corps. Cf. A. wilmart, Transfigurare, Bulletin d’ancienne littérature chrétienne et de liturgie, I (1911), p. 280.
[26] Ibid.,p. 287.
[27] Il ne faut pas se faire d’illusion et prêter aux anciens nos propres idées. L’histoire du texte le plus vénérable que nous possédons, celui du Nouveau Testament est assez instructive à ce sujet et suffît à montrer quelle liberté les anciens pouvaient prendre avec un texte sans cependant l’altérer foncièrement.
[28] Cf. Lietzmânn, Messe, o. c., p. 81-93.
[29] Liturgie de saint Marc :
Recevez, ô Dieu, les dons de ceux qui rendent grâce, sur votre autel saint, cléeste et spirituel, dans la grandeur des cieux, par le ministères de vos anges… comme vous avez reçu les dons de votre juste Abel, le sacrifice de notre patriarche Abraham, l’encens de Zacharie, …
Liturgie de saint Basile :
La recevant sur votre autel, saint, céleste et spirituel, comme un parfum de bonne odeur, envoyez-nous en retour la grâce de votre Saint-Esprit… Et acceptez-la comme vous avez accepté les dons d’Abel, les hosties de Noé, les holocaustes d’Abraham…
Voir le texte complet dans Brightmann, Liturgies Eastern and Western. T. I ; Oxford 1890, p. 129 et 319-320.
[30] Ce sont les manuscrits suivants : Cambrai 164, Vatic. Reg. 337 pour le Sacramentaire grégorien ; Vatic. Reg. 316, Saint-Gall 348 et Paris, Bibl. Nat. lat. 2290 pour le Gelasien. Voir Cabrol, art. cité, c.1865. On donné plusieurs explications de ce fait. On doit au moins en conclure que ce Mémento ne se disait pas à toutes les messes ni partout. De là à dire qu’il n’est pas primitif ou a été déplacé, il n’y a qu’un pas.
[31] L’Emitte angelum déjà signalé cf. Cagin, Te Deum, 1. c. Après D. Cagin, D. Cabrol admet également comme prière de fraction le Per quem haec omnia. Cf. Les origines de la messe et le canon romain, dans Revue du clergé français, XXIV, (1900), p. 23, n. 3.
[32] Citons Drews, Watterich et Baumstark. Voir Baumstark, Liturgia romana e liturgia dell’Esarcato, Rome 1904, p. 115-156, et Cabrol, art. Canon, 1876-1881.
[33] Cela ne veut nullement dire que la prière est incohérente ; mais ce sont des soudures de ce genre qui trahissent souvent des remaniements rédactionnels. Ici le remaniement est confirmé par le De Sacramentis.
[34] Te Deum, p. 218-221.
[35] P. L. t. LXXII, 94. Ce texte contient une allusion à un récit des Apophtegmata Patrum, cf. P. L- 73, 979.
[36] P. L. t. LXXII, 96.
[37] Liber mtzarabicus, éd. Ferotin, p. 28.
[38] Ibid. p. 427. On peut ajouter un troisième qui se trouve dans le Liber ordinum, éd. Férotin Paris, 1904, p. 428 : « Rogamus te Deus piissime ut... huius sacrificii munera per manus angeli tui iubeas sanctifîcari. »
[39] Cf. Leclercq, art : Gallicane (Liturgie) dans Dictionnaire d’archéologie... VI, c. 503.
[40] Cfr. Rechercha de théologie ancienne et médiévale, I (1929), p. 285.
[41] Je ne crois pas devoir faire exception pour l’opinion qui voit dans le Sanctus Angelus l’archange S. Michel. M. Gastoué déclare que « dans la langue liturgique romaine du Ve et du VIe siècle, Sanctus Angelus d’une façon absolue, c’est l’archange saint Michel. » (Dictionnaire d’archéologie... I, c. 1192). Mais il ne donne aucun exemple, et pour cause. Le seul indice que j’ai pu trouver, c’est que dans les anciens sacramentaires on appelle les dimanches qui suivent le 29 septembre « Dominica post Sanctus Angelus », ce qui est assez peu probant. D’ailleurs cela nous ramène-t-il avec certitude à la langue liturgique romaine des Ve-VIe siècles ?
[42] Ce ministère de l’ange ou des anges est une figure, cet autel sublime est pareillement une figure, » dit Mgr Batiffol (o. c., p. 270). De son côté le P. de la Taille écrit : « Le texte, à cet endroit de notre Liturgie est poétique : une interprétation compréhensive et souple, non pas rigide ou étroite, se prêtera mieux que toute autre à revêtir les contours d’une réalité complexe et mystérieuse. » (Esquisse, o, c., p. 96).