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Les Quatre Temps de Septembre

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Sommaire

  Dom Guéranger, l’Année Liturgique  
  Bhx Cardinal Schuster, Liber Sacramentorum  
  Dom Pius Parsch, le Guide dans l’année liturgique  
  Cyrille Vogel, introduction aux sources de l’histoire du culte…  
  Daniélou, Les Quatre-Temps de Septembre et la Fête des Tabernacles  

Les Quatre-Temps de Septembre sont les plus anciens avec ceux de décembre. Ils ont toujours lieu dans la semaine qui suit le 3ème dimanche de septembre. Par commodité, le Missel Romain les place après le 17ème dimanche après la Pentecôte.

Dom Guéranger, l’Année Liturgique

L’Église commence à pratiquer en ce jour le jeûne appelé des Quatre-Temps, lequel s’étend aussi au Vendredi et au Samedi suivants. Cette observance n’appartient point à l’économie de la commémoraison de notre Salut dans l’année liturgique : elle est une des institutions générales de l’Année Ecclésiastique. On peut la ranger au nombre des usages qui ont été imités de la Synagogue par l’Église ; car le prophète Zacharie parle du Jeûne du quatrième, du cinquième, du septième et du dixième mois. L’introduction de cette pratique dans l’Église chrétienne semble remonter aux temps apostoliques ; c’est du moins le sentiment de saint Léon, de saint Isidore de Séville, de Rhaban Maur et de plusieurs autres écrivains de l’antiquité chrétienne : néanmoins, il est remarquable que les Orientaux n’observent pas ce jeûne.

Dès les premiers siècles, les Quatre-Temps ont été fixés, dans l’Église Romaine, aux époques où on les garde encore présentement ; et si l’on trouve plusieurs témoignages des temps anciens dans lesquels il est parlé de Trois Temps et non de Quatre, c’est parce que les Quatre-Temps du printemps, arrivant toujours dans le cours de la première Semaine de Carême, n’ajoutent rien aux observances de la sainte Quarantaine déjà consacrée à une abstinence et à un jeûne plus rigoureux que ceux qui se pratiquent dans tout autre temps de l’année. Les intentions du jeûne des Quatre-Temps sont les mêmes dans l’Église que dans la Synagogue : c’est-à-dire de consacrer par la pénitence chacune des saisons de l’année.

L’hiver, le printemps et l’été, marqués à leur début par l’abstinence et le jeûne, ont vu tour à tour la bénédiction du ciel descendre sur les mois dont ils se composent ; l’automne recueille les fruits que la miséricorde divine, apaisée par les satisfactions des hommes pécheurs, a daigné faire germer du sein de la terre maudite [1]. La semence précieuse confiée au sol dans le temps des frimas, a percé la glèbe dès les premiers beaux jours ; quand Pâque s’est annoncé, elle a donné aux champs la gracieuse parure d’émeraude qui leur convenait pour s’associer au triomphe du Seigneur ; bientôt, image fidèle de ce qu’au même temps devaient être nos âmes sous les feux de l’Esprit-Saint, sa tige a grandi sous l’action de l’ardent soleil, l’épi jaunissant a promis cent pour un au laboureur, la moisson s’est accomplie dans la joie ; et maintenant les gerbes entassées dans les greniers du père de famille invitent l’homme à faire monter sa pensée vers le Dieu de qui lui sont venus tous ces biens. Qu’il ne se dise pas, comme fit ce riche de l’Évangile après une récolte abondante : « Mon âme, te voilà beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années ; repose-toi, mange, bois, fais bonne chère ! » Et Dieu lui dit, ajoute l’Évangile : « Insensé ! Cette nuit on va te redemander ton âme ; ce que tu as amassé, pour qui sera-ce [2] ? » Pour nous, si nous voulons être véritablement riches selon Dieu et mériter son aide dans la conservation, non moins que dans la production des fruits de la terre, employons, au commencement de cette nouvelle saison, les mêmes moyens de pénitence qui nous ont été par trois fois déjà si utiles. C’est au reste un commandement formel de l’Église, obligeant, sous peine de péché grave, quiconque n’est pas dispensé légitimement de l’abstinence et du jeûne en ces trois jours.

Nous avons démontré précédemment la nécessité de l’initiative privée qui s’impose, sur le terrain de la pénitence, au chrétien désireux d’avancer dans les voies du salut. En cette matière pourtant, comme dans toutes les autres, l’œuvre privée n’atteint jamais au mérite et à l’efficacité de l’action publique ; car l’Église revêt de sa dignité même, et de la puissance de propitiation qui s’attache aux démarches de l’Épouse, les actes de pénitence accomplis en son nom dans l’unité du corps social. Saint Léon aime à revenir sur cette donnée fondamentale de l’ascétisme chrétien, dans les discours qu’il adressait au peuple de Rome, à l’occasion de ce jeûne du septième mois. « Bien, dit-il, qu’il soit loisible à chacun de nous d’affliger son corps par des peines volontaires, et de refréner, tantôt plus doucement, tantôt plus sévèrement, les convoitises charnelles qui luttent contre l’esprit : il faut, néanmoins, qu’à certains jours, soit célébré par tous un jeûne général. La dévotion est plus efficace et plus sainte, alors que, dans les œuvres de la piété, l’Église entière s’unit d’un seul esprit et d’une seule âme. Tout ce qui revêt le caractère public est en effet préférable au privé, et l’on doit comprendre qu’un plus grand intérêt est en cause là où s’applique le zèle de tous. Que l’observance particulière du chrétien ne relâche donc rien de sa diligence ; que chacun, implorant le secours de la protection divine, se munisse, à part soi, de la céleste armure contre les embûches des esprits de malice. Mais le soldat de l’Église, bien qu’il puisse se comporter vaillamment dans les combats singuliers, luttera toutefois plus sûrement et plus heureusement à son rang officiel dans l’armée du salut ; qu’il soutienne donc, en la compagnie de ses frères, et sous le commandement de l’invincible roi, la guerre universelle [3]. »

Une autre année, en ces mêmes jours, le saint pape et docteur insistait plus énergiquement encore et plus longuement sur ces considérations, qu’on ne saurait trop rappeler aux tendances individualistes de la piété moderne. Nous ne pouvons lui emprunter que quelques-unes de ses pensées, renvoyant le lecteur au recueil de ses admirables discours. « L’observance réglée d’en haut, déclare-t-il, l’emporte toujours sur les pratiques d’initiative privée, quelles qu’elles puissent être ; la loi publique rend l’action plus sacrée que ne peut faire un règlement particulier. L’exercice de mortification que chacun s’impose d’après son propre arbitre, ne regarde, en effet, que l’utilité d’une partie et d’un membre ; le jeûne qu’entreprend l’Église universelle, au contraire, ne laisse personne à part de la purification générale ; et c’est alors que le peuple de Dieu devient tout-puissant, lorsque les cœurs de tous les fidèles se rassemblent dans l’unité de la sainte obéissance, et que, dans le camp de l’armée chrétienne, les dispositions sont pareilles de tous côtés et la défense la même en tous lieux. Voici donc qu’aujourd’hui, mes bien-aimés, le jeûne solennel du septième mois nous invite à nous ranger sous la puissance de cette invincible unité. Elevons vers Dieu nos cœurs ; dérobons quelque chose de la vie présente pour accroître nos biens éternels. La rémission plénière des péchés s’obtient sans peine, quand toute l’Église se réunit dans une seule prière et une seule confession. Si le Seigneur promet d’octroyer toute demande au pieux accord de deux ou trois [4], que refusera-t-il à tout un peuple innombrable, poursuivant à la fois une même observance et priant dans l’accord d’un même esprit ? C’est une grande chose devant le Seigneur, un spectacle infiniment précieux, quand tout le peuple de Jésus-Christ s’applique ensemble aux mêmes offices, et que, sans distinction de sexe et de conditions, tous les ordres agissent d’un même cœur. S’éloigner du mal et faire le bien [5], apparaît comme l’unique pensée de tous également ; Dieu est glorifié dans les œuvres de ses serviteurs ; l’aumône abonde ; personne ne cherche que les intérêts d’autrui, non les siens. Par cette grâce de Dieu qui fait tout en tous [6], le fruit est commun et commun le mérite ; car l’affection de tous peut être la même, malgré la disproportion des facultés, et ceux qui ont moins à donner s’égalent aux plus riches par l’allégresse qu’ils ressentent des largesses d’autrui. Rien de désordonné dans un tel peuple ; aucune dissemblance, là où tous les membres du corps entier ne conspirent qu’à faire preuve d’une même vigueur d’amour. Alors l’excellence des parties rejaillit sur le tout et fait sa beauté. Embrassons donc, mes bien-aimés, cette bienheureuse solidité de l’unité sacrée, et entrons dans ce jeûne solennel avec la ferme résolution d’une volonté concordante [7]. »

N’oublions point dans nos prières et nos jeûnes, en ces jours, les nouveaux prêtres et les autres ministres de l’Église qui vont recevoir samedi l’imposition des mains. L’Ordination de septembre n’est pas généralement la plus nombreuse de celles que le Pontife accomplit dans le cours de l’année. L’auguste fonction à laquelle le peuple chrétien doit ses pères et ses guides dans les sentiers de la vie, offre cependant un intérêt particulier à cette époque de l’année, qui répond mieux qu’aucune autre à l’état présent du monde, incliné comme il l’est vers sa ruine. L’année penche, elle aussi, à son déclin. L’astre vainqueur, que nous avions vu s’élever au temps de Noël comme un géant, pour triompher des frimas et restreindre l’empire des ténèbres, s’abaisse maintenant, comme épuisé, vers l’horizon ; chaque jour le voit s’éloigner du zénith glorieux où nous admirâmes son éclat incomparable, à l’heure de l’Ascension de notre Emmanuel ; ses feux ont perdu leur ardeur ; et si le temps pendant lequel il répand sa lumière égale encore la durée des ombres, son disque déjà pâlissant annonce l’arrivée des longues nuits où la nature, dépouillée de ses derniers ornements sous l’effort des tempêtes, paraît s’ensevelir pour jamais dans le linceul glacé qui l’étreint. Ainsi le monde, illuminé jadis par l’Homme-Dieu et réchauffé par l’Esprit-Saint, voit en nos temps se refroidir la charité [8], diminuer la lumière et les feux du Soleil de justice. Chaque révolution arrache à l’Église des joyaux qu’elle ne retrouve plus après l’orage ; les bourrasques se multiplient cependant, et la tempête devient l’état normal des sociétés. L’erreur domine, et fait la loi ; l’iniquité abonde. Quand viendra le fils de l’homme, disait le Seigneur, pensez-vous qu’il trouve encore de la foi sur la terre [9] ?

Levez donc vos têtes, enfants de Dieu ; car votre rédemption est proche [10]. Mais d’ici l’heure pourtant où les cieux et la terre, renouvelés pour le règne éternel, s’épanouiront dans l’enivrante lumière de l’Agneau victorieux [11], des jours plus mauvais encore doivent s’écouler où les élus eux-mêmes seraient séduits, s’il était possible [12]. Combien il importe qu’en ces temps malheureux, les pasteurs du troupeau soient à la hauteur de leur vocation dangereuse et sublime ! Jeûnons donc et prions ; si multipliées que soient déjà les pertes subies dans les rangs des chrétiens autrefois fidèles aux pratiques de la pénitence, ne défaillons pas. Serrés dans notre petit nombre autour de l’Église, implorons l’Époux : qu’il daigne multiplier ses dons sur ceux qu’il appelle à l’honneur plus redoutable que jamais du sacerdoce ; qu’il leur infuse sa divine prudence pour déjouer les embûches, son zèle indompté à la poursuite des âmes ingrates, sa persévérance jusqu’à la mort à maintenir, sans réticence et sans compromis, la plénitude de la vérité confiée par lui au monde et dont la garde intacte doit être, au dernier jour, le témoignage de la fidélité de l’Épouse.

Nous trouvons au Sacramentaire gélasien la forme en laquelle le jeûne des Quatre-Temps était annoncé à nos pères.

DENUNCIATIO JEJUNIORUM IV°, VII° ET X° MENSIS.

Frères très aimés, la purification annuelle du jeûne qui sanctifie le corps et l’âme nous est annoncée par le retour de ce mois salutaire. Donc, aux féries quatrième et sixième, unissons-nous d’un commun zèle pour offrir à Dieu le jeûne spirituel ; et samedi, célébrons les saintes veilles de la piété chrétienne en l’Église du bienheureux Pierre, sur l’intercession duquel notre foi fonde son espérance. Ainsi en ces jours saints, les souillures du péché dues à la fragilité de la chair seront effacées par le jeûne et l’aumône, avec l’aide de notre Seigneur Jésus-Christ, qui, étant Dieu, vit et règne avec le Père et l’Esprit-Saint dans les siècles des siècles.

L’ancienne Préface du Mercredi des Quatre-Temps de septembre était ainsi conçue.

PRÉFACE.

Il est vraiment digne de vous rendre grâces, Dieu éternel. Si, en effet, vous avez voulu que, la récolte des fruits de la terre étant accomplie, nous vous rendissions grâces par l’abstinence, c’était afin de nous donner à connaître, par l’expression même de notre culte, que nous avons reçu ces biens pour y puiser de quoi suffire aux besoins de notre faiblesse, non pour favoriser les excès du corps ; afin aussi que le prélèvement de notre sobriété devînt l’aliment du pauvre : en sorte qu’à la fois et ce salutaire châtiment rabattît l’orgueil de notre mortalité, et cette piété nous rendit les imitateurs de votre bonté ; faisant ainsi que l’usage de vos dons dans le temps nous apprît à désirer avidement les éternels.

Bhx Cardinal Schuster, Liber Sacramentorum

Comme nous le savons déjà, primitivement la liturgie des jeûnes des Quatre-Temps avait un caractère nettement festif ; c’était comme une solennité d’action de grâces après la récolte des fruits de la saison. Il semble que ces fêtes champêtres soient nées à Rome — chez un peuple qui trouve les ressources principales de sa richesse dans la culture des champs — et que, de Rome, par l’œuvre des papes, elles se soient répandues dans les Gaules, en Allemagne et en Espagne. A Milan, l’observance des jeûnes des Quatre-Temps ne fut introduite que durant l’épiscopat de saint Charles Borromée.

Mieux que celle des autres saisons, la liturgie de cette semaine a conservé assez intact son primitif caractère festif, qui rappelle si bien les fêtes champêtres de l’ancienne Rome, à la fin des vendanges, alors que, au dire de saint Léon « pro consummata perceptione omnium frugum, dignissime largitori earum Deo continentiae offertur libamen [13] ». Le concept de la préparation aux ordinations solennelles représente une adjonction non primitive, mais qui remonte pourtant jusqu’à Gélase Ier.

Voir commentaire au Mercredi des Quatre-Temps.

Voir commentaire au Vendredi des Quatre-Temps.

Voir commentaire au Samedi des Quatre-Temps.

Dom Pius Parsch, le Guide dans l’année liturgique

L’AUTOMNE ECCLÉSIASTIQUE

Dans le Missel la succession des dimanches après la Pentecôte est interrompue par l’insertion entre le XVIIe et le XVIIIe dimanches, de la messe des Quatre-Temps (Mercredi, Vendredi, Samedi). Cette coupure est pleine de sens : l’Église veut nous dire : Maintenant nous entrons dans la dernière période de l’année liturgique que nous pouvons appeler l’automne ecclésiastique. Mais les Quatre-Temps ne sont plus célébrés actuellement entre ces deux dimanches, puisque la date de ceux-ci varie sensiblement avec les différentes années ; ils tombent toujours dans la troisième semaine du mois de septembre (le mercredi qui suit l’Exaltation de la Sainte Croix). Au cours des trois dimanches précédents (XVeXVIIe), le thème de la parousie se faisait déjà sentir fortement ; dans les dimanches qui suivent, l’attente du second avènement du Seigneur sera le thème exclusif. Examinons brièvement ce temps qui va commencer.

A cette époque, l’aspect extérieur de la nature change : les feuilles des arbres se décolorent et tombent, les soirées deviennent plus longues, le froid fait son apparition et les brouillards d’automne étendent leur voile sur la campagne. L’Église célèbre, elle aussi, l’automne ecclésiastique. Ce sont les dernières semaines de l’année liturgique avec leurs pensées et leur caractère nettement définis. Nous pouvons parler de la mystique et du symbolisme propres de l’automne ecclésiastique que la liturgie s’ingénie à exprimer. Ce temps doit être pour nous une préparation aux fins dernières, ou bien, selon l’esprit de la primitive Église, au second avènement du Christ. (L’avènement du Christ à la mort de chacun et son avènement au dernier jour sont pour la liturgie une seule et même chose). On remarquera que l’antique liturgie n’envisage pas tant le jugement dernier, avec ses circonstances effrayantes, que le retour du Seigneur dans tout l’éclat de sa majesté, mettant le point final à la Rédemption. L’Église veut nous inspirer moins des sentiments de crainte que des dispositions et des motifs positifs d’ardent désir, de détachement de la terre et d’empressement pour le bien. C’est donc la vertu théologale d’espérance que la liturgie nous fait exercer et cultiver sous des formes extraordinairement variées pendant ces semaines-ci. Dans la pensée de l’Église primitive, il s’agit de l’attente du retour du Christ (la parousie). C’était l’un des grands arguments de la primitive Église pour encouragera la sainteté, au martyre et au mépris du monde. Les premiers chrétiens ne vivaient pas seulement dans la foi du Christ et dans son amour, mais aussi et beaucoup dans l’attente de son retour. Dans ce sens, l’espérance a deux aspects ; l’un négatif : il s’agit alors de se détacher des biens et des jouissances de la vie, de se considérer comme un étranger sur terre, de ne pas river son cœur aux choses de ce monde ; c’est l’affranchissement de la matière. L’aspect positif : le désir du ciel, l’attente du Christ, la pratique de la vertu pour être parfait « au jour du Christ ». – Toutefois l’Église ne veut pas faire de nous des utopistes ; elle ne nous transporte pas dans l’autre monde, mais elle nous laisse sur la terre et nous enseigne à considérer et à mener la vie terrestre à la lumière de la parousie. Quand nous lisons les textes liturgiques de ce temps, nous y trouvons en abondance le dogme, la morale, l’ascétique et la mystique.

La liturgie nous brosse, dans ses textes, de magnifiques images : Elle nous conduit dans la salle de festin de l’Église, brillamment illuminée ; nous sommes vêtus de la robe blanche du baptême et nous attendons que le roi vienne rendre visite à ses hôtes (parousie) ; c’est la plus belle image de ce temps (XIXe dimanche). Ensuite elle nous conduit dans l’exil babylonien de la vie terrestre, nous fait supporter les épreuves de l’exil en esprit de pénitence, nous fait chanter : « Nous étions assis auprès des fleuves de Babylone et nous pleurions... » (XXe dimanche). Ensuite elle nous équipe d’une armure pour le combat spirituel et nous fait combattre « au mauvais jour » ; ou bien elle nous conduit devant le tribunal du Juge éternel (XXIe dimanche). Elle nous montre la prison de la Vie terrestre, mais fait aspirer à la patrie céleste (XXIIIe dimanche). Nous voyons comment le Divin Moissonneur rentre les gerbes mûres dans la grange céleste, mais aussi comment Satan brûle dans les flammes de l’enfer les bottes toutes prêtes de mauvaise herbe (cf. l’image bien connue de l’ivraie, Ve dimanche après l’Épiphanie, lue si l’année comporte 26 dimanches ou plus après la Pentecôte l’antépénultième dimanche). Enfin nous voyons la grandiose image du jugement dernier.

Ce sont surtout les messes du dimanche qui reflètent le caractère et les pensées d’un temps ; c’est encore le cas ici ; c’est donc à elles, en premier lieu, que nous demanderons de nous faire entendre les enseignements de l’automne ecclésiastique. Il y a cependant une foule d’autres sources et textes qui complètent ces enseignements. Ce sont, en second lieu, les fêtes de ce temps qui se mettent fréquemment au service de l’automne ecclésiastique. La première place appartient ici à l’Assomption (15 août), une vraie fête de moisson ; Marie est le fruit le plus mûr du jardin de l’Église. – Un peu plus loin se place la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix (14 septembre) : la croix s’élève en se détachant sur le ciel obscur d’automne qui symbolise la puissance de l’enfer ; nous voyons déjà « le signe du Fils de l’homme Il qui apparaîtra dans le ciel à son second avènement. – Vient ensuite la fête de l’archange saint Michel, le chef des milices célestes dans le combat contre Lucifer et ses suppôts ; ce combat atteindra précisément sa phase culminante à la fin des temps. – Tout à la fin du temps d’automne, arrivent les deux fêtes de la Toussaint et de la Commémoration de tous les fidèles trépassés : à la Toussaint, l’Église écarte le voile du ciel et nous montre l’Église triomphante ; à la fête des morts, elle nous place devant la tombe et nous conduit dans les sombres régions de l’Église souffrante. La fête du Christ Roi se trouve également à la fin au temps d’automne. – En novembre, l’Église célèbre deux fêtes de la Dédicace [Voir ici et ici]dans lesquelles elle nous montre la Jérusalem céleste dans sa splendeur, mais aussi l’Épouse du Roi qui se pare pour son Époux.

Les lectures d’Écriture de ce temps se situent, elles aussi, dans le cycle des pensées caractéristiques de l’automne ecclésiastique. Comme on le sait, l’Église a établi un plan de lectures liturgiques propres qui s’adaptent dans la mesure du possible à l’année ecclésiastique. Le mois de septembre est le premier mois d’automne ; le développement progressif des ténèbres est l’image expressive du combat des ténèbres, qui montreront justement leur puissance dans les derniers temps. Pendant ce mois, l’Église nous présente les livres de la souffrance et de l’héroïsme : Job, Tobie, Judith et Esther, images du chrétien et de l’Église qui doivent persévérer jusqu’à la fin pour obtenir la couronne. Le mois d’octobre tout entier nous fait admirer les luttes héroïques des Macchabées ; c’est en quelque sorte l’illustration de l’Épître du XXIe dimanche sur l’armement en vue du combat spirituel. Le mois de novembre est réservé à la lecture des livres prophétiques qui ont rapport à la fin des temps : ils nous annoncent l’établissement définitif du royaume du Christ ; ils parlent des derniers temps, du passage du royaume terrestre de Dieu au royaume céleste.

Enfin la liturgie nous fournit encore une dernière source d’enseignement pour le temps de l’automne ecclésiastique ; ce sont les messes du commun des saints. Dans l’esprit de l’Église, ces messes, tout en gardant toujours le même texte, doivent très certainement subir l’influence caractéristique du temps ecclésiastique. A la lumière de Noël, elles apparaîtront tout autres que dans le rayonnement de Pâques et aussi que dans le crépuscule des derniers temps. C’est pourquoi nous découvrons sans surprise que la plupart des messes du commun portent l’empreinte des derniers temps. Presque toujours il y est question de la venue et du retour du Seigneur. Dans sa mort, le saint connaît par expérience le retour du Christ, et nous le vivons avec lui au Saint-Sacrifice ; c’est là le sens profond d’une messe de saint. C’est la raison pour laquelle nous comprenons peut-être mieux que jamais, pendant l’automne ecclésiastique, le sens d’une telle messe. Ainsi les saints nous préparent chaque jour à la parousie. Tantôt nous sommes le serviteur vigilant qui, les reins ceints, se porte à la rencontre de son maître quand celui-ci frappe à la porte ; tantôt l’homme qui a fait produire aux cinq talents reçus cinq autres talents. Puis nous prenons place parmi les jeunes compagnes de la fiancée qui ont su tenir leurs lampes garnies d’huile pour recevoir l’époux.

Ainsi l’âme chrétienne, qui vit avec l’Église, trouve dans l’automne ecclésiastique un riche champ à labourer ; elle est vraiment, comme l’Église, l’Épouse du Christ ; elle lève vers son Époux des yeux et un cœur chargés d’ardents désirs.

LES QUATRE-TEMPS DU MOIS DE SEPTEMBRE

Actuellement les Quatre-Temps tombent dans la troisième semaine du mois de septembre ; nous devons donc les insérer ici. Les Quatre-Temps du « septième mois » (Septembre, de septem = sept, était primitivement le septième mois, mars étant le premier) ont conservé, encore plus que tous les autres, leur caractère primitif d’action de grâces pour la moisson et de renouvellement spirituel, alors que les autres se font dans leur temps liturgique. Trois thèmes apparaissent dans les trois messes : la vendange, les fêtes juives du septième mois et le renouvellement spirituel. Primitivement, les Quatre-Temps d’automne étaient la fête de la vendange, d’où les nombreuses allusions au vin. Plus tard, les fêtes juives du septième mois sont le type de nos Quatre-Temps. A cette époque, les Juifs célébraient trois fêtes : la nouvelle année civile au début du mois, la fête de l’Expiation, jour de pénitence rigoureuse pour les Juifs, où le Grand-Prêtre pénétrait avec le sang des victimes dans le Saint des saints, et enfin la fête des Tabernacles, la joyeuse fête d’action de grâces pour la moisson, en même temps que commémoraison du campement des Juifs sous la tente pendant la traversée du désert. Les Quatre-Temps furent considérés comme la réalisation de cette fête juive des ombres. Enfin, les Quatre-Temps sont une grave époque de renouvellement spirituel pendant laquelle nous prions, nous jeûnons et nous devons faire pénitence. Donc, objet : action de grâces et pénitence.

Comme préparation à la semaine des Quatre-Temps, le pape Léon 1er nous adresse l’un de ses beaux sermons de carême : « La pratique du jeûne a donc été assignée aux quatre époques de l’année afin que, chaque fois qu’elles reviennent au cours de l’année, nous nous souvenions que nous avons un besoin incessant de purification et que, pendant toute la durée de cette vie sujette au changement, il faut nous efforcer d’expier par les jeûnes et les aumônes les péchés auxquels nous ont entraînés la faiblesse de la chair et la souillure des passions. Éprouvons donc un peu, mes bien aimés, la faim de nous soustraire, pendant un court moment, à notre besoin habituel, de telle sorte que nous puissions faire servir cela au soulagement des pauvres. Que le cœur des personnes charitables se réjouisse des fruits de leur bienfaisance ; alors, ayant semé de la joie, vous récolterez de quoi vous rendre heureux. L’amour du prochain, c’est l’amour de Dieu qui a mis la plénitude de la loi et des prophètes dans l’unité de ce double amour, afin que personne n’hésite à donner à Dieu ce qu’il a offert aux hommes. C’est pourquoi notre Maître et Sauveur a dit : Ce que vous aurez fait à l’un d’entre eux, c’est à moi que vous l’aurez fait. »

Symboles des temps de l’année. — Les féries des Quatre-Temps étaient, dans la primitive Église, de véritables fêtes de la nature ; elles nous montrent à quel point la liturgie des premiers âges prenait racine dans la nature. L’année liturgique est une véritable année de la nature ; de même, le jour liturgique est un véritable jour de la nature. Il nous est donc facile de comprendre que les quatre saisons de l’année aient également joué un rôle dans le symbolisme de l’ancienne Église.

Les premiers chrétiens ont emprunté ce symbolisme aux païens qui aimaient à personnifier les quatre saisons ; mais les chrétiens ont donné à ces saisons une signification plus profonde. Si, pour l’antiquité païenne, les saisons n’étaient que la personnification des forces de la nature, peut-être aussi le symbole de la vie terrestre, de l’abondance et de la croissance de la nature, elles devinrent pour les chrétiens l’image de la vie future, exprimée par cette formule concrète : le symbole de la résurrection de la chair ; car la mort et le renouvellement de la vie dans la nature étaient pour les chrétiens une image expressive de la mort et de la résurrection future. Aussi trouvons-nous ce symbolisme traduit tout particulièrement et, à l’époque la plus antique, exclusivement par l’art funéraire, dans les sépultures des catacombes et sur les sarcophages. Ce n’est probablement que plus tard, vers le Ve siècle, que ce symbolisme se développa et fut étendu à la vie du culte, à la vie d’union avec l’Église ; on s’en rend compte quand on remarque qu’à cette époque le regard des chrétiens se détourne un peu de la mort (martyre) pour se tourner de préférence vers la vie considérée comme le service de Dieu. C’est aussi à cette époque que Rome mit en honneur les Quatre-Temps, en leur donnant le sens d’une consécration des quatre saisons, temps où l’on offrait justement les fruits caractéristiques de ces saisons (froment, vin, huile). Ces produits sont d’ailleurs les symboles expressifs de l’Église, en même temps que la matière des principaux sacrements (Eucharistie, Baptême, Confirmation, Ordre, Extrême Onction). Nous comprenons donc que les chrétiens aient vu dans la quadruple couronne de fleurs, d’épis, de raisins et d’olives, tressée autour de l’Agneau divin, une image de l’année liturgique avec l’Eucharistie et les autres sacrements, -c’est-à-dire de la vie du culte, bref de la sanctification de l’année naturelle, du travail et de la nature. N’oublions pas que les fleurs printanières, les roses et les lis, tenaient une place d’honneur dans la vie liturgique des anciens chrétiens (la bénédiction de la rose d’or, le quatrième dimanche de carême, en est un vénérable souvenir. Dans la liturgie égyptienne, les roses et les lis étaient aussi employés comme offrandes : « On apportera des fleurs, on prendra des roses et des lis » XXIV, 3).

Nous voyons donc que le symbolisme des temps de l’année réunit les deux pensées fondamentales de l’art chrétien primitif, auxquelles nous pouvons ramener presque toutes les images et tous les symboles : espérance de la vie future et vie du culte. En premier lieu et dans les temps les plus reculés, il désigne donc la vie éternelle, la résurrection de la chair ; plus tard et dans un emploi plus restreint, il est le type de la vie en union avec l’Église.

Nous allons décrire maintenant les principales formes d’expression de ce symbole. Nous distinguerons deux périodes : l’art funéraire des quatre premiers siècles et l’art postérieur à partir du Ve siècle. Dans l’art funéraire, les saisons de l’année se présentent :

1. Sous l’image de têtes ou bustes, portant une couronne formée d’attributs des saisons.
2. Sous forme de scènes dans lesquelles des génies exécutent les travaux de la saison correspondante : tels des fleuristes (printemps), des moissonneurs (été), des vendangeurs (automne), et des cueilleurs d’olives ou des chasseurs (hiver).
3. Sous forme d’ornements : guirlandes, couronnes, bouquets, composés des produits de la saison.

Dans l’art du Ve siècle, le motif de la saison apparaît plusieurs fois sous la forme d’une couronne qui entoure l’image du Divin Agneau.

Sur tous les monuments, le motif se présentant comme d’ordinaire, les ornements empruntés aux plantes de la saison demeurent les mêmes : des fleurs (roses et lis) pour le printemps, des épis (mêlés également de fleurs) pour l’été, des pampres et des grappes (ainsi que d’autres fruits) pour l’automne, des rameaux d’olivier pour l’hiver.

Quelques exemples seulement ; Le plus beau et le plus classique se trouve à la crypte de Saint-Janvier, dans la catacombe de Saint-Prétextat, datant de l’époque de Septime-Sévère (IIIe siècle). La crypte est surmontée d’une voûte à quatre pans, dans laquelle a été pratiquée une large ouverture pour l’éclairage. Sur chacun des quatre pans, se déploient, en forme de cintre jusqu’à la fenêtre centrale, des guirlandes à quatre parties ; dans la première, elles sont formées de roses ; dans la seconde d’épis ; dans la troisième, de pampres ; dans la quatrième, de rameaux d’oliviers ; l’ensemble constitue une sorte de berceau de feuillage qui se noue aux quatre coins à de larges gerbes de fleurs et de fruits. Aux rameaux sont suspendus des nids d’où l’on voit sortir des becs entr’ouverts ; partout des oiseaux qui volent ou sont posés sur les branches. Le panneau de branches d’olivier, qui symbolise la froide saison d’hiver, est le seul à ne pas avoir d’oiseaux. Si ces panneaux témoignent déjà d’un grand amour de la nature, les peintures inférieures produisent le plus charmant effet. Au-dessous de ces quatre pans de la voûte, court une frise circulaire où sont représentés de nombreux enfants. Ici, jeunes garçons et jeunes filles cueillent des roses ; c’est le printemps. Là, ils coupent la moisson, la rentrent et la battent ; c’est l’été. Dans la troisième image, nous voyons la vendange en automne. Dans la quatrième, c’est la récolte des olives ; les échelles sont appuyées aux oliviers ; on rassemble les olives ; c’est l’hiver. Malgré les dégâts subis par la magnifique composition, on peut admirer ici la vie de la nature et l’amour de la nature ; les yeux se reposent avec plaisir sur tant de fraîcheur et tant d’innocence. Maintenant, rappelons-nous que le lieu où ces fraîches images de la nature dominent l’espace est un lieu de sépulture. Elles affirment bien haut et joyeusement la foi à la résurrection de la chair, et il nous semble entendre les anciens chrétiens chanter l’Alléluia devant la tombe de leur ami.

Le motif : On rencontre souvent le Bon Pasteur entouré des quatre génies des saisons, par exemple dans la catacombe « ad duas lauros », sur un sarcophage au musée du Latran (le Bon Pasteur porte la brebis ; à ses côtés, deux génies des saisons avec les attributs correspondants). Pour la deuxième période, dans laquelle l’Agneau Divin est entouré de la couronne des saisons, nous trouvons un beau spécimen dans une mosaïque de voûte de la chapelle de Saint-Jean l’évangéliste, au Latran (du Ve siècle) : nous voyons l’Agneau de Dieu avec un nimbe ; tout autour, une couronne à quatre parties, formée de roses et d’autres fleurs, d’épis, de grappes de raisins et d’olives. Ici, le symbolisme n’est plus aussi expressif, car nous n’avons pas affaire à une crypte funéraire. Nous pouvons penser à la résurrection du Christ, mais aussi à la sanctification de la nature par le Christ et, enfin, à tous ces motifs de la vie du culte qui ont été cités plus haut.

Si nous considérons la portée de ce symbole, nous pouvons dire que l’examen de l’époque moderne présente lui aussi son utilité. La joie de la nature et le sentiment élevé de la nature conviennent donc bien à l’antique Église qui a créé ce symbolisme et qui le perpétue aujourd’hui encore dans sa liturgie. A ce point de vue, la célébration des Quatre-Temps, tombée en désuétude, reprend toute sa valeur de sanctification et de consécration des saisons. Suivons toutes les indications que notre mère, l’Église, nous a laissées dans sa liturgie et approfondissons davantage le rôle de la nature dans le culte divin. Tressons réellement la couronne des quatre saisons autour du Divin Agneau eucharistique. Chantons et récitons avec une plus parfaite intelligence le Bénédicité et tous les psaumes de la nature. Entretenons la coutume de faire bénir les produits de la nature au cours de l’année : le vin de la Saint Jean, la rose d’or, le pain, les raisins, les plantes, la moisson. Mais honorons spécialement ceux que l’Église a empruntés aux saisons : le pain, le vin et l’huile. Faisons-les apporter par les fidèles à l’offrande. Nous pouvons aussi employer les fleurs, particulièrement les roses, pour l’ornementation de l’église. Dans certaines régions, on a l’habitude, le dernier dimanche d’octobre, de décorer l’église avec des couronnes et des fruits. C’est une sorte d’offrande. Les pauvres ont ensuite le droit d’emporter les fruits offerts.

De l’abondance des textes liturgiques qui intéressent notre sujet, retenons seulement deux passages : la Communion du XIIe dimanche après la Pentecôte unit le souvenir de la récolte à la vie liturgique : « Des fruits de tes mains, Seigneur, la terre sera comblée à satiété ; fais croître sur la terre le pain et le vin qui réjouit le cœur de l’homme. Que l’huile fasse resplendir de joie le visage de l’homme) que son cœur trouve sa force dans le pain. » La liturgie pense donc aussi bien aux produits de la terre qu’à l’Eucharistie. Ainsi, comme dans l’antique Église, à la vue des symboles des saisons, les pensées de la nature peuvent être appliquées au surnaturel et au culte. Mais la messe de Requiem conserve un souvenir particulièrement vénérable de notre symbole quand elle nous fait chanter, à l’Introït, devant le cercueil, le joyeux psaume 64, un psaume de moisson. Rappelons-nous que le premier verset tient lieu du psaume tout entier et chantons entre autres : « Tu couronnes l’année de la couronne de tes biens, tes champs ruissellent de graisse. Les campagnes rassasiées regorgent dans l’abondance, les collines se ceignent d’allégresse, se couvrent de troupeaux de brebis... » Le Bon Pasteur n’est-il pas là, en quelque sorte, avec sa brebis, devant le cercueil de la messe des morts, entouré des quatre génies des saisons ? Ici, le symbole des saisons se présente donc, à travers les siècles, comme l’image de la résurrection de la chair dont il dresse le monument. Nous voyons comment la liturgie nous a conservé les pensées de la primitive Église ; nous n’avons qu’à les réveiller de leur long sommeil.

Voir commentaire au Mercredi des Quatre-Temps.

Voir commentaire au Vendredi des Quatre-Temps.

Voir commentaire au Samedi des Quatre-Temps.

Cyrille Vogel, introduction aux sources de l’histoire du culte…

Les Deux-Temps, les Trois-Temps, les Quatre-Temps.

Il y eut d’abord les Deux-Temps, constitués par les jeûnes du septième et du dixième mois (= septembre et décembre), antérieurs à Léon I (440-461). Le jeûne de Pentecôte, qui est la reprise du jeûne hebdomadaire après les festivités pascales de la Cinquantaine, devient le jeûne du quatrième mois (= juin, approximativement, selon la date de Pâques), à partir de Gélase (492-496). L’on a ainsi les Trois-Temps primitifs (ieiunium hebdomadaire quarti, septimi et decimi mensis). Enfin, au Ve siècle aussi, vient s’ajouter le jeûne hebdomadaire du premier mois (= mars) qui ne concorde pas d’abord et nécessairement avec la première semaine de Carême comme aujourd’hui. Au Ve siècle, le premier samedi de Carême devient jour d’ordination et donc de jeûne : il peut donc y avoir deux jeûnes du premier mois. Ainsi en est-il dans le Gélasien ancien (Vat. Reg. 316) [14]. Les documents grégoriens bloquent les deux jeûnes en un seul : il n’y aura plus désormais qu’un seul jeûne le premier mois. Les dates actuelles ne sont fixées qu’à partir du XIIe siècle :

Ieiunium primi mensis (= mars) : la première semaine du Carême ;

Ieiunium quarti mensis (— juin) : la semaine qui suit le dimanche de Pentecôte ;

Ieiunium septimi mensis (= septembre) : la semaine suivant le 14 septembre ;

Ieiunium decimi mensis(décembre):la semaine suivant le 3e dimanche de l’Avent.

L’ordonnance des Quatre-Temps est d’origine romaine et finit par s’imposer universellement.

Le jeûne des Quatre-Temps est conforme au jeûne hebdomadaire primitif : mercredi et vendredi, le samedi n’étant qu’une superpositio du vendredi c’est-à-dire une prolongation du jeûne et par conséquent une aggravation [15].

Daniélou, Les Quatre-Temps de Septembre et la Fête des Tabernacles

LMD 1956, n°46, pp. 114-136

Le Judaïsme au temps du Christ connaissait trois fêtes particulièrement solennelles, Pâques, la Pentecôte, les Tabernacles. Cette dernière, qui avait lieu du 15 au 22 septembre, était la plus solennelle, « la plus grande et la plus sainte de toutes », dit Josèphe [16]. Il est très étrange qu’alors que les deux autres ont persisté dans le christianisme en se chargeant d’un sens nouveau, celle de septembre ait disparu. Seuls les Quatre-Temps en présentent un vestige. Ceci est le terme d’une longue histoire, dont nous essaierons de retracer les lignes principales.

Un premier fait est certain : le Nouveau Testament contient de nombreuses et très importantes allusions à la fête des Tabernacles. La seule mention explicite de son nom propre, skênopêgía se trouve dans Joh., 7, 2. Les frères de Jésus le poussent à se rendre à Jérusalem et à se déclarer publiquement comme Messie. Il n’est pas indifférent que ce soit à l’occasion de la fête des Tabernacles, nous le verrons. Jésus refuse d’abord. Puis il se rend à Jérusalem, mais en secret. Au milieu de la fête il monte au Temple et y enseigne. Enfin « le dernier jour, le grand, de la fête, Jésus se tient dans le Temple et proclame : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi. Comme dit l’Écriture : des fleuves d’eaux vives jailliront de son sein » (7, 87-38).

On a souvent noté que cette allusion à l’eau vive apparaît comme en relation avec l’un des rites qui caractérisaient le dernier et solennel jour des Tabernacles. On apportait de l’eau de la source de Siloé et elle servait à des libations sur l’autel [17]. Le sens de la parole du Christ est clair. Se référant aux prophéties qui annonçaient que dans les temps eschatologiques une source d’eau vive jaillirait au milieu du temple, il s’affirme comme étant ce temple eschatologique [18]. Il est intéressant de rapprocher ce texte de la description de la Jérusalem future dans l’Apocalypse : « Puis il me montra un fleuve d’eaux vives, clair comme le cristal, jaillissant du trône de Dieu et de l’Agneau » (22, 1). Dans les deux cas l’eau vive est l’expression de l’effusion eschatologique d’Esprit-Saint.

D’ailleurs, ce passage de l’Apocalypse n’est pas le seul qui fasse allusion aux rites de la fête des Tabernacles. J. Comblin a étudié de près la question [19]. D’une part le chapitre 7 décrit la procession des élus avec deux traits empruntés à la Fête. Le premier est l’allusion aux palmes (phoiníkes) portées à la main, ce qui est une allusion certaine au lulab, que les Juifs tenaient à la main durant la procession autour de l’autel le huitième jour de la fête (7, 10). Le second est l’invocation qu’ils chantent : Salut à notre Dieu, qui est une traduction de l’Hosanna du Psaume 118, chanté durant la procession des Tabernacles.

D’autre part les chapitres 21 et 22 contiennent deux motifs qui se rattachent à la fête des Tabernacles. Nous avons déjà mentionné le premier, qui est la libation d’eau. J. Comblin montre que c’est la seule fête à quoi puisse se rapporter le rite. Le second est le motif de la lumière : « La ville n’a pas besoin de soleil, ni de lune pour l’éclairer, car c’est la gloire de Dieu même qui l’illumine et son lampadaire est l’Agneau » (21, 26). Il est clair que ceci renvoie à Isaïe (60, 19) [20]. Mais il est remarquable que pour la nuit l’Apocalypse introduit le « lampadaire ». Or, note Comblin, « un seul élément peut convenir : les lampadaires qui illuminent le Temple la nuit des Tabernacles » (loc. cit., p. 37).

Nous pouvons donc dire, avec Philip Carrington, qu’ « il est clair, à la fois d’après l’Évangile et d’après l’Apocalypse, que la fête « des Tabernacles était une tradition vivante dans les cercles johanniques [21] ». Nous remarquerons aussi que la fête des Tabernacles y apparaît étroitement reliée à l’attente messianique et aux perspectives eschatologiques. L’allusion à l’eau vive se réfère aux prophéties sur l’effusion eschatologique de l’eau vive chez les Prophètes, en liaison dans Zacharie, 14, avec la fête des Tabernacles [22]. Le chapitre 7 de l’Évangile de Jean est tout entier centré sur la manifestation du Messie lors de la fête des Tabernacles [23]. Et les chapitres de l’Apocalypse se réfèrent aux événements eschatologiques décrits dans le cadre rituel de la fête des Tabernacles.

Ceci est en plein accord avec ce que nous savons de la signification de la fête des Tabernacles dans le Judaïsme contemporain du Christ et de son lien avec l’attente messianique. Ceci apparaît déjà dans Zach., 14. Les huttes de feuillage étaient considérées comme une préfiguration des sukkoth où les justes habiteraient dans le siècle à venir. « Ainsi, écrit Riesenfeld, une signification eschatologique très précise était attachée au rite plus caractéristique de la fête des Tabernacles, telle qu’elle était célébrée au temps du judaïsme [24]. » Le lulab symbolisait les bonnes œuvres avec lesquelles les justes se présenteraient devant Dieu au jour du Jugement [25].

Les monuments figurés juifs attestent également le lien de la fête des Tabernacles et de l’espérance eschatologique. Erwin Goodenough a montré que la présence fréquente du lulab, sous la forme d’une palme, sur les tombes juives, était liée à l’espérance de l’immortalité [26]. Et Harold Riesenfeld reconnaît dans les huttes représentées sur une fresque de Dura-Europos les cabanes de la fête des Tabernacles « symbolisant les demeures des justes dans le siècle à venir » [27]. C’est en dépendance de cette signification messianique et eschatologique de la fête des Tabernacles dans le judaïsme du temps que Jean en utilise les symboles pour décrire la Jérusalem à venir.

Si nous passons maintenant aux Évangiles synoptiques, nous y retrouvons également des allusions à la fête des Tabernacles en relation avec les espérances messianiques. En premier lieu Harold Riesenfeld a remarqué que la scène de la Transfiguration présente un trait qui paraît emprunté au rituel de la Fête, celui des huttes de feuillage que Pierre propose de dresser et qui semblent bien une allusion aux huttes que dressaient les Juifs durant la Fête et qui, nous l’avons vu, signifiaient pour les Juifs du temps les demeures des justes dans le royaume messianique. Pierre voudrait signifier ainsi que les temps messianiques, ceux de la manifestation du Messie, sont arrivés [28].

Mais un autre épisode rappelle de façon plus décisive encore la fête des Tabernacles : c’est l’entrée triomphale du Christ à Jérusalem le jour des Rameaux. Tout ici rappelle les Tabernacles : les branches portées par les disciples et dont Jean dit que ce sont des palmes (phoiníkes) (12, 13) ; le chant de l’Hosanna, c’est-à dire du Psaume 118, qui est celui de la Fête et que nous avons déjà rencontré dans l’Apocalypse ; la procession elle-même. On remarquera que le Christ cite deux fois le Psaume 118 dans le discours qui suit (Mth., 21, 42 et 28, 39). Le fait que la scène soit située sur le Mont des Oliviers est aussi en rapport avec les Tabernacles, car c’était là .que les Juifs dressaient leurs huttes de feuillage avant la fête.

D’autre part le texte lui-même souligne le caractère messianique de l’épisode en citant Zach., 9, 9. Mais précisément le même Zacharie, au chapitre 14, décrit la visite eschatologique de Yahvé dans le cadre de la fête des Tabernacles. Yahvé apparaît sur le Mont des Oliviers, « qui est à l’orient de Jérusalem » (14, 4). En ces jours-là, « des eaux vives sortiront de Jérusalem » (14, 8). Enfin toutes les familles de la terre « montent à Jérusalem pour célébrer la fête des Tabernacles » (14, 16 et 18). Il est difficile dé penser que l’épisode ne se réfère pas à ce passage de Zacharie, d’autant, nous l’avons dit, que la parole du Christ dans Jean sur l’eau vive s’y référait sans doute. L’entrée des Rameaux apparaît donc comme la réalisation de la vraie fête des Tabernacles à la fin des Temps-

Ainsi constatons-nous que le Nouveau Testament contient de nombreuses allusions à la fête des Tabernacles [29]. Celles-ci portent d’une part sur les rites de la fête, l’importance du huitième jour, la procession solennelle, les palmes portées à la main, les libations d’eau, l’illumination du Temple, le chant du Psaume 118, les huttes de feuillage, le Mont des Oliviers. Elles portent également sur la signification messianique que la fête avait dans le judaïsme du temps. Cette importance subsistera dans la pensée du christianisme ancien. Déjà Hermas paraît faire allusion à la Fête en montrant la procession des Justes qui se présentent au Christ Juge en portant à la main des branches de saule [30]. Ceci se prolonge durant les siècles suivants [31].

Comment se fait-il dès lors qu’une fête qui avait une telle importance dans le judaïsme du temps, dont par ailleurs la signification joue un tel rôle dans le christianisme primitif, n’ait pas laissé de trace dans la liturgie ? Et à cette question s’en rattache une autre qui n’est pas moins étrange. Comment se fait-il que parmi les épisodes du Nouveau Testament où nous trouvons des allusions à la fête des Tabernacles, un seul, celui de Jean, 7-8, se situe effectivement dans le cadre de la fête de septembre, et que les autres soient placés à d’autres moments de l’année ?

Le premier problème nous retiendra d’abord, d’autant qu’il nous introduira à l’étude du second. Nous laisserons de côté le cas de la Transfiguration, où les allusions à la fête des Tabernacles retenues par Riesenfeld, sont intéressantes, mais non décisives. Et notre attention se portera sur l’Entrée des Rameaux, où les allusions à la fête des Tabernacles sont indubitables. Il est certain que l’épisode s’expliquerait beaucoup mieux si le Christ, arrivant de Béthanie et parvenant au Mont des Oliviers, où étaient dressées les huttes de branchage, le dernier jour de la fête, avait été l’objet d’une manifestation, la foule l’accompagnant en portant les lulab tout préparés et en chantant le Psaume du jour.

Or T. W. Manson a montré qu’un détail du récit rendait la chose très vraisemblable [32]. En effet, l’épisode qui suit immédiatement dans les Synoptiques l’Entrée des Rameaux est celui du figuier desséché. Jésus s’approche du figuier, pour y prendre un fruit. Et s’apercevant qu’il ne porte que des feuilles, il le maudit. Il est clair que ce trait n’a de sens que si nous sommes dans la saison des figues. Or en Palestine cette saison s’étend de mai à octobre. Elle ne peut coïncider avec Pâques. La difficulté est si évidente que Marc a ajouté une incise : « Car ce n’était pas le temps des figues » (11, 13), qui est évidemment due au désir de justifier l’invraisemblance de l’épisode, s’il s’agit du temps pascal. Il est donc exclu qu’il puisse être situé alors. Il est par contre tout à fait à sa place au temps de la fête des Tabernacles.

On remarquera d’autre part que l’ensemble des discours du Christ qui suivent l’Entrée des Rameaux sont en relation avec les thèmes de la fête des Tabernacles. Nous avons dit que celle-ci était par excellence la fête messianique et eschatologique. Or le discours qui suit est précisément le discours eschatologique. La tradition liturgique l’a si fortement senti qu’elle le fait lire, non au temps du Carême, mais en novembre. Et nous dirons pourquoi c’est alors plutôt qu’en septembre. De plus, nous l’avons remarqué, Jésus cite à plusieurs reprises dans ces discours le psaume 118, celui de la Fête.

Mais comment se fait-il alors que les trois synoptiques situent l’Entrée des Rameaux juste avant, Pâques et non au temps de la fête des Tabernacles, six mois plus tôt ? Il est exact que, dans le texte, l’ensemble Entrée des Rameaux et discours eschatologiques vient immédiatement avant le commencement du récit de la Passion. Mais le bloc des récits de la Passion constitue une unité à part. Le fait qu’il soit placé dans le texte aussitôt après le récit des Rameaux n’implique pas que la Passion ait suivi chronologiquement celui-ci. Aussi bien, dans Marc, les récits, de la Passion commencent de façon abrupte, sans rien qui les relie à ce qui précède (14, 1).

Aurions-nous alors une raison de penser que l’épisode de l’Entrée des Rameaux se situe effectivement au temps de la fête des Tabernacles ? La démonstration de ceci a été tentée par Philip Carrington [33]. Elle est fondée sur la composition des Évangiles, et en particulier de l’Évangile de Marc, en relation avec l’année liturgique. L’auteur a noté que certains manuscrits de Marc, portant des divisions qui correspondent à la lecture liturgique, le partagent en soixante-deux sections. Parmi ces sections, les quatorze dernières correspondent aux récits de la Passion qui constituent un groupe à part. Restent alors quarante-huit leçons, dont les cinq dernières contiennent l’Entrée des Rameaux et les discours qui suivent. Ces quarante-huit leçons, composées de quatre groupes de douze, constitueraient les lectures dominicales d’une année liturgique complète, les lectures pascales étant à part.

La thèse de Carrington présente des parties de très inégale valeur. Ce qui concerne le caractère primitif des divisions du texte est tout à fait contestable et a été l’objet de critiques justifiées [34]. Par contre, on peut suivre l’auteur quand il voit dans les lectures pascales une section à part et considère le reste de l’Évangile comme constituant le cycle des lectures d’une année liturgique complète. Celle-ci commencerait avec le Baptême de Jésus et s’achèverait par l’Entrée des Rameaux. Elle serait conçue en fonction du calendrier sacerdotal ancien, dont s’inspire Marc, comme l’a montré Mlle Jaubert [35].

Si donc l’Évangile de Marc est conçu, des chapitres 1 à 14, en vue d’une lecture liturgique annuelle selon le calendrier juif ancien, ceci implique une conséquence décisive pour nous. En effet l’année juive commence alors au mois de Tisri, qui est septembre, et s’achève à ce même mois de Tisri. Par conséquent, les sections de l’Évangile de Marc vont de septembre à septembre. Le chapitre 1, c’est-à-dire la prédication de Jean et le baptême de Jésus, était lu à la fin de septembre [36]. Les chapitres 11 à 14, c’est-à-dire l’Entrée des Rameaux et les discours eschatologiques étaient lus durant les premières semaines de septembre, c’est-à-dire précisément à l’époque de la fête des Tabernacles [37].

Ainsi non seulement les synoptiques n’apportent pas d’objection à la thèse de T. W. Manson, mais ils tendent à la confirmer. Si l’Entrée des Rameaux était lue dans la communauté primitive à l’époque de la fête des Tabernacles, il est naturel de penser que l’épisode avait également eu lieu lors, de cette fête, c’est-à-dire six mois avant la Pâque et précisément lors de cette fête des Tabernacles durant laquelle l’évangile de Jean noua apprend que Jésus était monté à Jérusalem. T. W. Manson a d’ailleurs relevé que le récit de Jean présentait une analogie avec l’Entrée des Rameaux (loc. cit., p. 281).

Reste une difficulté, qui est que Jean nous décrit aussi l’Entrée des Rameaux — et cela juste avant la Passion. Mais ceci fait partie, comme le note aussi Manson (loc. cit., p. 282), d’un ensemble d’épisodes, où les relations de Jean et des synoptiques sont particulièrement complexes et où les arrangements littéraires sont les plus évidents. En effet les Synoptiques groupent ensemble l’Entrée des Rameaux, le figuier desséché, les vendeurs chassés du Temple (Marc, 11, 1-18) et situent cet ensemble, nous l’avons dit, lors de la fête des Tabernacles, qui précède la dernière Pâque. Or Jean relève pour cette fête des Tabernacles d’une tradition propre, qui remplit les chapitres 6 à 8.

Il connaît d’autre part les données des Synoptiques. Dans certains cas, comme la transfiguration, l’agonie, la Cène, il laisse celle-ci de côté. Ici il l’utilise, mais en la répartissant à des moments divers. C’est ainsi qu’il projette l’épisode des vendeurs chassés du Temple au chapitre 2, 13-25, de façon très invraisemblable, surtout si l’on se souvient que c’est une phrase de Jésus lors de cet épisode qui sera citée au procès du Christ. L’épisode est au contraire très vraisemblable six mois avant la Passion. Inversement il rejette après l’onction de Béthanie, c’est-à-dire à l’intérieur même du récit pascal selon les synoptiques, l’Entrée des Rameaux [38]. Ainsi on peut dire que lai fixation chronologique de l’Entrée des Rameaux au dimanche qui précède Pâques remonte à Jean seul et qu’elle apparaît chez lui comme un arrangement littéraire.

Cet arrangement pouvons-nous en trouver les raisons ? Jean avait-il des motifs pour détacher l’Entrée des Rameaux de la fête des Tabernacles et la rattacher au cycle pascal [39] ? Nous remarquerons d’abord que ceci n’est pas un trait isolé chez Jean. En effet, nous avons noté la place importante que tenaient les allusions aux rites de la fête des Tabernacles dans l’Apocalypse. Or ils sont toujours rattachés à la liturgie de l’Agneau pascal. Il semblerait que chez Jean tout l’intérêt de l’année liturgique se concentre sur Pâques et que ceci constitue une réaction contre les milieux judéo-chrétiens chez qui subsistaient les usages juifs, sabbat, circoncision, Tabernacles.

Ceci s’explique encore mieux si nous nous rappelons que la fête des Tabernacles était la plus populaire dans le judaïsme à l’époque du Christ. Nous constatons qu’encore au IVe siècle Jean Chrysostome devait lutter contre l’attrait qu’elle continuait d’exercer sur les chrétiens [40]. L’Évangile de Jean correspond à une époque où le conflit du christianisme et des Juifs est dans une phase aiguë. Il importait de montrer qu’il ’n’y a qu’une fête chrétienne, la Résurrection du Christ, et que les fêtes juives étaient abolies.

Il faut ajouter que la fête des Tabernacles était associée dans le judaïsme contemporain du Christ à l’espérance messianique sous sa forme temporelle [41]. Ce messianisme temporel avait agi sur les chrétiens sous la forme du millénarisme. Et précisément le foyer du millénarisme se trouve dans le milieu asiate auquel appartenait, saint Jean, avec Cérinthe et Papias. Or dans le millénarisme l’attente messianique gardait des attaches avec la fête des Tabernacles, ainsi que l’attestent saint Jérôme (In Zach., 4, 4) et Méthode d’Olympe (Banquet, 9, 5). La polémique contre 1e messianisme de la fête des Tabernacles peut résulter dans l’Évangile de Jean d’une réaction antimillénariste.

Mais la raison la plus importante paraît être que pour Jean le commencement de l’année n’était pas le commencement de l’année de l’antique tradition sacerdotale, en Septembre, mais le commencement de l’année légale juive qui était en avril (Nisan). Nous avons là un fait analogue à celui que Mlle Jaubert a observé pour la date de Pâques, pour laquelle Jean, à l’inverse des synoptiques, suit le calendrier légal [42]. Ainsi l’année liturgique allant de Pâque à Pâque, les lectures concernant la fin de l’année liturgique, c’est-à-dire l’entrée des Rameaux et ce qui l’accompagne se trouvaient tomber au début d’avril, juste avant Pâques. Or c’est précisément ce que nous montre l’Évangile de Jean.

Dans ce système de lecture, les leçons concernant le baptême du Christ devaient coïncider avec le début de l’année liturgique, c’est-à-dire tomber juste après Pâques. Or nous avons un écho de ce système chez les disciples de Valentin, qui utilisent comme toujours un matériel judéo-chrétien archaïque en lui donnant un sens ésotérique. Irénée écrit d’eux : « Ils disaient que la Passion du Christ avait eu lieu au douzième mois : ils estiment en effet que le Christ a prêché un an après son baptême » (Adv. Haer., 1, 3, 3). II est clair que dans ce système le baptême est situé au premier mois, c’est-à-dire juste après Pâques. On s’explique dès lors l’importance que la date de Pâques avait pour les Asiates, ainsi qu’en témoignent leurs controverses à ce sujet. Elle était le pivot de toute l’année liturgique, fin et commencement, passage de l’année ancienne à l’année nouvelle, figure du passage de la vie ancienne à la vie nouvelle. Elle cumulait en elle la totalité des fêtes juives dans l’unique fête chrétienne.

D’ailleurs les usages liturgiques orientaux apportent une confirmation à ces vues. Baumstark observe « que le dimanche après Pâques a joué le rôle de début d’année pour l’ordonnance des lectures bibliques » et que « l’on doit peut-être expliquer par là le nom de kainê kyriakê qui lui est donné en Orient [43] ». Or, pour le Nouveau Testament, c’est « la lecture de l’Évangile johannique qui commençait à ce moment à Jérusalem [44] ». Les lectures concernant le baptême de Jésus tombaient donc bien juste après Pâques. C’est d’autre part en Orient qu’est apparue la fête du dimanche des Rameaux. Elle n’a pénétré en Occident qu’à l’épopée carolingienne et à Rome même qu’au XIIIe siècle [45]. Tout ceci nous ramène bien à une liturgie de type johannique, où les lectures du début de l’année en relation avec la fête des Tabernacles, situées d’abord en septembre dans la communauté primitive, reportées en janvier dans le groupe Alexandrie-Rome, dépendant de Marc, ont été fixées en avril dans l’Église orientale.

Ainsi l’étude de la composition des Évangiles synoptiques, et singulièrement de saint Marc, nous amène à conclure que dans ces Évangiles l’ensemble de la vie du Christ est disposé selon un cycle d’une année, en laissant de côté les lectures pascales, que ce cycle commençait primitivement par la prédication du Baptiste et le Baptême de Jésus et s’achevait avec l’Entrée de Jésus à Jérusalem à la fête des Tabernacles, que conformément à l’année juive les premières lectures commençaient à la fin de septembre, si bien que les dernières tombaient au temps de la fête des Tabernacles, qui coïncidait ainsi avec la fin de l’année et qui apparaissait comme une figure de la fin des temps.

Cette année liturgique, qui suivait l’ordre des fêtes juives, a été celle du judéo-christianisme primitif. Comme ils respectaient le sabbat et la circoncision, il y a tout lieu de penser que les judéo-chrétiens célébraient aussi les fêtes juives — et en particulier, les Tabernacles. Mais il est clair que cette organisation de l’année liturgique devait se heurter à une difficulté considérable, quand le christianisme a débordé le milieu juif originel pour se répandre dans le monde gréco-romain. En effet, dans ce monde, l’année commençait au 1er janvier et s’achevait à la fin de décembre. Il était difficile de ne pas inscrire l’année liturgique dans le cadre de l’année légale.

Le moyen d’arriver à cette coïncidence était simple. Il suffisait de commencer le cycle des lectures au début de janvier, par la prédication de Jean-Baptiste et le Baptême du Christ. Mais il est clair que ceci décalait tout le système par rapport aux fêtes juives. Or il y avait une fête pour laquelle le décalage était impossible : c’était celle de Pâques. On devait donc resserrer les lectures qui vont du début à Pâques pour les faire tenir en trois mois au lieu de six. Le problème ne se posait pas de la même manière pour la fête des Tabernacles, à laquelle ne se rattachait pas d’événement essentiel. On a donc été amené inversement à étaler les dernières lectures, celles qui coïncidaient avec la fête des Tabernacles, sur les trois derniers mois de l’année romaine.

Dans la théorie de Philip Carrington ce système nous explique pourquoi, alors que certains manuscrits de Marc, qui correspondent à la lecture dans les communautés judéo-chrétiennes, comprennent soixante-deux sections, quarante-huit pour le cycle annuel et quatorze pour le temps pascal en surplus, d’autres manuscrits, qui correspondent à la lecture dans les communautés de la gentilité n’en comptent en tout que quarante-huit, c’est-à-dire trente-quatre pour le cycle annuel et quatorze pour le temps pascal. En effet le nombre des sections du 1er janvier à Pâques a dû être réduit ; et pour autant on n’a pas multiplié le nombre de celles qui vont de Pâques au 1er janvier.

Cette dernière solution était pourtant possible. C’est celle que nous trouvons sans doute dans Mathieu et Luc. Il y avait un vide à remplir entre les lectures qui entourent l’Entrée des Rameaux, si on voulait les maintenir au temps de la fête des Tabernacles, et là lecture de l’épisode du baptême du Christ, le 1er janvier. On peut se demander si ce n’est pas pour combler ce vide que des traditions sur l’enfance du Christ, qui existaient dans la communauté, ainsi qu’en témoignent les apocryphes, mais qui n’étaient pas incorporées à l’année liturgique, ainsi qu’en témoignent les nombreux textes, orthodoxes et surtout hétérodoxes, qui font commencer celle-ci avec le baptême, que ces traditions donc ont été incorporées à ce moment à l’année liturgique, pour être lues d’octobre à janvier.

Mais cette dernière solution n’a pas prévalu sur le plan liturgique. Elle devait se rattacher en effet à des milieu judéo-chrétiens en pays hellénistique, où l’on désirait adapter le calendrier officiel, mais sans cependant renoncer à solenniser la fête des Tabernacles, la tendance qui a finalement prévalu est celle qui consistait à étaler les leçons de la fête des Tabernacles d’octobre à janvier. Or, cette tendance est encore celle de la liturgie actuelle. Dans le rite romain, le discours eschatologique est lu au dernier dimanche de novembre. Dans le rite anglican, conforme en cela à d’antiques traditions, l’Entrée des Rameaux est la lecture du premier dimanche de novembre, et le discours eschatologique la lecture du dimanche suivant [46].

Mais si les lectures de la fin de l’année juive, qui correspondait à la Fête de septembre, se sont ainsi réparties dans l’année romaine d’octobre à décembre, il en était autrement de celles qui constituaient le début de la nouvelle année. Celles-ci n’ont eu qu’à être transposées de la fin de septembre au début de janvier . Or, nous avons vu que ces lectures portaient sur la prédication de Jean-Baptiste et le Baptême du Christ. Nous devons donc nous attendre à trouver des allusions à ces évènements au début de janvier. Or, précisément un texte de Clément d’Alexandrie nous apprend qu’à Alexandrie, au milieu du second siècle, les disciples de Basilide célébraient à cette date une fête du Baptême du Christ.

C’est donc un nouvel aspect de l’histoire de l’année liturgique qui apparaît ici. L’usage liturgique de faire commencer la vie du Christ avec le Baptême a laissé en effet des traces profondes, nous l’avons dit, dans les milieux gnostiques et ébionites, qui utilisaient un matériel judéo-chrétien ancien. De même aussi l’usage de faire rentrer tout le ministère du Christ dans un cycle de douze mois. Transposé dans le cadre de l’année romaine, ceci devait aboutir à situer le baptême du Christ au début de janvier. Or c’est précisément ce dont témoignent les basilidiens. Mais ils sont ici certainement tributaires d’un usage chrétien. Et c’est l’origine de notre fête de l’Épiphanie, qui, en Orient, est restée essentiellement la fête du Baptême du Christ.

Mais dans la liturgie judéo-chrétienne, où les lectures relatives au Baptême du Christ succédaient immédiatement à la fête des Tabernacles, elles étaient en étroite connexion avec celle-ci. D’ailleurs, pour les Juifs, le début de septembre était à la fois fin de l’année ancienne et début de l’année nouvelle. Et même le début de l’année était lié au I Tisri (1er septembre), avant même la fête des Tabernacles. Fin et début de l’année formaient une seule fête [47]. Et cette fête culminait au dernier jour, le huitième de la fête des Tabernacles. Les judéo-chrétiens conservèrent ce caractère de la festivité. Les Tabernacles étaient pour eux une fête solennelle. Mais le contenu de cette fête était désormais d’être celle du Baptême du Christ.

Quand le début de l’année fut déplacé de septembre à janvier, la fête du Baptême du Christ fut décrochée de la fête juive des Tabernacles, à laquelle ne correspondait plus aucun souvenir chrétien important. Les leçons de la fête, nous l’avons dit, se répartirent d’octobre à décembre. Mais en passant au début de janvier, la fête du Baptême conserva les caractères qu’elle avait dans le judéo-christianisme et en particulier un certain nombre des rites de la fête des Tabernacles qu’elle s’était incorporés quand elle coïncidait avec elle.

Ces analogies entre les Tabernacles et l’Épiphanie ont été relevées jadis, mais sans qu’il en fût donné de justification, par E. C. Selwyn [48]. On remarquera d’abord le rite des bénédictions et des libations d’eaux, qui tiennent une si grande place aujourd’hui encore, le 6 janvier, dans les liturgies orientales. On s’est donné beaucoup de mal naguère pour rattacher ces rites aux libations faites avec l’eau du Nil durant la fête de l’Aïon, au début de janvier, en Égypte. Mais cette adaptation d’usages païens est profondément étrangère au christianisme primitif. Il est clair que l’origine la plus normale est à chercher dans le rite de la fête juive des Tabernacles dont nous avons parlé.

D’autres traits peuvent être signalés. Au IVe siècle le nom officiel de la fête est « fête des lumières » (tôn phôtôn). Or nous avons vu qu’un des traits caractéristiques de la fête des Tabernacles était l’illumination du Temple et que l’Apocalypse de Jean, décrivant les temps eschatologiques dans un contexte liturgique, faisait allusion à ce trait. Il n’est pas jusqu’au nom actuel de la fête, Épiphanie, qui ne rappelle les Tabernacles. Dom Dupont a montré que le mot epipháneia dans le Nouveau Testament est associé à la Parousie finale avec une nuance de Jugement (2 Thess., 2, 8) [49]. Ceci paraît ne pouvoir s’expliquer que par allusion au discours eschatologique qui faisait partie des lectures de la fête des Tabernacles et de façon plus générale au lien de la fête et du Jugement final, tant dans le Judaïsme que dans le judéo-christianisme.

Mais ce n’est pas seulement par des rites secondaires que l’Épiphanie paraît en relation avec les Tabernacles. L’usage de donner le baptême à l’Épiphanie paraît avoir été développé en Orient au second siècle. Il est caractéristique qu’Origène rattache le baptême plus volontiers au thème du Jourdain qu’à celui de la mer Rouge [50]. Or, nous nous souviendrons que pour Jean, aussi bien dans l’Évangile que dans l’Apocalypse, le thème de l’eau vive désignant le baptême est étroitement lié à la fête des Tabernacles.

Ceci se rattache évidemment au fait que l’Épiphanie était la fête du Baptême du Christ. Mais le lien avec le thème de l’eau vive à la fête des Tabernacles a sans doute convergé avec lui. Selwyn a observé que les Odes de Salomon, dont le lien avec le baptême est évident, présentent de multiples allusions à la fête des Tabernacles, surtout si nous acceptons avec lui de voir dans Isaïe, 60-62, dont les contacts avec les Odes sont nombreux, une description des temps eschatologiques dans le cadre de la fête des Tabernacles. De toutes manières les contacts entre ces divers thèmes sont certains.

Le bloc Tabernacles, Jourdain, Baptême a sans doute été constitué du temps de la liturgie judéo-chrétienne où le début de l’année liturgique était en septembre. Quand ce début a été transféré en janvier, le bloc était trop constitué pour se défaire et il a été déporté avec lui. Mais, séparé de la référence à la fête de septembre, le sens de cet ensemble n’apparaissait plus. C’est pourquoi il a toujours présenté une certaine instabilité, la fête étant référée tantôt à la nativité du Christ, tantôt à l’adoration des Mages, tantôt au baptême du Christ, cependant que l’aspect eschatologique, qui apparaît dans le nom lui-même, avec ses références à Isaïe, 60, et à Zacharie, 14, a subsisté avec le thème de la conversion des nations, qui a pris une expression concrète et populaire dans le thème des rois de trois races venant avec leurs chameaux et leurs trésors.

Ceci d’ailleurs amène une remarque plus générale. Il arrive parfois que la signification primitive d’une action liturgique, perdue dans les textes officiels, subsiste dans des usages extra-liturgiques. C’est ainsi que le vrai sens de l’offertoire de là messe, en tant que manifestation de communion de charité, est bien davantage représenté dans des coutumes comme celle de la quête, du pain bénit, des offrandes en nature, des annonces du prône que dans les prières et les actions de l’offertoire proprement dit. Dee même est-ce dans les traditions populaires que le sens primitif de l’Épiphanie s’est le mieux conservé.

Nous trouvons au IVe siècle un témoignage intéressant sur le transfert des thèmes de la fête des Tabernacles, non point à la fête du 6 janvier, mais à celle du 25 décembre, qui est plus récente. Dans un sermon pour cette fête, Grégoire de Nysse déclare que « son thème est la vraie Scènopégie » (P. G., 46, 1129 B), il lui applique plusieurs versets du Psaume 118, d’abord bien entendu le : Benedictus qui venit, mais aussi le verset 27 : Le Seigneur est Dieu et Il s’est manifesté à nous. Or en grec la fin de la phrase est traduite : epéphanen hêmîn. L’expression a pu contribuer à faire désigner la fête du nom d’Epiphanie [51].

Ainsi, pour des raisons multiples, l’ancienne fête des Tabernacles, après avoir occupé une place importante dans le judéo-christianisme primitif, a disparu, quand le christianisme s’est répandu dans le monde gréco-romain, et son contenu s’est dispersé à divers moments de l’année liturgique. Mais il n’en restait pas moins que le mois de septembre, s’il n’était associé à aucun événement capital de la vie du Christ, constituait néanmoins une période importante de l’année. C’est l’époque de la récolte des fruits, la jointure de l’été et de l’automne. Sous cet angle il était dans toutes les religions anciennes, juive comme romaine, l’occasion d’une célébration liturgique. C’est sous cet angle que nous voyons le mois de septembre réapparaître dans l’année liturgique sous la forme des Quatre-Temps de septembre.

L’origine de cette célébration paraît assez ancienne. M. Chavasse a noté que « les jeûnes des septième et dixième mois (les Deux-Temps les plus anciens) existent bien avant saint Léon [52] ». Ceci nous conduit donc au IVe siècle. C’est en effet à Rome à cette époque qu’apparaît la solennisation du solstice d’hiver, auquel on rattachera très tôt le mystère de la nativité du Christ. C’est sans doute vers la même époque que l’équinoxe d’automne devient également l’occasion d’une célébration. Cette célébration consistait essentiellement en un jeûne les mercredi et vendredi et se terminait par une vigile dans la nuit du samedi au dimanche. La messe avait lieu à l’aube du dimanche, si bien que le dimanche ne comportait pas de messe,

Les anciens Ordines Romani témoignent de ces usages. La messe du samedi comporte une série d’oraisons qui correspondaient aux diverses lectures de la Vigile. Elles sont suivies de la mention Die dominica uacat. Nous avons encore trace de cet usage dans le fait que notre messe du dimanche des Quatre-Temps de septembre ne fait que répéter celle du samedi. Ainsi ce dimanche n’avait pas d’office propre.

Avant la réorganisation du calendrier dominical par saint Grégoire, les Quatre-Temps de septembre représentaient le terme d’une première série de dimanches qui commençaient avec le dimanche après la Pentecôte, lequel fut également précédé, un peu plus tard sans doute, d’un jeûne solennel et d’une vigile. Ainsi les Quatre-Temps de septembre à date ancienne à Rome représentaient une articulation importante de l’année liturgique [53].

L’origine de cette solennisation se rattache à. la question générale des Quatre-Temps. Il paraît toutefois que ceux du septième et du dixième mois sont les plus anciens. Duchesne y voyait simplement une solennisation des jeûnes ordinaires du mercredi et du vendredi. Et M. Chavasse retient cette explication pour le jeûne de la Pentecôte, qui « fut simplement une solennisation du jeûne hebdomadaire traditionnel [54] ». L’explication doit valoir aussi pour les autres. Mais ceci n ’explique pas pour ceux-ci la fixation de la date. Duchesne lui-même note que le choix des semaines « fut déterminé par le commencement des quatre saisons de l’année [55] ». Ceci n’est sûrement pas vrai pour celui de la Pentecôte, mais paraît par contre vraisemblable pour ceux du septième et du dixième mois.

Reste à savoir si l’on peut déterminer quelques influences qui ont agi sur cet usage. Pendant longtemps, on y a vu la transposition de la coutume païenne qui célébrait par des fêtes le début des quatre saisons. La fête serait alors l’écho de la fête romaine de la fin des vendanges. Dom Morin s’est rallié à cette hypothèse [56]. L. Fisher propose une origine purement chrétienne, mais influencée par la fête juive de l’Expiation [57]. Plus récemment Jungmann a souligné la place que tenaient les fêtes inaugurales des quatre saisons dans la communauté de Qumrân. Il s’agirait donc bien de la coutume de fêter cette inauguration, mais telle qu’elle existait dans certains milieux juifs et non telle que la pratiquaient les Romains [58].

Il resterait à expliquer comment il se trouve que ce soit à Rome que cette influence de la liturgie essénienne se soit fait sentir. La chose n’est peut-être pas si étrange. On sait l’importance que l’élément juif a joué dans la première communauté de Rome. Or, cette communauté comprenait des Esséniens convertis. Audet a montré que c’était presque certainement le cas d’Hermas, à la fin du IIe siècle [59]. Si l’on fait remonter les Quatre-Temps de septembre et de décembre au temps de Callixte, c’est-à-dire à une époque où l’élément judaïsant était encore très vivant à Rome, comme en témoignent les controverses de Caïus contre les millénaristes, il n’est pas impossible qu’il y ait une continuité entre la fête essénienne de la nouvelle lune de septembre et les Quatre-Temps chrétiens.

Il reste toutefois que ceci reste problématique. Le plus clair paraît bien être que septembre présentait une articulation importante de l’année, que ceci existe dans toutes les religions, que les chrétiens n’avaient pas à ce moment de fêtes importantes, mais qu’ils avaient cependant à solenniser ce tournant de l’année. Ils l’ont fait essentiellement en donnant un caractère plus solennel aux jeûnes des mercredi et vendredi et à la veillée du samedi. C’est le fait que cette solennisation était la seule fête de ce moment de l’année qui a assuré sa survivance sous la forme archaïque qui est la sienne à travers les divers remaniements de la liturgie annuelle.

Ainsi les Quatre-Temps de septembre n’ont rien à voir dans leur origine avec la fête des Tabernacles. Mais il va se trouver que l’idéologie de celle-ci va y être réintroduite par l’intermédiaire des lectures. Quand il s’est agi en effet de fixer celles-ci, il était normal que l’on cherchât des textes en relation avec le temps de l’année et que l’on puisât par conséquent dans les textes de l’Ancien Testament relatifs aux fêtes de septembre. C’est ainsi que la seconde lecture de la messe du mercredi se réfère à la promulgation de la Loi par Esdras le I Tisri (2 Esdras, 8, 1-10), que les deux premières lectures du samedi décrivent l’institution de la fête des Tabernacles (Lev., 23, 26-32 ; 39,43), que la quatrième évoque le jeûne du septième mois (Zach., 8, 14-19), que la cinquième, tirée de l’Épître aux Hébreux, fait allusion aux rites de la fête de l’Expiation (9, 2-12).

Mais le plus intéressant est le choix de l’évangile du samedi. C’est en effet celui du figuier stérile (Luc, 13, 6-17). Il n ’y a en effet aucune raison dans le contenu du texte lui-même pour justifier ce choix. Celle que donne Schuster est une pure raison de convenance, d’ailleurs intéressante, parce qu’elle rejoint des remarques que nous avons faites : « Le temps automnal fait que la parabole évangélique de ce jour sur le figuier stérile est loin d’être hors de saison [60] ». On ne saurait dire plus clairement que la situer au mois d’avril serait hors de saison. Mais cette raison de convenance, qui est une raison de bon sens, ne couvre-t-elle pas Une raison plus profonde ?

Nous avons dit en effet que, selon Manson, l’épisode se situerait lors de la fête des Tabernacles, que c’est à cette date que le fixent les Synoptiques, si nous acceptons que le groupe de lectures auxquelles il se rattache était bien effectivement au mois de septembre. Nous avons ajouté que, lorsque le début de l’année a été déplacé au mois de janvier, ce groupe s’est étalé d’octobre à décembre. Mais la présence de cet évangile pour le samedi des Quatre-Temps de septembre n’est-il pas un témoignage de la persistance du lien de l’épisode avec le temps de la fête des Tabernacles ? Cet usage liturgique apporte donc un nouvel argument pour le rattachement originel du groupe Rameaux—purification du Temple — figuier stérile — discours eschatologique à l’époque de la fête des Tabernacles.

Il est curieux que nous rencontrions un auteur juif, contemporain des origines chrétiennes, chez qui la fête des Tabernacles est directement associée à l’équinoxe de septembre. Cet auteur est Philon d’Alexandrie. Il écrit dans le De specialibus legibus, que « la fête coïncide avec l’équinoxe d’automne » (2, 24, 204). Ce synchronisme suppose l’usage d’un calendrier solaire [61]. On sait d’autre part les liens de Philon et des Esséniens qui usaient d’un tel calendrier et dont nous avons dit l’importance qu’ils donnaient à l’équinoxe. Il est donc possible que non seulement la fête de l’équinoxe d’automne, mais le lien de celle-ci avec la fête des Tabernacles se rattachent dans la communauté romaine à l’influence de judéo-chrétiens d’origine essénienne. Ainsi les lectures empruntées à la fête des Tabernacles remonteraient aux origines mêmes de la communauté romaine.

Nous pouvons résumer maintenant l’histoire de la fête des Tabernacles dans la liturgie chrétienne. Aux origines, celle-ci marquait au mois de septembre la fin de l’année pour les judéo-chrétiens comme pour les Juifs et était l’occasion d’une grande fête, à laquelle on rattachait divers épisodes de la vie du Christ et en particulier l’entrée triomphale à Jérusalem, six mois avant la Passion. Toutefois cette fête était l’occasion dans les milieux juifs d’une exaltation nationaliste et messianique, qui la rendait dangereuse pour les chrétiens. Ceci était particulièrement le cas en Asie, où le judaïsme était plus politique, parce que moins persécuté. Aussi voyons-nous le milieu johannique en détourner les chrétiens et en reporter tous les thèmes au temps pascal en l’associant à la liturgie de l’Agneau.

Mais une autre raison beaucoup plus décisive allait faire disparaître la fête des Tabernacles du calendrier chrétien. Ce fut l’adoption par les chrétiens du calendrier hellénistique et romain. Les fêtes de fin et de début d’année se trouvaient reportées en janvier. C’est à la fête de cette époque que les thèmes de la fête des Tabernacles vont désormais se trouver associés. Nous en avons la première attestation à Alexandrie au début du IIe siècle. C’est l’origine de la fête de l’Épiphanie, qui fut d’abord et restera en Orient la fête de la bénédiction des eaux.

A Rome, la situation se présentait de façon différente. Peut-être sous l’influence d’éléments d’origine essénienne, la néoménie d’automne fut très tôt célébrée par un jeûne plus solennel. Or cette néoménie coïncidait avec la fête des Tabernacles. Au lieu d’être transférées à la fête de janvier, lors du changement de calendrier, les lectures de la fête des Tabernacles sont restées accrochées à cette néoménie. C’est là l’origine des Quatre-Temps de septembre, avec leurs emprunts aux lectures antiques juives et chrétiennes de la fête des Tabernacles. Quand, au IVe siècle, l’Épiphanie fut importée d’Orient et le Dimanche des Rameaux de Jérusalem, la fête des Tabernacles se trouva ainsi rappelée trois fois.

[1] Gen. III, 17.

[2] Luc. XII, 16-21.

[3] Leo, Sermo IV De jej. Sept. mensis.

[4] Matth. XVIII, 19-20.

[5] Psalm. XXXIII, 15.

[6] I Cor. XII, 6.

[7] Leo, Sermo III De jej. sept, mensis.

[8] Matth. XXIV, 12.

[9] Luc. XVIII, 8.

[10] Ibid. XXI, 28-31.

[11] Apoc. XXI.

[12] Marc, XIII, 22.

[13] « Il est très convenable qu’après avoir joui de l’abondance de la récolte, nous offrions au Seigneur comme une sainte libation d’abstinence. » Sermo II de Ieiun. X mens.

[14] Gélasien ancien (Vaticanus Reg. 316) I, 18 : Orationes et preces Dominica in Quadragesima inchoantis ieiunium et I,19 : Istae orationes quae sequuntur prima sabbato in mense primo (—mars) sunt dicendae (WILSON 17 et 21 ; MOHLBERG 20 et 23).

[15] Voir sur les Quatre-Temps, leur origine (Trois-Temps primitifs = équivalents chrétiens des feriae sementivae, messis et vindemiales) et leur développement, G. MORIN, L’origine des Quatre-Temps, dans Revue bénédictine, XIV (1897), pp. 337-346 ;L. FISCHER, Die kirchlichen Quatember. Ihre Entstehung, Entwicklung und Bedeutung, Mùnchen, 1914 ; M. ANDRIEU, Les Ordines romani IV (1956), pp. 213-231 et 258-263 ; J. JANINI, S. Siricio y la cuatro Temperas, Valencia, 1958. - Sur les divergences de l’observance gallicane voir M. ANDRIEU. loc. cit. et la présente Introduction aux sources II, p. 157.

[16] Ant. Jud.t 8, 4, I. On notera les fréquentes mentions qu’en fait le livre des Jubilés (16, 21-31 ; 22, 6-12 ; 24, 18).

[17] Par exemple C. H. DODD, The interpretation of the fourth Gospel, pp. 368-369.

[18] Il est possible que Joh., 8, 12, se rapporte aux illuminations de la fête des Tabernacles (Goodenough, Jewish Symbols in Greco-roman Period, IV, p. 156)

[19] La liturgie de la Nouvelle Jérusalem, Eph, Lov., 1953, pp. 3740.

[20] Sur les relations d’Isaïe, 60-62 avec la fête des Tabernacles, voirE. G. selwyn, « The feast of Tabernacles, Epiphany and Baptism »,J.T.S., 1911, pp. 225-236.

[21] The primitive Christian calendar, p. 44.

[22] Abradams, Studies on Pharisaïsm and the Gospel, I, 11 ; 2, 54-55 ; Thackebay, The Septuagint and Jewish Worship, p. 67. Le texte de Zacharie était une des lectures de la fête des Tabernacles dans le judaïsme.

[23] Voir Dodd, loc. cit., p. 351.

[24] Jésus transfiguré, p. 189. Voir Bonsirven, Judaïsme palestinien, I, p. 522 ; Abrahams, Studies on Pharisaïsm and the Gospel, 2, p. 52 ; Dodd, The interprétation of the fourth Gospel, p. 35o.

[25] Riesenfeld, loc. cit., p. 197. L’antiquité de cette conception nous est attestée par les témoignages qu’en donnent très tôt les auteurs chrétiens. Voir hermas, Sim., 8, 1-11 ; Méthode, Banquet, 9, 4 ; G.C.S., 116 ; Éphrem, Hymn. Parad., 5, 6 ; Beck, 41

[26] Jewish Symbols in the Gréco-roman period, 2, 144-166.

[27] Jésus .transfiguré, p. 196.

[28] Ibid., pp. 147-186.

[29] T. W. Manson, (ILASTÊRION, J.T.S., 1945, pp. 9-10) et W. D. Davies (Paul and rabbinic Judaism, pp. 3o8-319, voient aussi une allusion à la fête des Tabernacles dans 2 Cor., 5, 1. Mais ceci est contesté par J. Dupont (Syn Christôi, p. 150).

[30] Sim., 8, 1-11. Les branches de saule avec les palmes et les rameaux d’olivier servaient à former le lulab.

[31] Voir Bible et liturgie, 454-469 ; la fête des Tabernacles dans l’exégèse patristique, Compte rendu, du Congrès d’Oxford, 1955.

[32] « The cleansing of the Temple », Bull. John Rylands libr., XXXIII, 2 (1961), pp. 271-282.

[33] The primitive Christian calendar, 23-31.

[34] W. D. Davies, « Reflections on Archbishop Carrington’s The Primitive Calendar », Mel. Dodd, 1956, pp. 124-153 ; J. Schmid, « Neue Synoptiker-Literature », Theol. Rev., 1956, pp. 52-53.

[35] La date de la dernière Cène, R.H.R.,1954, pp. 145-153.

[36] Le fait que l’année liturgique à l’origine ait commencé avec le baptême du Christ (et non avec l’Incarnation ou la Nativité) nous est attesté par les Évangiles de Marc et de Jean. On remarquera d’ailleurs que la Nativité n’y apparaît pas avant le IVe siècle. C’est sans doute ce qui explique que de nombreuses sectes de la première Église, se rattachant au judéo-christianisme, comme les ébionites, Cérinthe, certains gnostiques aient fait du baptême l’inauguration de la mission divine de Jésus, considéré jusque-là simplement comme un homme comme les autres. Leur liturgie ignorait, en effet, tout événement antérieur de la vie de Jésus. Par contre la règle de foi commençait avec la naissance virginale.

[37] « Le résultat est surprenant, écrit Carrington, mais après tout il n’y a rien dans ces sections de Marc qui se réfèrent à la Pâque et il y a de nombreux contacts avec les rites des Tabernacles n (loc. cit., p 32).

[38] Mlle Jaubert paraît penser au contraire, mais sans fondement à mon avis, que ce sont les synoptiques qui ont rejeté l’Entrée des Rameaux lors d’une autre montée de Jésus à Jérusalem, sans doute celle de la fête des Tabernacles (la date de la dernière Cène, R.H.R., 1954, pp. 157-159). Mais ceci confirme du moins notre thèse que, pour les Synoptiques, l’Entrée des Rameaux ne se situe pas dans le contexte pascal, mais dans un voyage antérieur à Jérusalem, sans doute celui des Tabernacles.

[39] Abrahams note : « Chez Jean il y a un transfert des rites des Tabernacles à la Pâque » (Studies on pharisaïsm and the Gospel, 2, p. 54).

[40] Voir M. Simon, Verus Israël, 256-26o, 336-337.

[41] Cela apparaît déjà dans Zach., 14, 16-19, dont J- F- Walford écrit : « La fête des Tabernacles était une prophétie de la future restauration d’Israël et serait observée dans le millénaire » (Bibliotheca sacra, 106, 1949, p. 27). Voir H. sahlin, Zur Typologie des Johannes Evangeliums, pp. 54-55.

[42] Loc. cit., p. 148.

[43] Baumstark, Liturgie comparée, Ière éd., p. 134.

[44] Baumstark, loc. cit., p. 133.

[45] Baumstark, loc. cit., pp. 158-161.

[46] Carrington, loc. cit., pp. 22-23.

[47] Carrington, loc. cit., p. 22.

[48] « The feast of Tabernacles, Epiphany and Baptism », Journ Théol. Stud., XIII (1912), pp. 225-249.

[49] Syn Christôi, p. 27.

[50] Voir Origène, pp. 70-71.

[51] Voir Bible et Liturgie, pp. 464-468.

[52] « Le calendrier dominical au VIe siècle », R.S.R., 1952, p. 238.

[53] Chavasse, loc. cit., p. 239.

[54] Chavasse, loc. cit., p. 237.

[55] Chavasse, loc. cit., p. 246.

[56] « L’origine des Quatre-Temps », Rev. Ben., 1897, pp. 337-346.

[57] Die Kirchlider Quatember, pp. 29-45.

[58] « Altchristliches Gebetsordnung im Lichte des Regelbuches von En-Feska », Z.K.T., 1953, pp. 219-221. Voir aussi A. Jaubert, « La date de la dernière Cène », R.H.R., 1954, p. 171.

[59] « Affinités littéraires et doctrinales du Manuel de discipline », Rev. Biblique, 1968, pp. 8o-82.

[60] Liber sacramentorum, V, p. 376.

[61] Thackeray, The Septuagint and Jewish Worship, p, 62.