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Commentaires liturgiques du Vendredi Saint

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Sommaire

  Dom Guéranger, l’Année Liturgique  
  Bhx Cardinal Schuster, Liber Sacramentorum  
  Dom Pius Parsch, le Guide dans l’année liturgique  

Ces commentaires concernent la célébration du Vendredi Saint avant la réforme de Pie XII.

On trouvera les textes liturgiques de la cérémonie ici.

Dom Guéranger, l’Année Liturgique

A L’OFFICE DE LA NUIT.

Les cérémonies particulières que pratique la sainte Église à l’Office des Ténèbres ayant été expliquées ci-dessus, et ne présentant aucune différence dans ces trois jours, il est inutile d’en transcrire ici de nouveau les détails et les explications. Le lecteur les trouvera en tête de l’Office de la nuit du Jeudi saint.

AU PREMIER NOCTURNE.

Le premier Psaume (2) annonce prophétiquement la génération éternelle du Fils de Dieu, sa royauté sur les nations, et la vengeance qu’il exercera, au dernier jour, contre ses ennemis. Comme ce magnifique Cantique parle aussi de la révolte des puissants du monde contre le Christ, l’Église l’emploie en ce jour où les complots de la Synagogue ont produit la mort du Rédempteur.

Le deuxième Psaume (21) est, à proprement parler, le Psaume de la Passion. Le premier verset contient une des dernières paroles de Jésus-Christ sur la croix. Ses pieds et ses mains percées, l’extension violente de ses membres, ses vêtements partagés, sa robe jouée au sort, les langueurs de son agonie, les insultes de ceux qui l’ont crucifié, sont autant de traits qui font de ce divin Cantique comme un récit anticipé des faits évangéliques.

Le troisième Psaume (26) fut composé par David, lorsqu’il fuyait la persécution de Saul. Il offre un contraste frappant entre les périls qui environnent le serviteur de Dieu, et la confiance inaltérable qu’il conserve dans le Seigneur. David est ici la figure du Christ au milieu des épreuves de sa Passion.

Les Leçons du premier Nocturne continuent d’être empruntées aux Lamentations de Jérémie. Nous avons expliqué le Jeudi Saint, les motifs qui ont porté l’Église à lire, en ces trois jours, cette triste élégie. Les deux premières Leçons ont rapport à la ruine de Jérusalem.

Dans la troisième Leçon, Jérémie change de sujet. Selon l’usage de tous les Prophètes, il s’interrompt pour parler du Messie, la grande préoccupation d’Israël. Mais ce n’est pas le Messie triomphant qu’il offre à nos regards : c’est le Fils de l’homme, objet du courroux de Dieu, parce qu’il porte sur lui les péchés du monde entier.

AU DEUXIÈME NOCTURNE.

Dans le quatrième Psaume (37) , David, après son péché, en butte à la révolte d’Absalon, se livre au regret des fautes qui ont déchaîné sur lui les vengeances célestes. Il est la figure du Messie qui, dans son agonie, confesse aussi que les iniquités dont il s’est chargé l’accablent, que son cœur est dans le trouble que ses forces l’ont abandonné.

David persécuté est encore, dans ce cinquième Psaume (39), la figure du Messie ; mais ce divin Cantique renferme un trait qui n’est applicable qu’au Christ : c’est l’endroit où celui qui parle dit à Dieu : « Vous n’avez pas agréé les victimes, ni les offrandes ; alors j’ai dit : « Voici que je viens pour « faire votre volonté. « 

Dans le sixième Psaume (53), David, poursuivi par les embûches de Saül, représente le Christ en butte à la Synagogue.

L’Église continue de lire, au deuxième Nocturne, les Enarrations de saint Augustin sur les Psaumes prophétiques de la Passion du Sauveur.

AU TROISIÈME NOCTURNE.

Le septième Psaume (58) fut aussi composé par David, dans le temps où il était l’objet des poursuites de Saül. Le Prophète décrit la rage de ses persécuteurs, et trace en même temps le portrait des ennemis du Messie.

Dans le huitième Psaume (87), le Messie est en face de la mort qui va le dévorer ; il fait entendre ses plaintes, et se lamente sur l’abandon de ses disciples.

Le neuvième Psaume (93) appelle la vengeance de Dieu sur ces juges pervers qui versent le sang innocent, comme si le juste n’avait pas au ciel un témoin de son immolation. Les princes des prêtres, les docteurs de la loi, le lâche Ponce-Pilate, y sont désignés sous les traits des juges iniques que le Psalmiste voue à la colère céleste.

Au troisième Nocturne, la sainte Église lit un passage de l’Épître aux Hébreux, dans lequel saint Paul nous montre le Fils de Dieu devenu Pontife et intercesseur pour les hommes auprès de son Père, au moyen de l’effusion de son sang, par lequel il efface nos péchés, et nous ouvre le ciel que la prévarication d’Adam nous avait fermé.

A LAUDES. [1]

Le premier Psaume des Laudes est le Miserere (Ps. 50).

Le deuxième Psaume (142) est aussi du nombre de ceux que David composa au temps de la révolte d’Absalon. Il est affecté à l’Office des Laudes du Vendredi pendant l’année, et convient au mystère d’aujourd’hui, en ce qu’il exprime l’abandon de la part des hommes et la confiance en Dieu, sentiments qu’éprouva le Messie sur la croix.

Le troisième Psaume (84) ordinaire des Laudes du Vendredi célèbre le grand mystère de la Rédemption accompli en ce jour, la fin du péché, la colère divine apaisée. On le chante sous l’Antienne suivante :

Le Cantique du Prophète Habacuc fait partie chaque semaine, de l’Office du Vendredi à Laudes. Il célèbre avec magnificence la victoire du Christ sur ses ennemis, au jour où il viendra juger le monde, et forme un contraste sublime avec les humiliations auxquelles l’Homme-Dieu est en proie aujourd’hui.

Le dernier Psaume (147) est le psaume habituel des Laudes au Vendredi.

Après le Verset, on chante la Cantique Benedictus, sous l’Antienne suivante : « Ils placèrent au-dessus de sa tête cette inscription pour expliquer sa condamnation : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. »

Après la répétition de cette Antienne, le chœur chante sur un mode mélodieux et touchant les paroles suivantes que l’Église répète, en ces jours, à la fin de tous ses Offices ; mais elle ajoute aujourd’hui que la mort à laquelle le Fils de Dieu a daigné se soumettre a été la mort de la Croix, c’est-à-dire la plus honteuse et la plus cruelle.

« Le Christ s’est fait obéissant pour nous jusqu’à la mort, et à la mort de la Croix. »

On dit ensuite à voix basse Pater noster, suivi du Miserere, qui est récité à deux chœurs, sans chanter. Enfin, celui qui préside prononce pour conclusion l’Oraison suivante : « Daignez Seigneur, jeter un regard sur votre famille ici présente, pour laquelle notre Seigneur Jésus-Christ a bien voulu être livré aux mains des méchants, et souffrir le supplice de la Croix : Lui qui vit et règne avec vous, dans les siècles des siècles. Amen. » AU MATIN.

Le soleil s’est levé sur Jérusalem ; mais les pontifes et les docteurs de la loi n’ont pas attendu sa lumière pour satisfaire leur haine contre Jésus. Anne, qui avait d’abord reçu l’auguste prisonnier, l’a fait conduire chez son gendre Caïphe. L’indigne pontife a osé faire subir un interrogatoire au Fils de Dieu. Jésus, dédaignant de répondre, a reçu un soufflet d’un des valets. De faux témoins avaient été préparés ; ils viennent déposer leurs mensonges à la face de celui qui est la Vérité ; mais leurs témoignages ne s’accordent pas. Alors le grand-prêtre, voyant que le système qu’il a adopté pour convaincre Jésus de blasphème n’aboutit qu’à démasquer les complices de sa fraude, veut tirer de la bouche même du Sauveur le délit qui doit le rendre justiciable de la Synagogue. « Je vous adjure, parle Dieu vivant, de répondre. Êtes-vous le Christ Fils de Dieu [2] ? » Telle est l’interpellation que le pontife adresse au Messie. Jésus, voulant nous apprendre les égards qui sont dus à l’autorité, aussi longtemps qu’elle en conserve les titres, sort de son silence, et répond avec fermeté : « Vous l’avez dit : je le suis ; au reste, je vous déclare qu’un jour vous verrez le Fils de l’homme assis à la droite de la Vertu de Dieu, et venant sur les nuées du ciel [3]. » A ces mots, le pontife sacrilège se lève, il déchire ses vêtements, et s’écrie : « Il a blasphémé ! Qu’avons-nous besoin de témoins ? Vous venez d’entendre le blasphème, que vous en semble ? » De toutes parts, dans la salle, on crie : « Il mérite la mort [4] ! » Le propre Fils de Dieu est descendu sur la terre pour rappeler à la vie l’homme qui s’était précipité dans la mort ; et par le plus affreux renversement, c’est l’homme qui, en retour d’un tel bienfait, ose traduire à son tribunal ce Verbe éternel, et le juge digne de mort. Et Jésus garde le silence, et il n’anéantit pas dans sa colère ces hommes aussi audacieux qu’ils sont ingrats ! Répétons en ce moment ces touchantes paroles par lesquelles l’Église Grecque interrompt souvent aujourd’hui la lecture du récit de la Passion : « Gloire à votre patience, Seigneur ! »

A peine ce cri épouvantable : « Il mérite la mort ! » s’est-il fait entendre, que les valets du grand-prêtre se jettent sur Jésus. Ils lui crachent au visage, et lui ayant ensuite bandé les yeux, ils lui donnent des soufflets, en lui disant : « Prophète, devine qui t’a frappé [5]. » Tels sont les hommages de la Synagogue au Messie dont l’attente la rend si fière. La plume hésite à répéter le récit de tels outrages faits au Fils de Dieu ; et cependant ceci n’est que le commencement des indignités qu’a dû subir le Rédempteur.

Dans le même temps, une scène plus affligeante encore pour le cœur de Jésus se passe hors de la salle, dans la cour du grand-prêtre. Pierre, qui s’y est introduit, se trouve aux prises avec les gardes et les gens de service, qui l’ont reconnu pour un Galiléen de la suite de Jésus. L’Apôtre, déconcerté et craignant pour sa vie, abandonne lâchement son maître, et va jusqu’à affirmer par serment qu’il ne le connaît même pas. Triste exemple du châtiment réservé à la présomption ! Mais, o miséricorde de Jésus ! Les valets du grand-prêtre l’entraînent vers le lieu où se tenait l’Apôtre ; il lance sur cet infidèle un regard de reproche et de pardon ; Pierre s’humilie et pleure. Il sort à ce moment de ce palais maudit ; et désormais tout entier à ses regrets, il ne se consolera plus qu’il n’ait revu son maître ressuscité et triomphant. Qu’il soit donc notre modèle, ce disciple pécheur et converti, en ces heures de compassion où la sainte Église veut que nous soyons témoins des douleurs toujours croissantes de notre Sauveur ! Pierre se retire ; car il craint sa faiblesse ; restons, nous, jusqu’à la fin ; nous n’avons rien à redouter ; et daigne le regard de Jésus, qui fond les cœurs les plus durs, se diriger vers nous !

Cependant les princes des prêtres, voyant que le jour commence à luire, se disposent à traduire Jésus devant le gouverneur romain. Ils ont instruit sa cause comme celle d’un blasphémateur, mais il n’est pas en leur pouvoir de lui appliquer la loi de Moïse, selon laquelle il devrait être lapidé. Jérusalem n’est plus libre, et ses propres lois ne la régissent plus. Le droit de vie et de mort n’est plus exercé que par les vainqueurs, et toujours au nom de César. Comment ces pontifes et ces docteurs ne se rappellent-ils pas en ce moment l’oracle de Jacob mourant, qui déclara que le Messie viendrait, lorsque le sceptre serait enlevé à Juda ? Mais une noire jalousie les a égarés ; et ils ne sentent pas non plus que le traitement qu’ils vont faire subir à ce Messie se trouve décrit par avance dans les prophéties qu’ils lisent et dont ils sont les gardiens.

Le bruit qui se répand dans la ville que Jésus a été saisi cette nuit, et qu’on se dispose à le traduire devant le gouverneur, arrive aux oreilles du traître Judas. Ce misérable aimait l’argent ; mais il n’avait aucun motif de désirer la mort de son maître. Il connaissait le pouvoir surnaturel de Jésus, et se flattait peut-être que les suites de sa trahison seraient promptement arrêtées par celui à qui la nature et les éléments ne résistaient jamais. Maintenant qu’il voit Jésus aux mains de ses plus cruels ennemis, et que tout annonce un dénouement tragique, un remords violent s’empare de lui ; il court au Temple, et va jeter aux pieds des princes des prêtres ce fatal argent qui a été le prix du sang. On dirait que cet homme est converti, et qu’il va implorer son pardon. Hélas ! Il n’en est rien. Le désespoir est le seul sentiment qui lui reste, et il a hâte d’aller mettre fin à ses jours. Le souvenir de tous les appels que Jésus fit à son cœur, hier encore, durant la Cène et jusque dans le jardin, loin de lui donner confiance, ne sert qu’à l’accabler ; et pour avoir douté d’une miséricorde qu’il devrait cependant connaître, il se précipite dans l’éternelle damnation, au moment même où le sang qui lave tous les crimes a déjà commencé découler.

Or les princes des prêtres, conduisant avec eux Jésus enchaîné, se présentent au gouverneur Pilate, demandant d’être entendus sur une cause criminelle. Le gouverneur paraît, et leur dit avec une sorte d’ennui : « Quelle accusation apportez-vous contre cet homme ? — Si ce n’était pas un malfaiteur, répondent-ils, nous ne vous l’aurions pas livré. » Le mépris et le dégoût se trahissent déjà dans les paroles du gouverneur, et l’impatience dans la réponse que lui adressent les princes des prêtres. On voit que Pilate se soucie peu d’être le ministre de leurs vengeances : « Prenez-le, leur dit-il, et jugez-le selon votre loi. — Mais, répondent ces hommes de sang, il ne nous est pas permis de faire mourir personne [6]. »

Pilate, qui était sorti du Prétoire pour parler aux ennemis du Sauveur, y rentre et fait introduire Jésus. Le Fils de Dieu et le représentant du monde païen sont en présence. « Êtes-vous donc le roi des Juifs ? demande Pilate. — Mon royaume n’est pas de ce monde, répond Jésus ; il n’a rien de commun avec ces royaumes formés par la violence ; sa source est d’en haut. Si mon royaume était de ce monde, j’aurais des soldats qui ne m’eussent pas laissé tomber au pouvoir des Juifs. Bientôt, à mon tour, j’exercerai l’empire terrestre ; mais à cette heure mon royaume n’est pas d’ici bas. — Vous êtes donc roi, enfin ? reprend Pilate. — Oui, je suis roi, » dit le Sauveur. Après avoir confessé sa dignité auguste, l’Homme-Dieu fait un effort pour élever ce Romain au-dessus des intérêts vulgaires de sa fortune ; il lui propose un but plus digne de l’homme que la recherche des honneurs de la terre. « Je suis venu en ce monde, lui dit-il, pour rendre témoignage à la Vérité ; quiconque est de la Vérité écoute ma voix. — Et qu’est-ce que la Vérité ? » reprend Pilate ; et sans attendre la réponse à sa question, pressé d’en finir, il laisse Jésus, et va retrouver les accusateurs. « Je ne reconnais en cet homme aucun crime [7], » leur dit-il. Ce païen avait cru rencontrer en Jésus un docteur de quelque secte juive dont les enseignements ne valaient pas la peine d’être écoutés, mais en même temps un homme inoffensif dans lequel on ne pouvait, sans injustice, chercher un homme dangereux.

A peine Pilate a-t-il exprimé son avis favorable sur Jésus, qu’un amas d’accusations est produit contre ce Roi des Juifs par les princes des prêtres. Le silence de Jésus, au milieu de tant d’atroces mensonges, émeut le gouverneur : « Mais n’entendez-vous pas, lui dit-il, tout ce qu’ils disent contre vous ? » Cette parole, d’un intérêt visible, n’enlève point Jésus à son noble silence ; mais elle provoque de la part de ses ennemis une nouvelle explosion de fureur. « Il agite le peuple, s’écrient les princes des prêtres ; il va prêchant dans toute la Judée, depuis la Galilée jusqu’ici [8]. » Dans ce mot de Galilée, Pilate croit voir un trait de lumière. Hérode, tétrarque de Galilée, est en ce moment à Jérusalem. Il faut lui remettre Jésus ; il est son sujet ; et cette cession d’une cause criminelle débarrassera le gouverneur, en même temps qu’elle rétablira la bonne harmonie entre Hérode et lui.

Le Sauveur est donc traîné dans les rues de Jérusalem, du Prétoire au palais d’Hérode. Ses ennemis l’y poursuivent avec la même rage, et Jésus garde le même silence. Il ne recueille là que le mépris du misérable Hérode, du meurtrier de Jean-Baptiste ; et bientôt les habitants de Jérusalem le voient reparaître sous la livrée d’un insensé, entraîné de nouveau vers le Prétoire. Ce retour inattendu de l’accusé contrarie Pilate ; cependant il croit avoir trouvé un nouveau moyen de se débarrasser de cette cause qui lui est odieuse. La fête de Pâque lui fournit occasion de gracier un coupable ; il va essayer de faire tomber cette faveur sur Jésus. Le peuple est ameuté aux portes du Prétoire ; il n’y a qu’à mettre en parallèle Jésus, ce même Jésus que la ville a vu conduire en triomphe il y a quelques jours, avec Barabbas, ce malfaiteur qui est un objet d’horreur pour Jérusalem ; le choix du peuple ne peut manquer d’être favorable à Jésus. « Qui voulez-vous que je vous délivre, leur dit-il, de Jésus ou de Barabbas ? » La réponse ne se fait pas attendre ; des voix tumultueuses s’écrient : « Non Jésus, mais Barabbas ! — Que faire donc de Jésus ? reprend le gouverneur interdit. — Crucifiez-le ! — Mais quel mal a-t-il fait ? Je vais le châtier, et je le renverrai ensuite. — Non, non ; crucifiez-le [9] ! »

L’épreuve n’a pas réussi ; et la situation du lâche gouverneur est devenue plus critique qu’auparavant. En vain il a cherchée ravaler l’innocent au niveau d’un malfaiteur ; la passion d’un peuple ingrat et soulevé n’en a tenu aucun compte. Pilate est réduit à promettre qu’il va faire châtier Jésus d’une manière assez barbare pour étancher un peu la soif de sang qui dévore cette populace ; mais il n’a fait que provoquer un nouveau cri de mort.

N’allons pas plus loin sans offrir au Fils de Dieu une réparation pour l’indigne outrage dont il vient d’être l’objet. Mis en balance avec un homme infâme, c’est ce dernier qu’on lui préfère. Si Pilate essaie par pitié de lui sauver la vie, c’est à condition de lui faire subir cette ignoble comparaison, et c’est en pure perte. Les voix qui chantaient Hosannah au fils de David, il y a quelques jours, ne font plus entendre que des hurlements féroces ; et le gouverneur, qui craint une sédition, a osé promettre de punir celui dont il a tout à l’heure confessé l’innocence.

Jésus est livré aux soldats pour être flagellé par eux. On le dépouille avec violence de ses vêtements, et on l’attache à la colonne qui servait pour ces exécutions. Les fouets les plus cruels sillonnent son corps tout entier, et le sang coule par ruisseaux le long de ses membres divins. Recueillons cette seconde effusion du sang de notre Rédempteur, par laquelle Jésus expie pour l’humanité tout entière les complaisances et les crimes de la chair. C’est par la main des Gentils que ce traitement lui est inflige ; les Juifs l’ont livré, et les Romains sont les exécuteurs ; tous nous avons trempé dans l’affreux déicide.

Mais cette soldatesque est lasse enfin de frapper ; les bourreaux détachent leur victime, en auront-ils enfin pitié ? Non, ils vont faire succéder à tant de cruauté une dérision sacrilège. Jésus a été appelé le Roi des Juifs ; les soldats prennent occasion de ce titre pour donner une forme nouvelle à leurs outrages. Un roi porte la couronne ; les soldats vont en imposer une au fils de David. Tressant à la hâte un horrible diadème avec des branches d’arbrisseaux épineux, ils la lui enfoncent sur la tête, et pour la troisième fois, le sang de Jésus coule avec abondance. Puis, afin de compléter l’ignominie, les soldats lui jettent sur les épaules un manteau de pourpre, et placent dans sa main un roseau, en guise de sceptre. Alors ils se mettent a genoux devant lui, et disent : « Roi des Juifs, salut ! » Et cet hommage insultant est accompagné de soufflets sur le visage de l’Homme-Dieu, et d’infâmes crachats ; et de temps en temps on lui arrache le roseau des mains pour l’en frapper sur la tête, afin d’enfoncer toujours davantage les cruelles épines dont elle est ceinte.

A ce spectacle, le chrétien se prosterne dans un douloureux respect, et dit à son tour. « Roi des Juifs, salut ! Oui, vous êtes le fils de David, et à ce titre, notre Messie et notre Rédempteur. Israël renie votre royauté qu’il proclamait naguère ; la gentilité n’y trouve qu’une occasion de plus pour vous outrager ; mais vous n’en régnerez pas moins par la justice sur Jérusalem, qui ne tardera pas à sentir le poids de votre sceptre vengeur ; par la miséricorde sur les Gentils, que bientôt vos Apôtres amèneront à vos pieds. En attendant, recevez notre hommage et notre soumission. Régnez dès aujourd’hui sur nos cœurs et sur notre vie tout entière. »

On conduit Jésus à Pilate dans l’affreux état où l’a mis la cruauté des soldats. Le gouverneur ne doute pas qu’une victime réduite aux abois n’obtienne grâce devant le peuple ; et faisant monter avec lui le Sauveur à une galerie du palais, il le montre à la multitude, en disant : « Voilà l’homme [10] ! » Cette parole était plus profonde que ne le croyait Pilate. Il ne disait pas : Voilà Jésus, ni voilà le Roi des Juifs ; il se servait d’une expression générale dont il n’avait pas la clef, mais dont le chrétien possède l’intelligence. Le premier homme, dans sa révolte contre Dieu, avait bouleversé, par son péché, l’œuvre entière du Créateur ; en punition de son orgueil et de sa convoitise, la chair avait asservi l’esprit ; et la terre elle-même, en signe de malédiction, ne produisait plus que des épines. Le nouvel homme qui porte, non la réalité, mais la ressemblance du péché, paraît ; et l’œuvre du Créateur reprend en lui son harmonie première ; mais c’est par la violence. Pour montrer que la chair doit être asservie à l’esprit, la chair en lui est brisée sous les fouets ; pour montrer que l’orgueil doit céder la place à l’humilité, s’il porte une couronne, ce sont les épines de la terre maudite qui la forment sur sa tête. Triomphe de l’esprit sur les sens, abaissement de la volonté superbe sous le joug de la sentence : voilà l’homme.

Israël est comme le tigre ; la vue du sang irrite sa soif ; il n’est heureux qu’autant qu’il s’y baigne. A peine a-t-il aperçu sa victime ensanglantée, qu’il s’écrie avec une nouvelle fureur : « Crucifiez-le ! crucifiez-le ! —Eh bien ! dit Pilate, prenez-le vous-mêmes, et crucifiez-le ; pour moi, je ne trouve aucun crime en lui. » Et cependant on l’a mis, par son ordre, dans un état qui, à lui seul, peut lui causer la mort. Sa lâcheté sera encore déjouée. Les Juifs répliquent en invoquant le droit que les Romains laissaient aux peuples conquis : « Nous avons une loi, et selon cette loi il doit mourir ; car il s’est dit le Fils de Dieu. » A cette réclamation. Pilate se trouble ; il rentre dans la salle avec Jésus, et lui dit : « D’où êtes-vous ? » Jésus se tait ; Pilate n’était pas digne d’entendre le Fils de Dieu lui rendre raison de sa divine origine. Il s’irrite cependant : « Vous ne me répondez pas ? dit-il ; ne savez-vous pas que j’ai le pouvoir de vous crucifier, et le pouvoir de vous absoudre ? »

Jésus daigne parler ; et c’est pour nous apprendre que tome puissance de gouvernement, même chez les infidèles, vient de Dieu, et non de ce qu’on appelle le pacte social : « Vous n’auriez pas ce pouvoir, répondit-il, s’il ne vous avait été donné d’en haut : c’est pour cela que le péché de celui qui m’a livré à vous est d’autant plus grand [11]. »

La noblesse et la dignité de ces paroles subjuguent le gouverneur ; et il veut encore essayer de sauver Jésus. Mais les cris du peuple pénètrent de nouveau jusqu’à lui : « Si vous le laissez aller, lui dit-on, vous n’êtes pas l’ami de César. Quiconque se fait roi, se déclare contre César. » A ces paroles, Pilate, essayant une dernière fois de ramener à la pitié ce peuple furieux, sort de nouveau, et monte sur un siège en plein air ; il s’assied et fait amener Jésus : « Le voilà, dit-il, votre roi ; voyez si César a quelque chose à craindre de lui. » Mais les cris redoublent : « Ôtez-le ! Ôtez-le ! Crucifiez-le ! — Mais, dit le gouverneur, qui affecte de ne pas voir la gravite du péril, crucifierai-je donc votre roi ? » Les Pontifes répondent : « Nous n’avons point d’autre roi que César [12]. » Parole indigne qui, lorsqu’elle sort du sanctuaire, annonce aux peuples que la foi est en péril : eu même temps parole de réprobation pour Jérusalem ; car si elle n’a pas d’autre roi que César, le sceptre n’est plus dans Juda, et l’heure du Messie est arrivée.

Pilate, voyant que la sédition est au comble, et que sa responsabilité de gouverneur est menacée, se résout à abandonner Jésus à ses ennemis. Il porte enfin quoique à contrecœur, cette sentence qui doit produire en sa conscience un affreux remords dont bientôt il cherchera la délivrance dans le suicide. Il trace lui-même sur une tablette, avec un pinceau, l’inscription qui doit être placée au-dessus de la tête de Jésus. Il accorde même à la haine des ennemis du Sauveur que, pour une plus grande ignominie, deux voleurs seront crucifies avec lui. Ce trait était nécessaire à l’accomplissement de l’oracle prophétique : il sera mis au rang des scélérats [13]. » Puis, lavant ses mains publiquement, à ce moment où il souille son âme du plus odieux forfait, il s’écrie en présence du peuple : « Je suis innocent du sang de ce juste : cela vous regarde. » Et tout le peuple répond par ce souhait épouvantable : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants [14]. » Ce fut le moment où le signe du parricide vint s’empreindre sur le front du peuple ingrat et sacrilège, comme autrefois sur celui de Caïn ; dix-huit siècles de servitude, de misère et de mépris ne l’ont pas effacé. Pour nous, enfants de la gentilité, sur lesquels ce sang divin est descendu comme une rosée miséricordieuse, rendons grâce à la bonté du Père céleste, qui « a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique [15] » ; rendons grâces à l’amour de ce Fils unique de Dieu, qui, voyant que nos souillures ne pouvaient être lavées que dans son sang, nous le donne aujourd’hui jusqu’à la dernière goutte.

Ici commence la Voie douloureuse, et le Prétoire de Pilate, où fut prononcée la sentence de Jésus, en est la première Station. Le Rédempteur est abandonné aux Juifs par l’autorité du gouvernent. Les soldais s,’empare m de lui et l’emmènent hors de la cour du Prétoire. Ils lui enlèvent le manteau de pourpre, et le revêtent de ses vêtements qu’ils lui avaient ôtés pour le flageller ; enfin ils chargent la croix sur ses épaules déchirées. Le lieu où le nouvel Isaac reçut ainsi le bois de son sacrifice est désigné comme la seconde Station. La troupe des soldats, renforcée des exécuteurs, des princes des prêtres, des docteurs de la loi, d’un peuple immense, se met en marche. Jésus s’avance sous le fardeau de sa croix ; mais bientôt, épuisé par le sang qu’il a perdu et par les souffrances de tout genre, il ne peut plus se soutenir, et tombant sous le faix, il marque par sa chute la troisième Station.

Les soldats relèvent avec brutalité le divin captif qui succombait plus encore sous le poids de nos péchés que sous celui de l’instrument de son supplice. Il vient de reprendre sa marche chancelante, lorsque tout à coup sa mère éplorée se présente à ses regards. La femme forte, dont l’amour maternel est invincible, s’est rendue sur le passage de son fils ; elle veut le voir, le suivre, s’attacher à lui, jusqu’à ce qu’il expire. Sa douleur est au-dessus de toute parole humaine ; les inquiétudes de ces derniers jours ont déjà épuisé ses forces ; toutes les souffrances de son fils lui ont été divinement manifestées ; elle s’y est associée, et elle les a toutes endurées une à une. Mais elle ne peut plus demeurer loin du regard des hommes ; le sacrifice avance dans son cours, la consommation est proche ; il lui faut être avec son fils, et rien ne la pourrait retenir en ce moment. La fidèle Madeleine est près d’elle, noyée dans ses pleurs ; Jean. Marie mère de Jacques avec Salomé, l’accompagnent aussi ; ils pleurent sur leur maître ; mais elle, c’est sur son fils qu’elle pleure. Jésus la voit, et il n’est pas en son pouvoir de la consoler, car tout ceci n’est encore que le commencement des douleurs. Le sentiment des angoisses qu’éprouve en ce moment le cœur de la plus tendre des mères vient oppresser d’un nouveau poids le cœur du plus aimant des fils. Les bourreaux n’accorderont pas un moment de retard dans la marche, en faveur de cette mère d’un condamné ; elle peut se traîner, si elle le veut, à la suite du funeste convoi : c’est beaucoup pour eux qu’ils ne la repoussent pas ; mais la rencontre de Jésus et de Marie sur le chemin du Calvaire désignera pour jamais la quatrième Station.

La route est longue encore ; car, selon la loi, les criminels devaient subir leur supplice hors des portes de la ville. Les Juifs en sont à craindre que la victime n’expire avant d’être arrivée au lieu du sacrifice. Un homme qui revenait de la campagne, nommé Simon de Cyrène, rencontre le douloureux cortège ; on l’arrête, et, par un sentiment cruellement humain envers Jésus, on oblige cet homme à partager avec lui l’honneur et la fatigue de porter l’instrument du salut du monde. Cette rencontre de Jésus avec Simon de Cyrène consacre la cinquième Station.

A quelques pas de là, un incident inattendu vient frapper d’étonnement et de stupeur jusqu’aux bourreaux eux-mêmes. Une femme fend la foule, écarte les soldats et se précipite jusqu’auprès du Sauveur Elle tient entre ses mains son voile qu’elle a détache, et elle en essuie d’une main tremblante le visage de Jésus, que le sang, la sueur et les crachats avaient rendu méconnaissable. Elle l’a reconnu cependant, parce qu’elle l’a aimé ; et elle n’a pas craint d’exposer sa vie pour lui offrir ce léger soulagement. Son amour sera récompensé : la face du Rédempteur, empreinte par miracle sur ce voile, en fera désormais son plus cher trésor ; et elle aura eu la gloire de désigner, par son acte courageux, la sixième Station de la Voie douloureuse.

Cependant les forces de Jésus s’épuisent de plus en plus, à mesure que l’on approche du terme fatal. Une subite défaillance abat une seconde fois la victime, et marque la septième Station. Jésus est bientôt relevé avec violence par les soldats, et se traîne de nouveau sur le sentier qu’il arrose de son sang. Tant d’indignes traitements excitent des cris et des lamentations dans un groupe de femmes qui, émues de compassion pour le Sauveur, s’étaient mises à la suite des soldats et avaient bravé leurs insultes. Jésus, touché de l’intérêt courageux de ces femmes qui, dans la faiblesse de leur sexe, montraient plus de grandeur d’âme que le peuple entier de Jérusalem, leur adresse un regard de bonté, et reprenant toute la dignité de son langage de prophète, il leur annonce, en présence des princes des prêtres et des docteurs de la loi, l’épouvantable châtiment qui suivra bientôt l’attentat dont elles sont témoins, et qu’elles déplorent avec tant de larmes. « Filles de Jérusalem, leur dit-il, à cet endroit même qui est compté pour la huitième Station ; filles de Jérusalem ! Ce n’est pas sur moi qu’il faut pleurer ; c’est sur vous et sur vos enfants ; car il viendra des jours où l’on dira : Heureuses les stériles, et les entrailles qui n’ont point porté, et les mamelles qui n’ont point allaité ! Alors ils diront aux montagnes : Tombez sur nous ; et aux collines : Couvrez-nous ; mais si l’on traite ainsi le bois vert aujourd’hui, comment alors sera traité le bois sec [16] ? »

Enfin on est arrivé au pied de la colline du Calvaire, et Jésus doit encore la gravir avant d’arriver au lieu de son sacrifice. Une troisième fois son extrême fatigue le renverse sur la terre, et sanctifie la place où les fidèles vénéreront la neuvième Station. La soldatesque barbare intervient encore pour faire reprendre à Jésus sa marche pénible, et après bien des coups il parvient enfin au sommet de ce monticule qui doit servir d’autel au plus sacré et au plus puissant de tous les holocaustes. Les bourreaux s’emparent de la croix et vont l’étendre sur la terre, en attendant qu’ils y attachent la victime. Auparavant, selon l’usage des Romains, qui était aussi pratiqué par les Juifs, on offre à Jésus une coupe qui contenait du vin mêlé de myrrhe. Ce breuvage, qui avait l’amertume du fiel, était un narcotique destiné à engourdir jusqu’à un certain point les sens du patient, et à diminuer les douleurs de son supplice. Jésus touche un moment de ses lèvres cette potion que la coutume, plutôt que l’humanité, lui faisait offrir ; mais il refuse d’en boire, voulant rester tout entier aux souffrances qu’il a daigné accepter pour le salut des hommes. Alors les bourreaux lui arrachent avec violence ses vêtements colles à ses plaies, et s’apprêtent à le conduire au lieu où la croix l’attend. L’endroit du Calvaire où Jésus fut ainsi dépouillé, et où on lui présenta le breuvage amer, est désigné comme la dixième Station de la Voie douloureuse. Les neuf premières sont encore visibles dans les rues de Jérusalem, de l’emplacement du Prétoire jusqu’au pied du Calvaire ; mais cette dernière, ainsi que les quatre suivantes, sont dans l’intérieur de l’Église du Saint-Sépulcre, qui renferme dans sa vaste enceinte le théâtre des dernières scènes de la Passion du Sauveur.

Mais il nous faut suspendre ce récit ; déjà même nous avons devance un peu les heures de cette grande journée, et nous avons à revenir plus tard sur le Calvaire. Il est temps de nous unir à la sainte Église dans la lugubre fonction par laquelle elle s’apprête à célébrer le trépas de son divin Époux. L’airain sacré ne convoquera pas aujourd’hui les fidèles à la maison de Dieu ; la foi et la componction seules les invitent à franchir au plus tôt les degrés du temple.

L’OFFICE DU MATIN. [17]

Le service divin de cette matinée se divise en quatre parties, dont nous allons expliquer successivement les mystères. Il va d’abord les Lectures ; elles sont suivies des Prières : vient ensuite l’adoration de la Croix, et enfin la Messe des Présanctifiés. Ces rites solennels et inaccoutumés annoncent au peuple fidèle la grandeur de cette journée, en même temps qu’ils font sentir la suspension du Sacrifice quotidien dont ils occupent la place. L’autel est nu ; la croix voilée de noir s’élève entre les chandeliers qui ne portent plus que des flambeaux d’une cire grossière ; le pupitre de l’Évangile est sans tapis ; tout annonce la désolation. L’Heure de None ayant été récitée, le Célébrant s’avance avec ses ministres ; leurs ornements noirs expriment le deuil de la sainte Église. Arrivés au pied de l’autel, ils se prosternent sur les degrés et prient quelque temps en silence. En même temps, les acolytes étendent sur la table de l’autel une seule nappe, en place de trois qui sont nécessaires pour offrir le Sacrifice. Le Célébrant s’étant relevé de sa prostration, on commence aussitôt les Lectures.

LES LECTURES.

La première partie de cet Office est employée à lire d’abord deux passages des Prophéties, et ensuite le récit de la Passion. On commence par un fragment du prophète Osée [18], dans lequel le Seigneur annonce ses vues de miséricorde envers son peuple nouveau, le peuple de la gentilité, qui était mort, et qui doit, dans trois jours, ressusciter avec ce Christ qu’il ne connaît pas encore. Éphraïm et Juda ne seront pas traités ainsi ; leurs sacrifices matériels n’ont point apaisé un Dieu qui n’aime que la miséricorde, et qui rejette ceux qui n’ont que la dureté du cœur.

Le Trait emprunté au Cantique du Prophète Hahacuc, que nous avons chanté à Laudes, prédit le second avènement du Christ, quand il viendra entouré de gloire et d’épouvante faire justice de ceux qui l’ont crucifié.

L’Église recueille les vœux de ses enfants dans la Collecte qui suit, où rappelant au Père céleste sa terrible justice envers Judas et son ineffable miséricorde envers le larron, elle demande que les dernières traces du vieil homme soient enlevées de nos âmes, et que nous méritions de ressusciter avec Jésus-Christ. « O Dieu, de qui Judas a reçu la punition de son crime, et le larron la récompense de sa confession, faites-nous ressentir l’effet de votre miséricorde ; afin que, comme notre Seigneur Jésus-Christ, dans sa Passion, a traité l’un et l’autre selon son mérite, de même il détruise en nous le mal qui procède du vieil homme, et nous accorde d’avoir part à sa résurrection ; Lui qui, étant Dieu, vit et règne avec vous dans les siècles des siècles. Amen. »

A cette Oraison succède la deuxième lecture prophétique. Elle est empruntée au livre de l’Exode [19], et remet sous les yeux le touchant symbole de l’Agneau pascal, en ce moment où la figure s’évanouit devant la réalité. Cet agneau est sans tache comme notre Emmanuel ; son sang préserve de la mort ceux dont les demeures en sont marquées. Il ne doit pas seulement être immolé ; il faut qu’il soit la nourriture de ceux qui sont sauvés par lui. Il est le mets du voyageur, qui le mange debout, comme n’ayant pas le loisir de s’arrêter dans la course rapide de cette vie. L’immolation de l’Agneau ancien, comme celle du nouveau, est le signal de la Pâque.

A la suite de cette admirable page de l’Ancien Testament, l’Église chante le Trait, qui est formé du Psaume CXXXIX. C’est le cri de détresse du Messie tombé, par la trahison, entre les mains de ses ennemis.

Les Prophètes nous ont préparés à entendre l’accomplissement de leurs divins oracles. La sainte Église va nous faire entendre le récit même de la Passion du Rédempteur. C’est le quatrième Évangéliste, saint Jean, le témoin des scènes du Calvaire, qui doit nous raconter les dernières heures de la vie mortelle de l’Homme-Dieu, et faire passer dans nos âmes l’émotion dont la sienne fut pénétrée lorsque, en ce jour, la victime du genre humain expira sur la croix.

On fait y une pause comme au Dimanche des Rameaux. Toute l’assistance se met à genoux ; et, selon l’usage des lieux, on se prosterne et on baise humblement la terre.

Enfin le Diacre vient prier en silence au pied de l’autel pour implorer sur lui-même la bénédiction de Dieu ; mais il ne demande point celle du Prêtre, et ne fait point bénir l’encens. Les Acolytes ne l’accompagnent point non plus à l’ambon avec des flambeaux. Quand il a terminé la lecture de l’Évangile, le Sous-Diacre ne porte point le livre à baiser au Célébrant. La suppression de toutes les cérémonies ordinaires atteste la profonde tristesse à laquelle l’Église est livrée.

LES PRIÈRES.

La sainte Église vient de repasser avec ses enfants l’histoire des derniers moments de son Époux ; que lui reste-t-il à faire, sinon d’imiter ce divin Médiateur qui, sur la Croix, comme nous l’apprend saint Paul, a offert pour tous les hommes à son Père « des prières et des supplications mêlées de larmes et accompagnées d’un grand cri [20] ? » C’est pourquoi, dès les premiers siècles, elle a présenté elle-même, en ce jour, à la majesté divine, un ensemble de prières qui, se dirigeant sur les besoins du genre humain tout entier, montrent qu’elle est véritablement la mère des hommes et l’épouse charitable du Fils de Dieu. Tous, même les Juifs, ont part à cette solennelle intercession que la sainte Église, au milieu de son deuil, présente au Père des siècles, du pied de la croix de Jésus-Christ.

Chacune de ces prières est précédée d’une annonce qui en explique l’objet. Le Diacre avertit ensuite les fidèles de se mettre à genoux ; ils se relèvent un moment après, au signal du Sous-Diacre, et s’unissent à la demande du Prêtre.

L’Église Romaine, dans la quatrième prière, avait en vue l’Empereur d’Allemagne, autrefois chef du corps germanique, et chargé par l’Église, au moyen âge, de propager la foi chez les nations du Nord. On omet maintenant cette prière dans les pays qui ne sont pas soumis à la domination autrichienne.

Après l’annonce de la prière pour les Juifs, le Diacre ne donne point l’avertissement ordinaire de fléchir les genoux. La sainte Église prie aujourd’hui même pour les fils des bourreaux de son divin Époux, mais la génuflexion ayant été tournée en outrage contre lui par leurs pères, à l’heure même où nous sommes, elle craint de rappeler le souvenir de cette indignité, en renouvelant le geste de l’adoration à propos des Juifs.

L’ADORATION DE LA CROIX.

Les prières générales sont terminées ; et après avoir imploré Dieu pour la conversion des païens, l’Église se trouve avoir visité, dans sa charité, tous les habitants de la terre, et sollicité sur eux tous l’effusion du sang divin qui coule, en ce moment, des veines de l’Homme-Dieu. Maintenant elle se tourne vers les chrétiens ses fils, et, tout émue des humiliations auxquelles est en proie son céleste Époux, elle va les convier à en diminuer le poids, en dirigeant leurs hommages vers cette Croix, jusqu’alors infâme et désormais sacrée, sous laquelle Jésus marche au Calvaire, et dont les bras vont le porter aujourd’hui. Pour Israël, la croix est un objet de scandale ; pour le gentil, un monument de folie [21] ; nous chrétiens, nous vénérons en elle le trophée de la victoire du Fils de Dieu, et l’instrument auguste du salut des hommes. L’instant donc est arrivé où elle doit recevoir nos adorations, à cause de l’honneur que lui a daigné faire le Fils de Dieu en l’arrosant de son sang, et en l’associant ainsi à l’œuvre de notre réparation. Nul jour, nulle heure dans l’année ne conviennent mieux pour lui rendre nos humbles devoirs.

Ce touchant hommage offert, en ce jour, au bois sacre qui nous sauve, a commencé, dès le IVe siècle, à Jérusalem. On venait de découvrir la vraie Croix par les soins de la pieuse impératrice sainte Hélène ; et le peuple fidèle aspirait à contempler de temps en temps cet arbre de vie, dont la miraculeuse Invention avait comblé de joie l’Église tout entière. Il fut réglé qu’on l’exposerait à l’adoration des chrétiens une fois l’année, le Vendredi saint. Le désir de prendre part au bonheur de le contempler amenait chaque année un concours immense de pèlerins à Jérusalem, pour la Semaine sainte. La renommée répandit partout les récits de cette imposante cérémonie ; mais tous ne pouvaient espérer d’en être témoins, même une seule fois dans leur vie. La piété catholique voulut du moins jouir par imitation d’une cérémonie dont la vue réelle était refusée au grand nombre ; et, vers le vue siècle, on songea à répéter dans toutes les églises, au Vendredi saint, l’ostension et l’adoration de la Croix qui avaient lieu à Jérusalem. On ne possédait, il est vrai, que la figure de la Croix véritable ; mais les hommages rendus à ce bois sacré se rapportant au Christ lui-même, les fidèles pouvaient lui en offrir de semblables, lors même qu’ils n’avaient pas sous les yeux le propre bois lui-même que le Rédempteur a arrosé de son sang. Tel a été le motif de l’institution de ce rite imposant que la sainte Église va accomplir sous nos yeux, et auquel elle nous invite à prendre part.

A l’autel, le Célébrant se dépouille de la chasuble, qui est le vêtement sacerdotal, afin de paraître avec plus d’humilité dans l’amende honorable qu’il doit offrir le premier au Fils de Dieu outragé par ses créatures. Il se rend ensuite sur le degré qui côtoie l’autel, au côté de l’Épître, et s’y tient la face tournée vers le peuple. Le Diacre prend alors la croix voilée de noir qui est entre les chandeliers de l’autel, et vient la déposer entre les mains du Célébrant. Celui-ci, aidé du Diacre et du Sous-Diacre, détache la partie du voile qui enveloppait le haut de cette croix, et la découvre jusqu’à la traverse. Il l’élève alors un peu, et chante sur un ton de voix médiocre ces paroles : « Voici le bois de la Croix ; » puis il continue, aidé de ses ministres, qui chantent avec lui : « auquel le salut du monde a été suspendu. »

Alors toute l’assistance se met à genoux et adore, pendant que le chœur chante : « Venez, adorons-le. »

Cette première ostension, qui a lieu comme à l’écart, et à voix modérée, représente la première prédication de la Croix, celle que les Apôtres se firent entre eux, lorsque, n’ayant pas encore reçu le Saint-Esprit, ils ne pouvaient s’entretenir du divin mystère de la Rédemption qu’avec les disciples de Jésus, et craignaient d’exciter l’attention des Juifs. C’est pour cela aussi que le Prêtre n’élève que médiocrement la Croix. Ce premier hommage qu’elle reçoit est offert en réparation des outrages que le Sauveur reçut dans la maison de Caïphe.

Le Prêtre s’avance alors sur le devant du degré, toujours au côte de l’Épître, et se trouve plus en vue du peuple Ses ministres l’aident a dévoiler le bras droit de la croix, et après avoir découvert cette partie de l’instrument sacré, il montre de nouveau le signe du salut, l’élevant plus haut que la première fois, et chante avec plus de force : « Voici le bois de la Croix ; » le Diacre et le Sous-Diacre continuent avec lui : « auquel le salut du monde a été suspendu. »

L’assistance se met à genoux et adore, pendant que le chœur chante : « Venez, adorons-le. »

Cette seconde extension, qui a lieu avec plus d’éclat que la première, représente la prédication du mystère de la Croix aux Juifs, lorsque les Apôtres, après la venue de l’Esprit-Saint, jettent les fondements de l’Église au sein de la Synagogue, et amènent les prémices d’Israël aux pieds du Rédempteur. Cette seconde adoration rendue à la Croix est offerte par la sainte Église en réparation des outrages que le Sauveur reçut dans le Prétoire de Pilate.

Le Prêtre vient se placer ensuite au milieu du degré, ayant toujours la face tournée vers le peuple. Il achève alors le dévoilement de la Croix, en dégageant le bras gauche avec l’aide du Diacre et du Sous-Diacre. Prenant ensuite cette Croix, qui paraîtra désormais sans voile, il l’élevé plus haut que les deux autres fois, et chante avec triomphe sur un ton plus éclatant : « Voici le bois de la Croix ; » les ministres continuent avec lui : « auquel le salut du monde a été suspendu. »

L’assistance se met à genoux et adore, pendant que le chœur chante : « Venez, adorons-le. »

Cette dernière ostension si solennelle représente la prédication du mystère de la Croix dans le monde entier, lorsque les Apôtres, repoussés par la masse de la nation juive, se tournent vers les Gentils, et vont annoncer le Dieu crucifié jusqu’au delà des limites de l’Empire romain. Ce troisième hommage offerte la Croix est une réparation des outrages que le Sauveur reçut sur le Calvaire.

La sainte Église, en nous présentant d’abord la Croix couverte d’un voile qui disparaît ensuite, pour laisser arriver nos regards jusqu’à ce divin trophée de notre rédemption, veut aussi exprimer tour à tour l’aveuglement du peuple juif qui ne voit qu’un instrument d’ignominie dans ce bois adorable, et l’éclatante lumière dont jouit le peuple chrétien, auquel la foi révèle que le Fils de Dieu crucifié, loin d’être un objet de scandale, est, au contraire, comme parle l’Apôtre, le monument éternel de « la puissance et de la sagesse de Dieu [22]. » Désormais la Croix, qui vient d’être si solennellement arborée, ne sera plus couverte ; elle va attendre sans voile, sur l’autel, l’heure de la glorieuse résurrection du Messie. Toutes les autres images de la Croix, placées sur les divers autels, seront aussi découvertes, à l’imitation de celle qui va bientôt reprendre sa place d’honneur sur l’autel majeur.

Mais la sainte Église ne se borne pas à exposer, en ce moment, aux regards de ses fidèles la Croix qui les a sauvés ; elle les convie à venir tous imprimer leurs lèvres respectueuses sur ce bois sacré. Le Célébrant doit les précéder, et ils viendront après lui. Non content d’avoir dépouillé la chasuble, il quitte encore sa chaussure, et ce n’est qu’après avoir fait trois génuflexions qu’il approche de la Croix que ses mains ont d’abord placée sur les degrés de l’autel. Le Diacre et le Sous-Diacre se présentent ensuite, puis le Clergé tout entier, enfin les laïques.

Les chants qui accompagnent l’adoration de la Croix sont de la plus grande beauté. Il y a d’abord les Impropères, ou reproches que le Messie adresse aux Juifs. Les trois premières strophes de cette Hymne plaintive sont entrecoupées par le chant du Trisagion, ou prière au Dieu trois fois Saint, dont il est juste de glorifier l’immortalité, en ce moment où il daigne, comme homme, souffrir la mort pour nous. Cette triple glorification, qui était en usage à Constantinople dès le Ve siècle, a passé dans l’Église Romaine qui l’a maintenue dans la langue primitive, se contentant d’alterner la traduction latine des paroles. Le reste de ce beau chant est du plus haut intérêt dramatique. Le Christ rappelle toutes les indignités dont il a été l’objet de la part du peuple juif, et met en regard les bienfaits qu’il a répandus sur cette ingrate nation.

Les impropères sont suivis de cette solennelle Antienne, dans laquelle le souvenir de la Croix vient s’unir à celui de la Résurrection pour la gloire de notre divin Rédempteur : « Nous adorons votre Croix, Seigneur ; nous célébrons et glorifions votre sainte Résurrection ; car c’est par la Croix que vous avez rempli de joie le monde entier. »

Si l’adoration de la Croix n’est pas encore terminée, on entonne l’Hymne célèbre Crux Fidelis que Mamert Claudien composa au VIe siècle, en l’honneur de l’arbre sacre de notre rédemption. Une des strophes, divisée en deux, sert de refrain pendant la durée de ce beau cantique.

Vers la fin de l’adoration de la Croix, on allume les cierges de l’autel, et le Diacre vient y étendre un corporal, pour recevoir l’Hostie sainte qui va bientôt y être déposée. Tous les fidèles ayant rendu leur hommage à la Croix, le Célébrant la rapporte à l’autel, sur lequel elle est placée découverte au lieu qu’elle occupait auparavant.

LA MESSE DES PRÉSANCTIFIÉS.

Le souvenir du grand sacrifice accompli aujourd’hui sur le Calvaire occupe tellement la pensée de l’Église en ce douloureux anniversaire, qu’elle renonce à renouveler sur l’autel l’immolation de la divine victime ; elle se borne à participer au mystère sacré par la communion. Autrefois, tout le clergé et les fidèles même étaient admis à cette faveur ; dans la discipline actuelle, le Prêtre célébrant est le seul à qui elle soit accordée. Après qu’il a repris le vêtement sacerdotal, une procession formée de tout le cierge se dirige en silence vers le reposoir où, la veille, a été placée mystérieusement l’Hostie sainte. Le Diacre extrait d’un asile secret le calice qui la contient : et lorsque le Prêtre a offert l’hommage de l’encens au Rédempteur des hommes, il prend entre ses mains le calice qui renferme celui que le ciel et la terre ne peuvent contenir. La procession se met en marche vers l’autel, portant des cierges allumés, et chantant l’Hymne de la Croix Vexilla Regis.

Le pieux cortège étant de retour dans le sanctuaire, le Diacre reçoit à l’autel, sur la patène, l’Hostie sainte que le Prêtre retire du calice, et il verse du vin et de l’eau dans ce même calice. Tous les regards sont tournés respectueusement vers le divin mystère. Le Prêtre encense l’offrande et ensuite l’autel, selon le rite accoutumé ; mais, afin de marquer le deuil de l’Église, il n’est pas encensé lui-même par le Diacre. Après s’être lavé les mains, il revient au milieu de l’autel, et adresse à Dieu une oraison secrète ; puis, se tournant un peu vers le peuple fidèle, il réclame ses prières ; après quoi il fait entendre, sur le ton le plus simple, l’Oraison dominicale. Unissons-nous avec confiance et empressement aux sept demandes qu’elle renferme, à cette heure où notre divin intercesseur, les bras étendus sur la Croix, les présente pour nous à son Père. C’est dans ce moment même qu’il obtient de lui que toute prière adressée au ciel, par sa médiation, sera exaucée.

Après le Pater, le Prêtre ajoute à haute voix une oraison qui se récite secrètement à toutes les Messes. Il y demande que nous soyons délivrés des maux, affranchis du péché, établis dans la paix.

Mais, avant de consommer l’Hostie sainte, le Prêtre veut la présenter à notre adoration. Prenant donc de la main droite le Corps sacré du Rédempteur, il l’élève à nos regards comme le Sauveur fut élevé sur la Croix. Toute l’assistance, qui se tient à genoux durant cette scène touchante, s’incline profondément, et rend au Fils de Dieu crucifie l’hommage de son adoration et de son amour.

Alors le Prêtre rompt l’Hostie en trois parts, et en fait tomber une dans le calice, afin de sanctifier le vin et l’eau qu’il doit prendre après avoir communié. Le mélange de la parcelle sacrée avec ce breuvage ne le change point dans le sang du Seigneur ; mais il lui confère une bénédiction particulière, comme celle qui s’attachait aux vêtements de l’Homme-Dieu.

Le Prêtre récite ensuite à voix basse la troisième des Oraisons qui précèdent la communion aux Messes ordinaires : et avant pris dans sa main gauche, avec la patène, les deux grands fragments de l’Hostie, il frappe trois fois sa poitrine avec la main droite, en disant : « Seigneur, je ne suis pas digne que vous entriez en moi ; mais dites seulement une parole, et mon âme sera guérie. »

Il se communie ensuite ; puis il prend le vin et l’eau avec la particule sacrée qu’il avait mise dans le calice ; et ayant lavé ses doigts, il revient au milieu de l’autel, où il récite à voix basse la prière de conclusion. Ainsi se termine la Messe des Présanctifiés. Lorsque tous ces rites sont accomplis, le Célébrant accompagné de ses ministres, toujours en silence, fait une génuflexion à la Croix et se retire. Aussitôt qu’il a disparu, le Chœur commence les Vêpres, qui sont simplement récitées comme le jour précèdent, sans aucun chant. L’APRÈS-MIDI.

Bientôt la sainte Église nous invitera de nouveau à venir prendre part à ses divins Offices ; en attendant, il convient que, durant ces heures qui furent celles de notre salut, nous suivions du cœur et de la pensée notre miséricordieux Rédempteur. Nous l’avons laissé sur le Calvaire au moment où on le dépouillait de ses vêtements, après lui avoir présenté l’amer breuvage. Assistons avec recueillement et componction à la consommation du sacrifice qu’il offre pour nous à la justice divine.

Jésus est conduit à quelques pas de là par ses bourreaux, à l’endroit où la Croix étendue par terre marque la onzième Station de la Voie douloureuse. Il se couche, comme un agneau destine à l’holocauste, sur le bois qui doit servir d’autel. On étend ses membres avec violence, et des clous qui pénètrent entre les nerfs et les os, fixent au gibet ses mains et ses pieds. Le sang jaillit en ruisseaux de ces quatre sources vivifiantes où nos âmes viendront se purifier. C’est la quatrième fois qu’il s’échappe des veines du Rédempteur. Marie entend le bruit sinistre du marteau, et son cœur de mère en est déchiré. Madeleine est en proie à une désolation d’autant plus amère, qu’elle sent son impuissance à soulager le Maître tant aimé que les hommes lui ont ravi. Cependant Jésus élève la voix ; il profère sa première parole du Calvaire : « Père, dit-il, pardonnez-leur ; car ils ne savent ce qu’ils font [23]. » O bonté infinie du Créateur ! Il est venu sur cette terre, ouvrage de ses mains, et les hommes l’ont crucifie ; jusque sur la Croix, il a prié pour eux, et dans sa prière il semble vouloir les excuser !

La Victime est attachée au bois sur lequel il faut qu’elle expire ; mais elle ne doit pas rester ainsi étendue à terre. Isaïe a prédit que « le royal rejeton de Jessé serait arboré comme un étendard à la vue de toutes les nations [24] ». Il faut que le divin crucifié sanctifie les airs infestés de la présence des esprits de malice ; il faut que le Médiateur de Dieu et des hommes, le souverain Prêtre et intercesseur, soit établi entre le ciel et la terre, pour traiter la réconciliation de l’un et de l’autre. A peu de distance de l’endroit où la Croix est étendue, on a pratiqué un trou dans la roche ; il faut que la Croix y soit enfoncée, afin qu’elle domine toute la colline du Calvaire. C’est le lieu de la douzième Station. Les soldats opèrent avec de grands efforts la plantation de l’arbre du salut. La violence du contre-coup vient encore accroître les douleurs de Jésus dont le corps tout entier est déchiré, et qui n’est soutenu que sur les plaies de ses pieds et de ses mains. Le voila exposé nu aux yeux de tout un peuple, lui qui est venu en ce monde pour couvrir la nudité que le péché avait causée en nous. Au pied de la Croix, les soldats se partagent ses vêtements ; ils les déchirent et en font quatre parts ; mais un sentiment de terreur les porte à respecter la tunique. Selon une pieuse tradition, Marie l’avait tissue de ses mains virginales. Ils la jettent au sort, sans l’avoir rompue ; et elle devient ainsi le symbole de l’unité de l’Église que l’on ne doit jamais rompre sous aucun prétexte.

Au-dessus de la tête du Rédempteur est écrit en hébreu, en grec et en latin : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs. Tout le peuple lit et répète cette inscription ; il proclame ainsi de nouveau, sans le vouloir, la royauté du fils de David. Les ennemis de Jésus l’ont compris ; ils courent demander à Pilate que cet écriteau soit changé ; mais ils n’en reçoivent d’autre réponse que celle-ci : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit [25] » Une circonstance que la tradition des Pères nous a transmise, annonce que ce Roi des Juifs, repoussé par son peuple, n’en régnera qu’avec plus de gloire sur les nations de la terre qu’il a reçues de son Père en héritage. Les soldats, en plantant la Croix dans le sol, l’ont disposée de sorte que le divin crucifié tourne le dos à Jérusalem, et étend ses bras vers les régions de l’occident. Le Soleil de la vérité se couche sur la ville déicide et se lève en même temps sur la nouvelle Jérusalem, sur Rome, cette fière cité, qui a la conscience de son éternité, mais qui ignore encore qu’elle ne sera éternelle que par la Croix.

L’arbre de salut, en plongeant dans la terre, a rencontré une tombe ; et cette tombe est celle du premier homme. Le sang rédempteur coulant le long du bois sacré descend sur un crâne desséché ; et ce crâne est celui d’Adam, le grand coupable dont le crime a rendu nécessaire une telle expiation. La miséricorde du Fils de Dieu vient planter sur ces ossements endormis depuis tant de siècles le trophée du pardon, pour la honte de Satan, qui voulut un jour faire tourner la création de l’homme à la confusion du Créateur. La colline sur laquelle s’élève l’étendard de notre salut s’appelait le Calvaire, nom qui signifie un Crâne humain ; et la tradition de Jérusalem porte que c’est en ce lieu que fut enseveli le père des hommes et le premier pécheur. Les saints Docteurs des premiers siècles ont conservé à l’Église la mémoire d’un fait si frappant ; saint Basile, saint Ambroise, saint Jean Chrysostome, saint Épiphane, saint Jérôme, joignent leur témoignage a celui d’Origène. si voisin des lieux ; et les traditions de l’iconographie chrétienne s’unissant à celles de la piété, on a de bonne heure adopté la coutume de placer, en mémoire de ce grand fait, un crâne humain au pied de l’image du Sauveur en croix.

Mais levons nos regards vers cet Homme-Dieu, dont la vie s’écoule si rapidement sur l’instrument de son supplice. Le voilà suspendu dans les airs, à la vue de tout Israël, « comme le serpent d’airain que Moïse avait offert aux regards du peuple dans le désert [26] » ; mais ce peuple n’a pour lui que des outrages. Leurs voix insolentes et sans pitié montent jusqu’à lui : « Toi qui détruis le temple de Dieu, et le rebâtis en trois jours, délivre-toi maintenant ; si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix, si tu peux [27]. » Puis les indignes pontifes du judaïsme enchérissent encore sur ces blasphèmes : « Il est le sauveur des autres, et il ne peut se sauver lui-même ! Allons ! Roi d’Israël, descends de la croix, et nous croirons en toi ! Tu as mis ta confiance en Dieu ; c’est à lui de te délivrer. N’as-tu pas dit : Je suis le Fils de Dieu [28] ? » Et les deux voleurs crucifiés avec lui s’unissaient à ce concert d’outrages.

Jamais la terre, depuis quatre mille ans, n’avait reçu de Dieu un bienfait comparable à celui qu’il daignait lui accorder a cette heure ; et jamais non plus l’insulte à la majesté divine n’était montée vers elle avec tant d’audace. Nous chrétiens, qui adorons celui que les Juifs blasphèment, offrons-lui en ce moment la réparation à laquelle il a tant de droits. Ces impies lui reprochent ses divines paroles, et les tournent contre lui : rappelons-lui à notre tour celle-ci qu’il a dite aussi, et qui doit remplir nos cœurs d’espérance : « Lorsque je serai élevé de terre, j’attirerai tout à moi [29]. » Le moment est venu. Seigneur Jésus, de remplir votre promesse ; attirez-nous à vous. Nous tenons encore à la terre ; nous y sommes enchaînes par mille intérêts et par mille attraits ; nous y sommes captifs de l’amour de nous-mêmes, et sans cesse notre essor vers vous en est arrêté ; soyez l’aimant qui nous attire et qui rompe nos liens, afin que nous montions jusqu’à vous, et que la conquête de nos âmes vienne enfin consoler votre cœur oppressé.

Cependant on est arrivé au milieu du jour ; il est la sixième heure, celle que nous appelons midi. Le soleil qui brillait au ciel, comme un témoin insensible, refuse tout à coup sa lumière ; et une nuit épaisse étend ses ténèbres sur la terre entière. Les étoiles paraissent au ciel, les mille voix de la nature s’éteignent et le monde semble prêta retomber dans le chaos. On dit que le célèbre Denys de l’Aréopage d’Athènes, qui fut plus tard l’heureux disciple du Docteur des Gentils, s’écria, au moment de cette affreuse éclipse : « Ou le Dieu de la nature est dans la souffrance, ou la machine de ce monde est au moment de se dissoudre ». Phlégon, auteur païen, qui écrivait un siècle après, rappelle encore l’épouvante que répandirent dans l’empire romain ces ténèbres inattendues, dont l’invasion vint tromper tous les calculs des astronomes.

Un phénomène si imposant, témoignage trop visible du courroux céleste, glace de crainte les plus audacieux blasphémateurs. Le silence succède à tant de clameurs. C’est alors que celui des deux voleurs, dont la croix était à la droite de celle de Jésus, sent le remords et l’espérance naître à la fois dans son cœur. Il ose reprendre son compagnon avec lequel tout à l’heure il insultait l’innocent : « Ne crains-tu point Dieu, lui dit-il, toi non plus qui subis la même condamnation ? Pour nous, c’est justice ; car nous recevons ce que nos actions méritent ; mais celui-ci, il n’a rien tait de mal. » Jésus défendu par un voleur, en ce moment où les docteurs de la loi juive, ceux qui sont assis dans la chaire de Moïse, n’ont pour lui que des outrages ! Rien ne fait mieux sentir le degré d’aveuglement auquel la Synagogue est arrivée. Dimas, ce larron, cet abandonné, figure en ce moment la gentilité qui succombe sous le poids de ses crimes, mais qui bientôt se purifiera en confessant la divinité du crucifié. Il tourne péniblement sa tète vers la Croix de Jésus, et s’adressant au Sauveur : « Seigneur, dit-il, souvenez-vous de moi quand vous serez entré dans votre royaume ». Il croit à la royauté de Jésus, à cette royauté que les prêtres et les magistrats de sa nation tournaient tout à l’heure en dérision. Le calme divin, la dignité de l’auguste victime sur le gibet, lui ont révélé toute sa grandeur ; il lui donne sa foi, il implore d’elle avec confiance un simple souvenir, lorsque la gloire aura succédé à l’humiliation. Quel chrétien la grâce vient de faire de ce larron ! Et cette grâce, qui oserait dire qu’elle n’a pas été demandée et obtenue par la Mère de miséricorde, en ce moment solennel où elle s’offre dans un même sacrifice avec son fils ? Jésus est ému de rencontrer dans un voleur supplicié pour ses crimes cette foi qu’il a cherchée en vain dans Israël ; il répond à son humble prière : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui même tu seras avec moi dans le Paradis [30]. » C’est la deuxième parole de Jésus sur la Croix. L’heureux pénitent la recueille dans la joie de son cœur ; il garde désormais le silence, et attend dans l’expiation l’heure fortunée qui doit le délivrer.

Cependant Marie s’est approchée de la Croix sur laquelle Jésus est attaché. Il n’est point de ténèbres pour le cœur d’une mère qui l’empêchent de reconnaître son fils. Le tumulte s’est apaisé depuis que le soleil a dérobé sa lumière, et les soldats ne mettent pas obstacle à ce douloureux rapprochement. Jésus regarde tendrement Marie, il voit sa désolation ; et la souffrance de son cœur, qui semblait arrivée au plus haut degré, s’en accroît encore. Il va quitter la vie ; et sa mère ne peut monter jusqu’à lui, le serrer dans ses bras, lui prodiguer ses dernières caresses ! Madeleine est là aussi, éplorée, hors d’elle-même. Les pieds de son Sauveur qu’elle aimait tant, qu’elle arrosait encore de ses parfums il y a quelques jours, ils sont blesses, noyés dans le sang qui en a jailli et qui déjà se tige sur les plaies. Elle peut encore les baigner de ses larmes ; mais ses larmes ne les guériront pas. Elle est venue pourvoir mourir celui qui récompensa son amour par le pardon. Jean le bien-aimé, le seul Apôtre qui ait suivi son maître jusqu’au Calvaire, est abîmé dans sa douleur ; il se rappelle la prédilection que Jésus daigna lui témoigner, hier encore, au festin mystérieux ; il souffre pour le fils, il souffre pour la mère ; mais son cœur ne s’attend pas au prix inestimable dont Jésus a résolu de payer son amour. Marie de Cléophas a accompagné Marie près de la Croix ; les autres femmes forment un groupe à quelque distance [31].

Tout à coup, au milieu d’un silence qui n’était interrompu que par des sanglots, la voix de Jésus mourant a retenti pour la troisième fois. C’est à sa mère qu’il s’adresse : « Femme, lui dit-il » ; car il n’ose l’appeler sa mère, afin de ne pas retourner le glaive dans la plaie de son cœur ; « Femme, voilà votre fils ». Il désignait Jean par cette parole. Puis il ajoute, en s’adressant à Jean lui-même : « Fils, voilà votre mère [32] ». Échange douloureux au cœur de Marie, mais substitution fortunée qui assure pour jamais à Jean, et en lui à la race humaine, le bienfait d’une mère. Nous avons exposé cette scène avec plus de détail, au Vendredi de la semaine de la Passion. Aujourd’hui, en cet anniversaire, acceptons ce généreux testament de notre Sauveur, qui par son incarnation nous avait procure l’adoption de son Père céleste, et dans ce moment nous fait don de sa propre mère.

Déjà la neuvième heure, trois heures de l’après-midi, approche ; c’est celle que les décrets éternels ont fixée pour le trépas de l’Homme-Dieu. Jésus éprouve en son âme un nouvel accès de ce cruel abandon qu’il a ressenti dans le jardin. Il sent tout le poids de la disgrâce de Dieu qu’il a encourue en se faisant caution pour les pécheurs. L’amertume du calice de la colère de Dieu, qu’il lui faut boire jusqu’à la lie, lui cause une défaillance qui s’exprime par ce cri plaintif : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Pourquoi m’avez-vous abandonné [33] ? » C’est la quatrième parole ; mais cette parole ne ramène pas la sérénité au ciel. Jésus n’ose plus dire : « Mon Père ! » on dirait qu’il n’est plus qu’un homme pécheur, au pied du tribunal inflexible de Dieu. Cependant une ardeur dévorante consume ses entrailles, et de sa bouche haletante s’échappe à grand’peine cette parole qui est la cinquième : « J’ai soif [34] ». Un des soldats vient présenter à ses lèvres mourantes une éponge imbibée de vinaigre ; c’est tout le soulagement que lui offre dans sa soif brûlante cette terre qu’il rafraîchit chaque jour de sa rosée, et dont il a fait jaillir les fontaines et les fleuves.

Le moment est enfin venu où Jésus doit rendre son âme à son Père. Il parcourt d’un regard les oracles divins qui ont annoncé jusqu’aux moindres circonstances de sa mission ; il voit qu’il n’en est pas un seul qui n’ait reçu son accomplissement, jusqu’à cette soif qu’il éprouve, jusqu’à ce vinaigre dont on l’abreuve. Proférant alors la sixième parole, il dit : « Tout est consommé [35] ». Il n’a donc plus qu’à mourir, pour mettre le dernier sceau aux prophéties qui ont annoncé sa mort comme le moyen final de notre rédemption. Mais il faut qu’il meure en Dieu. Cet homme épuisé, agonisant, qui tout à l’heure murmurait à peine quelques paroles, pousse un cri éclatant qui retentit au loin, et saisit à la fois de crainte et d’admiration le centurion romain qui commandait les gardes au pied de la Croix. « Mon Père ! s’écrie-t-il, je remets mon esprit entre vos mains [36] ». Après cette septième et dernière parole, sa tête s’incline sur sa poitrine, d’où s’échappe son dernier soupir.

A ce moment terrible et solennel, les ténèbres cessent, le soleil reparaît au ciel ; mais la terre tremble, les pierres éclatent, la roche même du Calvaire se fend entre la Croix de Jésus et celle du mauvais larron ; la crevasse violente est encore visible aujourd’hui. Dans le Temple de Jérusalem, un phénomène effrayant vient épouvanter les prêtres juifs. Le voile du Temple qui cachait le Saint des Saints se déchire de haut en bas, annonçant la fin du règne des figures. Plusieurs tombeaux où reposaient de saints personnages s’ouvrent d’eux-mêmes, et les morts qu’ils contenaient vont revenir à la vie. Mais c’est surtout au fond des enfers que le contre-coup de cette mort qui sauve le genre humain se fait sentir. Satan comprend enfin la puissance et la divinité de ce Juste contre lequel il a imprudemment ameuté les passions de la Synagogue, C’est son aveuglement qui a fait répandre ce sang dont la vertu délivre le genre humain, et lui rouvre les portes du ciel. Il sait maintenant à quoi s’en tenir sur Jésus de Nazareth, dont il osa approcher au désert pour le tenter. Il reconnaît avec désespoir que ce Jésus est le propre Fils de l’Eternel, et que la rédemption refusée aux anges rebelles vient d’être accordée surabondante à l’homme, par les mérites du sang que lui-même Satan a fait verser sur le Calvaire.

Fils adorable du Père, nous vous adorons expiré sur le bois de votre sacrifice. Votre mort si amère nous a rendu la vie. Nous frappons nos poitrines, à l’exemple de ces Juifs qui avaient attendu votre dernier soupir, et qui rentrent dans la ville émus de componction. Nous confessons que ce sont nos péchés qui vous ont arraché violemment la vie ; daignez recevoir nos humbles actions de grâces pour l’amour que vous nous avez témoigné jusqu’à la fin. Vous nous avez aimés en Dieu ; désormais c’est à nous de vous servir comme rachetés par votre sang. Nous sommes en votre possession, et vous êtes notre Seigneur. Voici que votre sainte Église nous convoque au service divin [37] ; il nous faut descendre du Calvaire, pour nous joindre à elle et célébrer vos louanges. Bientôt nous reviendrons près de votre corps inanimé ; nous assisterons à vos funérailles, et nous les accompagnerons de nos regrets et de nos larmes. Marie, votre mère, demeure au pied de la Croix ; rien ne la peut séparer de votre dépouille mortelle. Madeleine est enchaînée à vos pieds glacés par la mort ; Jean et les saintes femmes forment autour de vous un cortège de désolation. Nous adorons encore une fois votre corps sacré, votre sang précieux, votre Croix qui nous a sauvés. LE SOIR.

Retournons sur le Calvaire achever cette journée du deuil universel. Nous y avons laissé Marie, en la compagnie de Madeleine, de Jean et des autres saintes femmes. Une heure s’est à peine écoulée depuis le moment où Jésus a rendu le dernier soupir, et voici que des soldats, conduits par un centurion, viennent troubler du bruit de leurs pas et de leurs voix le silence qui régnait sur la colline. Ils sont chargés d’un commandement de Pilate. Sur la demande des princes des prêtres, le gouverneur a ordonné que l’on achève les trois crucifiés, en leur brisant les jambes, qu’on les détache de la croix, et qu’ils soient ensevelis avant la nuit. Les Juifs comptaient les jours à partir du coucher du soleil : bientôt donc va commencer le grand Samedi. Les soldats s’avancent vers les croix ; ils vont d’abord aux deux larrons, auxquels ils brisent les jambes. Ce dernier tourment achève leur existence ; Dimas expire avec résignation, confiant dans la promesse de Jésus ; son compagnon, obstiné dans le blasphème, meurt sans consolation. C’est maintenant vers la Croix du Rédempteur que se dirigent les soldats ; le cœur de Marie frémit à leur approche ; quel nouvel outrage ces hommes barbares réservent-ils au corps ensanglanté de son fils ? Ils inspectent le divin supplicié, et constatent que la vie a déjà cesse en lui ; cependant, pour s’assurer de la mort, l’un d’eux brandit sa lance et l’enfonce dans le flanc droit de la victime. Le fer pénètre jusqu’au cœur ; et quand le soldat le retire, du sang et de l’eau coulent de cette dernière plaie. C’est la cinquième effusion du sang rédempteur ; et c’est aussi la cinquième des plaies que Jésus reçut sur la Croix. Mais réservons le touchant mystère du Cœur ouvert de notre Sauveur, pour le jour où l’Église le proposera spécialement à notre adoration.

Marie a senti jusqu’au fond de son âme la pointe de cette lance cruelle ; les pleurs et les sanglots redoublent autour d’elle. Comment donc finira cette lamentable journée ? Quelles mains descendront de la Croix l’innocent Agneau qui y demeure suspendu ? Qui le rendra enfin à sa mère ? Les soldats se retirent, et parmi eux Longin, celui qui a osé porter le coup de lance, et qui sent déjà en lui-même un mouvement inconnu, présage de la foi dont il doit être un jour le martyr. Mais voici d’autres hommes qui s’avancent. Un noble juif, Joseph d’Arimathie, un vénérable docteur, Nicodème, gravissent respectueusement la colline, et s’arrêtent avec émotion au pied de la Croix de Jésus. Marie fixe sur eux un regard de reconnaissance. Ils sont venus pour remettre en ses bras maternels le corps de son fils, et pour rendre ensuite à leur maître les honneurs de la sépulture. Ces fidèles disciples sont munis de l’autorisation du gouverneur ; Pilate a accordé à Joseph le corps de Jésus.

On se hâte de détacher de la Croix les membres du Juste ; car le temps est court, le soleil est sur son déclin, et la première heure du Sabbat est proche. Près du lieu où est plantée la Croix, au bas du monticule, se trouve un jardin, et dans ce jardin une chambre sépulcrale taillée dans le roc. Aucun corps n’a été placé jusqu’ici dans ce tombeau. C’est là que Jésus va reposer. Joseph et Nicodème, chargés du précieux fardeau, descendent de la colline et déposent le corps sacré sur un quartier de roche, à peu de distance du sépulcre. C’est là que la mère de Jésus reçoit de leurs mains le fils de sa tendresse ; c’est là qu’elle arrose de ses larmes, qu’elle parcourt de ses baisers tant de plaies cruelles dont son corps est couvert. Jean, Madeleine et les autres saintes femmes compatissent à la Mère des douleurs ; mais l’heure presse d’embaumer ces restes inanimés. Sur cette pierre qui s’appelle aujourd’hui encore la Pierre de l’onction, et qui marque la treizième Station de la Voie douloureuse, Joseph déploie le linceul qu’il a apporté [38] ; Nicodème, dont les serviteurs ont pris avec eux, par ses ordres, jusqu’à cent livres de myrrhe et d’aloès [39], dispose les parfums. On lave le sang des blessures ; on enlève doucement la couronne d’épines de la tête du divin roi ; enfin le moment est venu d’envelopper le corps du linceul funèbre. Marie serre une dernière fois dans ses bras la dépouille insensible de son bien-aimé, qui bientôt disparaît à ses regards sous les plis des voiles et sous les bandelettes.

Joseph et Nicodème se lèvent, et reprenant leur noble fardeau, ils le portent dans le sépulcre. C’est la quatorzième Station de la Voie douloureuse. Il y avait deux chambres taillées dans la roche et se communiquant l’une à l’autre ; c’est dans la seconde, sur la main droite, dans une niche pratiquée au ciseau, qu’ils étendent le corps du Sauveur. Ils sortent promptement ; et réunissant leurs efforts, ils roulent à l’entrée du monument une grande pierre carrée qui doit servir de porte, et que bientôt, à la demande des ennemis de Jésus, l’autorité publique viendra sceller de son sceau et protéger par un poste de soldats romains.

Cependant le soleil est sur le point de disparaître au couchant, et le grand Samedi va s’ouvrir avec ses sévères prescriptions. Madeleine et les autres femmes ont observé les lieux et la disposition du corps dans le sépulcre. Elles suspendent leurs plaintives lamentations, et descendent en hâte à Jérusalem. Leur dessein est d’acheter des parfums et de les préparer ; afin que, lorsque le Sabbat sera passé, elles puissent revenir au tombeau, dès le dimanche, au grand matin, et compléter l’embaumement trop précipité du corps de leur maître. Marie, après avoir salué une dernière fois le tombeau qui renferme le cher objet de sa tendresse, suit le cortège de deuil qui se dirige vers la ville Jean, son fils d’adoption, est près d’elle. Dès cette heure, cet heureux mortel est devenu le gardien de celle qui, sans cesser d’être la Mère de Dieu, devient en lui la Mère des hommes. Mais au prix de quelles angoisses elle a obtenu ce nouveau titre ! Quelle blessure son cœur a reçue au moment où nous lui avons été confiés ! Tenons-lui, nous aussi, fidèle compagnie durant ces cruelles heures qui doivent s’écouler jusqu’au moment où la résurrection de Jésus viendra consoler son immense douleur.

Mais nous ne quitterons pas votre sépulcre, ô Rédempteur, sans y déposer le tribut de nos adorations et l’amende honorable de notre repentir. Vous voilà donc, ô Jésus, le captif de la mort ! Cette fille du péché a donc étendu sur vous son empire. Vous vous êtes soumis à la sentence portée contre nous, et vous avez daigné nous devenir semblable jusqu’au tombeau. Quelle réparation pourrait égaler l’humiliation que vous subissez en cet état qui nous était dû, mais qui n’est devenu le vôtre, ô souverain auteur de la vie, que par l’amour que vous nous avez porté ? Les saints Anges qui font la garde autour de cette pierre sur laquelle sont étendus vos membres glaces, s’étonnent que vous ayez pu aimer à un tel excès l’homme, cette chétive et ingrate créature. Jusqu’alors ils n’avaient pas compris l’infinie bonté de celui qui les a tirés comme nous du néant. Ce n’est pas pour leurs frères tombés que vous avez subi la mort ; c’est pour nous, les derniers de la création. Mais quel indissoluble lien forme désormais entre vous et nous ce sacrifice que vous venez d’offrir ? C’est pour nous que vous mourez ; c’est donc pour vous maintenant que nous devons vivre. Nous vous le promettons, ô Jésus, sur ce tombeau que nos péchés avaient creusé pour vous. Nous aussi, nous voulons mourir, mourir au péché et vivre à votre grâce. Nous suivrons désormais vos préceptes et vos exemples ; nous nous éloignerons du péché, qui nous a rendus responsables de votre mort si amère et si douloureuse. Nous recevons, en union de votre Croix, toutes les croix, si légères en comparaison, dont la vie humaine est semée. Enfin, nous acceptons de mourir à notre tour, lorsque le moment sera venu de subir la sentence si méritée que la justice de votre Père a prononcée contre nous. Vous avez adouci par votre mort ce moment si redoutable à la nature. Par vous, la mort n’est plus qu’un passage à la vie ; et de même qu’en ce moment nous nous séparons de votre sépulcre avec l’espoir prochain de saluer bientôt votre glorieuse résurrection ; de même, en laissant à la terre sa dépouille mortelle, notre âme, pleine de confiance, montera vers vous, avec l’espoir de se réunir un jour à cette poussière coupable que la tombe doit rendre après l’avoir purifiée.

Nous plaçons à la fin de cette journée quelques strophes empruntées à la Liturgie de l’Église Grecque, en l’Office du grand Vendredi.

In Parasceve.

Aujourd’hui est attache à la Croix celui qui a suspendu la terre au-dessus des eaux. On met une couronne d’épines à celui qui est le roi des Anges ; on revêt d’une pourpre dérisoire celui qui a étendu les nuages sur le ciel. On donne un soufflet à celui qui, dans le Jourdain, a rendu la liberté à Adam. L’Époux de l’Église est perce de clous ; le fils de la Vierge est traverse d’une lance ; nous adorons vos souffrances, ô Christ ! Manifestez-nous aussi votre glorieuse résurrection.

La brebis voyait traîner son agneau à la mort ; Marie affligée suivait avec les autres femmes ; elle s’écriait : Mon fils, où allez-vous ? Pourquoi cette marche si rapide ? Y a-t-il encore des noces à Cana, et vous y rendez-vous en hâte pour y changer de nouveau l’eau en vin ? Irai-je avec vous, mon fils, ou vous attendrai-je ? O Verbe, dites-moi une parole ; ne passez pas sans me répondre, vous qui, dans votre naissance, m’avez conservée chaste, ô mon fils et mon Dieu !

Chacun des membres de votre corps sacré a souffert son outrage à cause de nous, ô Christ ! La tête a enduré les épines ; le visage, les crachats ; les joues, les soufflets ; la bouche, le vinaigre mêlé de fiel ; les oreilles, d’impies blasphèmes ; le dos, des coups de fouet ; la main, le roseau ; le corps tout entier, l’extension violente sur la Croix ; les membres, les clous ; et le côté, la lance. Vous qui avez souffert pour nous, qui par votre souffrance nous avez rendus à la liberté, qui par vos travaux pour les hommes nous avez élevés en vous abaissant, Sauveur tout-puissant, ayez pitié de nous !

Aujourd’hui la Vierge sans tache vous considérant sur la Croix, ô Verbe, était émue de douleur dans ses entrailles maternelles. Une blessure amère transperçait son cœur, et du fond de son âme désolée elle s’écriait d’un ton plaintif : Divin Fils, hélas ! Lumière du monde, hélas ! Pourquoi avez-vous disparu de mes regards, Agneau de Dieu ? L’armée des Esprits bienheureux était saisie de terreur. Seigneur que nul ne peut comprendre, gloire a vous !

Lorsque vous montâtes sur la Croix, Seigneur, la crainte et le tremblement se répandirent sur toute créature. Vous défendîtes à la terre d’engloutir ceux qui vous crucifiaient, et vous permîtes à la tombe de rendre ses captifs. O Juge des vivants et des morts, vous êtes venu pour donner la vie et non la mort. Ami des hommes, gloire à vous !

La Liturgie de l’antique Église Gallicane nous fournit, dans son Office d’aujourd’hui, cette éloquente et touchante prière.

Oratio ad Nonam. Prière à la neuvième heure.
O salutaris hora Passionis, o magna maximarum gratiarum Nona hodierna, maxima horarum hora. Hac nunc tu, noster dilecte Sponse, osculare de Cruce, licet post Crucis trophæum. Osculare, precamur ; salutare tuum impertire nobis, triumphator mirabilis, auriga supreme, Deus pie, gloriosissime propugnator. Avete, valete, invalescite et viriliter agite, confortamini dicito, loquere cordibus nostris inspector Christe. An qui olim hæc fecisti, nunc eadem non potes facere ? potes utique, potes ; quia omnipotens es : potes, amantissime, potes facere quod nos non possumus cogitare : quia nihil tibi impossibile est, Deus omnipotens Jesu, osculare, quæso, dilectissime, qui triumphans regressus es ad Patrem, cum quo semper eras et permanes unus ; quia osculum tuum dulce est, et ubera tua vino dulciora, fragrantia optimis unguentis ; et nomen tuum super oleum ; quem adolescentulæ dilexerunt : quem recti diligunt, quos trahis post te : cujus lectus floridus, cujus trophæum Crux. Qui hac hora rubens de Edom, de Cruce, tinctis vestibus de Bosra, solus quasi calcator magni illius torcularis ad cœlos ascendisti:cui occurrunt Angeli, Archangeli dicentes : Quis est iste qui ascendit tinctis vestibus de Bosra ? Quibus te interrogantibus : Quare ergo rubrum est vestimentum tuum ? respondisti : Torcular calcavi solus, et vir de gentibus non fuit mecum. Vere, Salvator, vere rubrum est tuum propter nos corpus : rubrum est sanguine uvæ ; lavasti enim in vino stolam tuam, et pallium tuum in sanguine uvæ : qui es Deus solus, crucifixus pro nobis, quos antiqua prævaricatio morti tradidit : cujus vulnere omnium innumera peccatorum vulnera sanata sunt. Et nos, pie crucifixe Christe, cum tuis redime ; salva, pia bonitas Deus. Qui regnas cum Patre et Spiritu Sancto, unus in æternum et in sæcula Sæculorum.O heure salutaire de la Passion ! Heure de None, signalée par la plus grande des grâces, ô la plus célèbre des heures ! A ce moment, ô notre Époux aimé, donnez-nous le baiser du haut de votre Croix, après avoir triomphé par elle. Nous l’implorons, ce baiser ; accordez-nous le salut qui vient de vous seul, admirable triomphateur, qui conduisez votre char avec tant de noblesse, Dieu clément, notre glorieux champion ! Dites-nous : Hommes, je vous envoie le salut ; reprenez vos forces et combattez vaillamment ; soyez fermes et robustes. O Christ qui pénétrez nos cœurs, daignez leur parler. Vous qui aujourd’hui accomplîtes une telle œuvre, ne pouvez-vous la renouveler à ce moment ? Oui, vous le pouvez ; car vous êtes tout-puissant. Vous le pouvez ; car vous êtes plein d’amour ; et votre puissance s’élève au-dessus de nos pensées. Rien ne vous est impossible, ô Dieu tout-puissant ! Vous qui êtes remonté triomphant vers le Père, avec lequel vous demeurâtes toujours, et qui est avec vous une même chose, Jésus très aimé, donnez-nous votre baiser ; car votre baiser est doux, et vos caresses plus délicieuses que le vin, plus suaves que les meilleurs parfums. Votre nom est une essence odorante ; les jeunes filles qui représentent les âmes vous ont donné leur amour ; les cœurs droits vous aiment, et vous les entraînez après vous. Votre lit est couvert de fleurs ; son pavillon est la Croix. C’est à cette heure que vous arrivez d’Édom, c’est-à-dire de votre Croix, vos vêtements ayant changé de couleur à Bosra. Après avoir foulé seul le grand pressoir, vous monterez au ciel ; les Anges et les Archanges diront : Quel est celui qui arrive de Bosra, avec ses vêtements dont la couleur est changée ? A cette demande : Pourquoi votre vêtement est-il empourpré ? Vous répondrez : A moi seul j’ai foulé le pressoir, et, de toutes les nations, nul homme n’a partagé mon travail. Oui, votre corps, ô Sauveur, a été pour nous empourpré ; vous avez lavé votre tunique dans le vin, et votre manteau dans le sang de la grappe. Vous qui êtes le seul Dieu, vous avez été crucifié pour nous, que l’antique prévarication avait livrés à la mort ; vos blessures ont guéri les blessures innombrables que nous avaient faites nos péchés. O Christ crucifié, dans votre bonté faites-nous part de votre rédemption, avec ceux qui vous sont le plus chers. Dieu plein de miséricorde, sauvez-nous ; vous qui régnez avec le Père et le Saint-Esprit, en l’unité, à jamais, dans les siècles des siècles.

Bhx Cardinal Schuster, Liber Sacramentorum

Collecte au Latran.
Station à Sainte-Croix en Jérusalem.

Jésus avait dit : non capit prophetam perire extra Hierusalem, il n’est pas admis qu’un prophète soit mis à mort hors de Jérusalem ; c’est pourquoi la station se célèbre aujourd’hui dans la basilique dite Sancta Hierusalem, où autrefois le Pape se rendait les pieds nus, en venant processionnellement du Latran. Durant le chemin, il balançait un encensoir fumant où brûlaient des parfums précieux, devant le bois de la sainte Croix soutenu par un diacre, tandis que le chœur chantait le psaume 118 : Beati immaculati in via. En signe de profonde tristesse, ce jour était primitivement aliturgique, comme en général à Rome tous les vendredis et samedis de l’année. Aussi quand, vers le VIe siècle, se relâcha quelque peu la rigueur de l’antique discipline, et que l’on institua les stations des vendredis de Carême, les Papes maintinrent inviolé, durant plusieurs siècles, le primitif usage romain qui excluait en ce jour jusqu’à la messe des Présanctifiés. Le rite actuel ne remonte donc qu’au moyen âge, et représente précisément celui qui était adopté dans les églises titulaires de Rome où n’intervenait pas le Pontife.

L’adoration du bois de la sainte Croix le vendredi saint vient, comme nous l’avons déjà dit, de la liturgie de Jérusalem, où elle était déjà en usage vers la fin du IVe siècle. Bien plus, pendant longtemps, et en Occident également, cette adoration constitua pour ainsi dire la cérémonie la plus importante et la plus caractéristique, le point central vers lequel convergeait toute la liturgie de la sainte Parascève. Ecce lignum Crucis, voici le bois de la croix : c’est le commencement de la parousie du divin Juge, et à l’apparition de l’étendard triomphal de la rédemption, tandis que l’Église se prosterne dans l’acte d’une adoration reconnaissante, les puissances infernales saisies d’horreur s’enfuient dans les profondeurs de l’abîme.

A Rome, au moyen âge, le reliquaire papal de la sainte Croix était aspergé de parfums, pour indiquer la suavité de la grâce qui transpire du bois triomphal, comme aussi l’onction intérieure et la douceur spirituelle que le Seigneur répand dans le cœur de ceux qui portent la croix pour son amour.

Selon les Ordines Romani du VIIIe siècle, la cérémonie de ce jour se déroulait en partie dans la basilique Sessorienne, en partie au Latran. Vers 2 heures de l’après-midi, le Pape et le clergé palatin se rendaient en procession et les pieds nus, du patriarchium à la basilique stationnale, où avait lieu d’abord l’adoration de la sainte Croix, puis la lecture de la Passion selon saint Jean et la grande prière litanique pour les divers ordres ecclésiastiques et pour les besoins de l’Église. Puis l’on retournait au Latran, chantant le long de la route le psaume Beati immaculati in via. En ce jour de deuil, ni le Pape ni les diacres ne communiaient : le peuple était libre toutefois de s’approcher de la Table sainte, soit au Latran, où l’un des évêques suburbicaires célébrait, soit dans les autres titres de la Ville.

Vers le IXe siècle le rite fut quelque peu modifié. L’adoration de la Croix fut retardée jusqu’après la prière litanique, qui était suivie du Pater Noster et de la communion des assistants. La procession des saintes Espèces n’avait pas encore lieu en ce temps-là, et la fonction s’achevait par la bénédiction du Pape : In nomine Patris, et Filii et Spiritus Sancti. L’assemblée répondait : Et cum spiritu tuo. Chacun récitait ensuite privément les psaumes de l’office des vêpres, après quoi l’on se mettait à table.

Au XIIe siècle, dans la basilique du Latran, c’était encore chacun des sept évêques suburbicaires qui accomplissait, à tour de rôle, les divins offices de la parascève ; le Pape n’intervenait pas, puisqu’il continuait à se rendre à la basilique Sessorienne. On portait processionnellement, depuis le patriarchium, le bois de la sainte Croix et les saintes Espèces eucharistiques pour la messe des Présanctifiés ; mais il ne semble pas que le peuple eût encore l’habitude de communier, comme aux premiers siècles du moyen âge.

Au temps d’Honorius III, le Pape, au lever de l’aurore, avait l’habitude de chanter le psautier dans son entier avec ses chapelains. Vers midi il se rendait avec les cardinaux à l’oratoire de Saint-Laurent, et, ayant ouvert la grille de fer sous l’autel de Léon III, il en retirait les deux reliquaires avec le bois de la sainte Croix et les chefs des apôtres Pierre et Paul, lesquels, selon une tradition tardive qui ne remonte pas plus loin que l’an mille, on croyait être conservés en ce lieu. Les cardinaux s’approchaient pour baiser les reliques, puis le cortège se mettait en ordre de procession pour se rendre à la basilique Sessorienne. Avant de commencer la messe, le Pontife se retirait dans le monastère contigu, pour se laver les pieds et reprendre ses sandales ordinaires. Quand l’office était terminé, la procession retournait au Latran où toutefois n’avait pas lieu le banquet habituel dans le triclinium, puisque en ce jour de deuil et de pénitence, on ne servait aux ministres du palais que du pain et des herbes, le vin lui-même étant exclu.

Ce cérémonial dura à Rome à peu près jusqu’au XVe siècle, époque où les rituels commencèrent à prescrire que le Pape récitât d’abord le psautier avec ses chapelains dans sa chambre à coucher puis se présentât à un balcon pour accorder l’indulgence au peuple. A une heure déterminée, le Pontife se rendait au chœur pour réciter l’Office, et après midi, c’est-à-dire avant de commencer la procession stationnale à Sainte-Croix, il paraissait de nouveau au balcon, revêtu cette fois du pluvial rouge et mitre en tête, pour concéder encore l’indulgence à la foule qui se pressait sur la place.

Cette cérémonie terminée, le Pape et les cardinaux déposaient leurs chaussures, et tous partaient processionnellement, les pieds nus, pour la basilique Sessorienne.

On y célébrait la messe des Présanctifiés avec les rites déjà décrits ; sauf que, durant la période de l’exil à Avignon, l’usage prévalut de faire porter les saintes Espèces sur l’autel, non point par un des cardinaux qui précédaient le Pape quand, du secretarium, il faisait son entrée dans l’église, mais par le Pontife lui-même, et après l’adoration de la Croix. C’est justement le rite décrit dans le missel romain actuel.

Dans tout cet ensemble compliqué de cortèges et de cérémonies durant le moyen âge, il n’est pas difficile pourtant de reconnaître que la messe actuelle des Présanctifiés, telle que nous l’ont transmise les Ordines Romani du XVIe siècle, et telle que nous la célébrons encore, se compose de trois parties distinctes, qui se superposent comme trois stratifications successives : ce qu’on appelle la messe des Catéchumènes, l’adoration de la sainte Croix et la sainte Communion.

La première partie conserve presque intact le type des anciennes synaxes aliturgiques, et de ce qu’on appelle la messe des Catéchumènes. Il n’y a ni Introït ni Kyrie, mais on lit seulement trois leçons de l’Écriture dont deux de l’Ancien Testament et une de l’Évangile. Les deux premières sont suivies du chant d’un psaume sous forme de Répons suivi par une collecte du président ; après la troisième lecture, qui est la Passion selon saint Jean, vient la grande prière litanique pour les divers besoins de l’Église (Oremus, dilectissimi nobis, etc.), qui marquait primitivement le terme de l’Office de la vigile dominicale et servait comme d’introduction à la liturgie eucharistique. Aujourd’hui encore, à la messe, après l’évangile, le prêtre salue le peuple (Dominus vobiscum) et l’invite à la prière collective (Oremus) ; toutefois l’ancienne litanie étant tombée en désuétude, au moins comme rite ordinaire de la messe, il se trouve que ni le prêtre, ni le peuple, à ce moment de l’action eucharistique, ne prient, et le chœur des chantres exécute les mélodies de l’offertoire. Le vendredi saint seulement conserve encore intact le rit romain primitif, aussi ne peut-on pas dire que la très ancienne prière litanique après l’évangile, qui nous est attestée dès le IIe siècle par Justin, soit entièrement bannie de la liturgie du Siège apostolique, puisqu’elle est demeurée à sa place au moins en ce jour solennel de la Parascève pascale. Après la litanie dont nous avons parlé, venaient régulièrement, dans les messes ordinaires, le canon eucharistique et la communion. Toutefois comme aucune consécration n’a lieu en ce jour, le Pape au IXe siècle omettait le canon et passait tout de suite au chant du Pater qui précédait immédiatement la communion. C’était là le mode le plus régulier. Pourtant quelques siècles après, nous trouvons au contraire que l’adoration de la Croix, qui, au début, avait lieu avant la messe, était venue, on ne sait comment, se placer arbitrairement entre la litanie et la communion. Aussi le rythme primitif de la cérémonie en étant demeuré quelque peu troublé, il s’ensuivit une complication de rites. Certains papes, retournant à l’autel après l’adoration de la sainte Croix, estimaient qu’alors commençait proprement la messe, et voulaient qu’on récitât le psaume 42 avec la confession, conformément à l’usage des autres messes. Plus tard, après que les Papes d’Avignon eurent introduit pour leur dévotion particulière la procession des saintes Espèces, peu à peu survinrent aussi l’encensement des oblations et de l’autel, le lavement des mains, les prières secrètes et l’élévation. Au XVe siècle, cette dernière cérémonie s’accomplissait quand le Pape récitait le Pater, c’est-à-dire aux paroles sicut in cœlo... ; par la suite, l’ostention de la sainte Hostie fut différée jusqu’après l’oraison dominicale, et immédiatement avant sa fraction, précisément comme on le faisait à l’origine.

La synaxe de vendredi saint n’a pas d’introït, conformément à l’usage antique, c’est-à-dire avant que le pape Célestin instituât les chants antiphoniques de la messe. C’est pourquoi après une prière privée que les ministres sacrés font, chacun pour son compte, prosternés à terre devant l’autel, le lecteur monte à l’ambon et commence immédiatement le chant d’un passage d’Osée (VI, 1-6). Le Seigneur, dit le Prophète, préfère à tous les rites et aux purifications légales de l’Ancien Testament, le culte du cœur qui consiste essentiellement dans l’intelligence des vérités divines au moyen de la foi, et dans l’accomplissement de sa sainte volonté. Pour inaugurer la Nouvelle Alliance d’amour, il détruira l’Ancienne : mais Israël n’a pas de motif de craindre : flagellé et châtié pendant deux jours par la justice sainte de Dieu, en punition de ses délits, il ressuscitera à une vie nouvelle le troisième jour et servira Yahweh dans l’assemblée des rachetés.

Après cela vient le répons, tiré du cantique d’Habacuc. Jamais Dieu n’apparaît plus saint, plus terrible et plus glorieux que sur le Calvaire. C’est là que l’auguste Trinité accueille l’holocauste parfait que Jésus lui offre au nom de l’humanité. C’est là qu’est brisée la puissance du diable. « J’ai entendu, Seigneur, ce que vous m’avez fait comprendre, et j’en suis demeuré effrayé ; j’ai médité sur vos œuvres, et elles m’ont rempli de terreur. V/. Vous vous révélerez entre deux animaux, un jour vous serez reconnu, et quand le moment sera arrivé vous vous manifesterez. V/. Quand mon esprit sera troublé, alors même dans votre indignation vous n’oublierez pas la miséricorde. V/. Le Seigneur arrivera du Liban, et le Saint viendra de la montagne ombragée et couverte d’arbustes. V/. Sa gloire couvre tout le ciel, et la terre retentit de sa louange. »

La prière sacerdotale met fin à la psalmodie responsoriale. Le diacre, comme à l’ordinaire, la fait précéder de l’invitation : « Plions les genoux. » Et après une brève oraison privée, le sous-diacre ajoute : « Levez-vous. »

Le président de l’assemblée prend la parole au nom de tous et dit : « Seigneur qui avez donné à Judas le châtiment de son crime, et au larron la récompense de sa confession, accordez-nous la grâce d’expérimenter les effets de votre miséricorde, afin que, de même qu’en sa passion, notre Seigneur Jésus-Christ donna à chacun la rétribution méritée, ainsi, l’ancienne erreur ayant disparu, Il nous accorde à nous aussi la grâce de participer à sa résurrection. »

La lecture du livre de l’Exode vient ensuite (XII, 1-11) : L’agneau pascal étendu en forme de croix sur deux bâtons et rôti, symbolisait Jésus crucifié. L’agneau, plutôt que mangé, était dévoré en hâte par les Hébreux ayant la tunique relevée et le bâton à la main, à la façon d’un voyageur qui va partir. Cela signifie que le ciel est très élevé au-dessus de la terre, la vie est courte et on n’a pas le temps de s’arrêter dans le chemin qui aboutit à l’éternité. On assaisonnait l’agneau avec des laitues amères et on mangeait le pain sans levain, pour indiquer que dans la divine Eucharistie nous commémorons la mort de Jésus, et que la pénitence et la mortification de l’esprit sont au nombre des meilleures dispositions pour bien communier.

Après la lecture, on chante le psaume 139 (tractus) dans lequel sont décrits les sentiments de Jésus sur la croix. Toute l’humanité a conspiré contre Jésus, puisque en péchant nous criâmes tous : Reus est mortis. Il se sent seul en présence d’une haine et d’une colère universelle, aussi se tourne-t-il vers son Père, pour en être secouru. Sa prière est humble, mais elle est pénétrée par un sentiment d’inébranlable espérance, en sorte que Jésus expirant sur la Croix entonne déjà le cantique de sa résurrection : « Sauve-moi, ô Seigneur, de l’impie ; protège-moi contre le violent. V/. Ceux-là, en leur cœur, complotent mon malheur ; chaque jour ils s’excitent à m’attaquer. V/. Ils ont la langue aiguë comme les serpents, un venin d’aspic est sur leurs lèvres. V/. Toi, Seigneur, garde-moi des mains de l’impie, protège-moi contre le violent. V/. Ils trament un complot pour me faire tomber ; les superbes, en cachette, m’ont tendu un lacs. V/. Avec un lacs ils ont tendu un piège sous mes pas ; le long de la route ils m’ont préparé des obstacles. V/. Je dis au Seigneur : Tu es mon Dieu, écoute, Seigneur, le cri de ma prière. V/. Seigneur, Seigneur et force de mon salut, protège ma tête à l’ombre dans le jour du combat. V/. Ne contente pas à mes dépens les mauvais désirs de l’impie ; ils ont comploté contre moi ; ne m’abandonne pas, pour qu’ils ne triomphent pas. V/. Qu’ils n’élèvent pas leur tête autour de moi ; que les enveloppe le malheur qu’ils m’ont souhaité de leurs lèvres. V/. Les justes, au contraire, célébreront ton nom, et les hommes droits demeureront devant toi. »

Avec quel respect et quelle émotion ne devons-nous pas réciter cette prière de Jésus mourant, nous adaptant à ses sentiments, de façon que ce psaume ne soit pas simplement la prière historique du divin Crucifié, mais l’élévation à Dieu de chaque âme chrétienne, laquelle revit en soi tous les mystères de notre rédemption !

La troisième lecture est la Passion du Seigneur selon l’évangile de saint Jean (XVIII, 1-40 ; XIX, 1-42) qui, de préférence aux autres évangélistes, met en relief l’enseignement de Jésus dans ses colloques avec le gouverneur romain. Selon l’oracle du psalmiste, et vincas cum iudicaris, la divinité de Jésus ressort éclatante des réponses mêmes qu’il donne à Pilate. Ce n’est pas un accusé qui répond à un juge, mais un maître qui, jusque dans le prétoire du gouverneur romain, prêche et enseigne. Il est la vérité, Il est venu au monde pour rendre témoignage à cette vérité ; aussi ne laisse-t-il passer aucune occasion de se révéler aux hommes et de les attirer à Lui par la simple manifestation de sa splendeur.

La messe de vendredi saint nous a conservé intacte, comme nous l’avons dit, l’antique prière litanique dont parle déjà saint Justin martyr, et qui, primitivement, suivait tous les jours la lecture de l’évangile, là précisément où aujourd’hui encore le prêtre, avant l’offertoire, invite le peuple à la prière : Oremus. Cette prière à forme litanique, c’est-à-dire dans laquelle tout le peuple intercalait une acclamation en guise de refrain (par exemple : Domine, miserere ; Kyrie, eleison, etc.), se trouve encore à sa place dans les liturgies orientales, mais elle a disparu du sacramentaire romain peut-être dès le temps de saint Grégoire le Grand.

On trouve le premier fond de cette prière dans la liturgie des Synagogues où, après les lectures scripturaires, on priait pour les divers membres de la communauté israélite, et pour les différents besoins de ceux qui la composaient. Mais le texte, tel qu’il nous est conservé dans le missel, révèle l’époque de saint Léon le Grand par sa terminologie toute spéciale. En effet, il y est encore question des portiers, dont l’office fut par la suite attribué aux mansionnaires ; les moines sont appelés Confessores, comme dans le sacramentaire léonien ; les religieuses Virgines et non sanctimoniales ; on prie pour que l’empereur romain soumette tous les barbares, et l’on considère le Romanum Imperium, conformément aux vues de saint Léon, comme l’unique dépositaire légitime du pouvoir. La discipline du catéchuménat est encore en vigueur ; le monde est parsemé d’hérésies, affligé d’épidémies et de famines ; les prisons retiennent encore de nombreux innocents ; l’esclavage constitue toujours l’opprobre de l’antique civilisation romaine ; toutes circonstances qui évoquent immédiatement à notre esprit le Ve siècle, et nous font attribuer précisément à l’âge d’or de la liturgie romaine la rédaction définitive de cette prière si solennelle, et que nous pourrions sans aucune hésitation considérer comme d’origine apostolique.

Primitivement, on la récitait aussi en dehors des synaxes eucharistiques, et rien n’empêche les fidèles de nos jours de la redire en leur particulier pour les différents besoins spirituels et temporels de la famille catholique. Recourant à une prière si vénérable et si archaïque, il nous semble, en la formulant, être en plus intime relation spirituelle avec l’âme de ces premières générations de martyrs et de héros de la foi, qui la récitèrent avant nous, et obtinrent de la sorte les grâces nécessaires pour bien correspondre à leur magnifique vocation de rendre témoignage à la foi par leur propre sang.

Comme, dans les messes ordinaires, venaient tout de suite après la litanie le baiser de paix et la présentation des offrandes sur l’autel, ainsi, d’une façon analogue, dans la cérémonie de ce jour, la prière devrait être suivie de la présentation des saintes offrandes (= Présanctifiés) et de la communion. Ainsi en était-il effectivement à l’origine. Cependant l’ordre primitif de la cérémonie fut altéré, nous l’avons déjà dit, quand, vers le XIe siècle, l’on commença à reporter à ce moment l’adoration de la sainte Croix, qui, au début, nous l’avons vu, était un rite tout à fait étranger à l’action eucharistique. On ne pourrait nier toutefois que cette glorification suprême de la sainte Croix, au milieu de la fonction de ce jour, ne soit fort à propos, puisque c’est précisément aujourd’hui que commença le triomphe du Rédempteur, alors que sa Croix fut élevée de terre et dressée sur le sommet du Calvaire. C’est de ce trône de douleur et d’amour que Jésus, les bras ouverts, attire à Lui toute l’humanité.

L’adoration de la sainte Croix commença à Jérusalem, et vers 385 elle nous est longuement décrite par Éthérie dans sa Peregrinatio. De là, ce rite passa probablement à Constantinople et dans les différentes cités de l’empire byzantin, partout où l’on conservait des fragments plus ou moins considérables du Bois sacré. L’adoration fut introduite à Rome vers la fin du VIIe siècle, par un pape oriental, Serge Ier, qui dut en emprunter le rite aux usages de ses compatriotes.

Ainsi s’explique en effet qu’en ce jour le Pape, dans la procession qui allait du Latran à la basilique Sessorienne, balançait l’encensoir devant le reliquaire de la sainte Croix porté par un diacre, usage qui n’a pas d’exemple dans les liturgies latines, tandis qu’au contraire il est commun dans les liturgies orientales, où les encensements sont souvent accomplis par l’évêque en personne. De même, le trisagion grec, qu’on chante aujourd’hui durant l’adoration de la Croix, accuse nettement sa provenance du rit byzantin.

Par la suite, la cérémonie s’est beaucoup développée, empruntant des éléments aux liturgies franques, au moyen desquelles pénétrèrent à leur tour dans le rituel de Rome des usages primitivement propres aux Églises d’Espagne.

Le rite que nous allons décrire a pour objet l’adoration du bois triomphal de la Croix, dont sainte Hélène avait fait généreusement don à Rome. Néanmoins, quand la liturgie romaine, sortie des murs de la Ville éternelle, fut adoptée par la suite dans l’Église latine, toutes les églises ou chapelles ne possédant pas semblable relique, on substitua à la vraie Croix l’effigie du Crucifix, sans attacher d’importance à ce que celle-ci fût de bois, de fer ou d’autre métal. Le prêtre, en découvrant ce Crucifix, continua toujours à dire, comme le Pape à Sainte-Croix-en-Jérusalem : Ecce lignum Crucis, adaptation qui paraîtra peut-être peu heureuse à quelques-uns, quand il s’agit d’un crucifix de métal. Le fait est qu’à Rome, la cérémonie concernait à l’origine la relique de la vraie Croix donnée par sainte Hélène, et ce rite est encore en vigueur actuellement, au moins dans les grandes basiliques patriarcales de la Ville éternelle. Tandis que le prêtre montre par trois fois au peuple la sainte Croix, l’on chante : le prêtre : « Voici le bois de la Croix, auquel fut suspendu le salut du monde. » Le chœur : « Venez, adorons-le. »

Le clergé procède pieds nus à l’adoration de la sainte Croix, ce qui rappelle l’ancien rite prescrivant en ce jour au Pape et aux cardinaux de prendre part, sans chaussures, à la procession stationnale.

Durant l’adoration on exécute le chant fort ancien du trisagion alterné avec les versets des Improperia. On appelle ainsi une série de reproches que Dieu adresse au peuple juif, pour l’ingratitude avec laquelle il a reçu les bienfaits du Seigneur. Le concept en est certainement d’inspiration scripturaire, mais le texte semble emprunté à l’apocryphe d’Esdras (I, 13-24).

Ce Trisagion, durant l’adoration de la Croix, a une signification très profonde, puisque la mort de Jésus est l’acte parfait d’adoration de l’auguste Trinité, accompli par le Pontife du Nouveau Testament. En effet, l’infinie sainteté de Dieu, sa toute-puissance, son être éternel, reçurent une suprême, glorification dans le caractère expiatoire du sacrifice du Calvaire, dans la divine victime brisée et anéantie pour les péchés du monde. Les hérétiques monophysites tentèrent jadis de déformer la signification trinitaire de ce Trisagion, en y ajoutant l’invocation tendancieuse : « Vous qui avez été crucifié pour nous » ; mais cette interprétation fut condamnée comme hérétique, parce que les trois Personnes divines n’ont pas été crucifiées, mais seulement la seconde, dans sa nature humaine.

Devant les outrages de la Croix, nous ne devons pas oublier la divinité de la très sainte Victime. Autour du gibet, des myriades d’anges se tiennent et s’écrient : « Saint, Saint, Saint est le Seigneur. » Unissons-nous à leurs adorations, et entonnons l’hymne du triomphe et de la résurrection bienheureuse : « V/. Nous, Seigneur, nous adorons votre Croix, et nous chantons louanges et gloire à votre sainte résurrection. Voici, en effet, qu’un arbre a rempli de joie tout l’univers. Ps. 66. Que Dieu ait compassion de nous et nous bénisse. V/. qu’il fasse briller sur nous son visage et qu’il ait pitié de nous. V/. Nous, Seigneur, etc. »

Vient ensuite l’hymne magnifique composée par Venance Fortunat en l’honneur de la sainte Croix, quand la reine Radegonde en reçut, de Constantinople, une parcelle, qu’elle déposa dans son monastère de Poitiers, dédié pour cette raison à la sainte Croix.

Quand l’adoration de la sainte Croix est terminée, le diacre la replace sur l’autel ; puis, avec le sous-diacre, il étend sur la table du sacrifice la nappe pour la sainte Communion. A ce moment, dans l’ancien rit romain, les lévites portaient au Pape le coffret contenant la sainte Eucharistie consacrée la veille au Latran ; toutefois, quand, au XIVe siècle, les fonctions pontificales commencèrent à se dérouler, non plus à Rome dans les basiliques stationnâtes, mais dans les étroites limites du palais papal d’Avignon, les Pontifes de cette période préférèrent aller eux-mêmes chercher la sainte Eucharistie pour la transporter processionnellement de l’autel où elle était gardée.

Au retour de cette procession on chante cette autre hymne de Venance Fortunat qui n’a pourtant rien à voir avec la procession eucharistique, le Vexilla Regis.

Selon les Ordines Romani, quand le divin Sacrement avait été déposé sur l’autel, on disait le Pater et on communiait ; plus tard on y ajouta, par plus grand respect, d’autres prières, qui donnèrent à ce rite des Sanctifiés une certaine apparence de messe.

Le prêtre, en effet, mélange dans le calice le vin et l’eau et le pose sur le corporal ; puis, encensant les oblations, il dit : « Que cet encens bénit par vous s’élève, Seigneur, jusqu’à vous, et que votre miséricorde descende sur nous. »

L’encens symbolise la prière et l’adoration que nous rendons à Dieu. C’est pourquoi Jean, dans l’Apocalypse, vit l’ange près de l’autel du temple, élevant en présence de Dieu l’encensoir fumant.

L’encens, il l’explique lui-même, représente les œuvres méritoires des saints ; dans le ciel, les anges exercent l’office de médiateurs entre Dieu et nous. Ils présentent à la majesté divine nos besoins et nos prières, et nous rapportent les miséricordes du Seigneur.

En encensant l’autel, le prêtre dit, conformément au rite habituel : « Que ma prière monte vers Vous, Seigneur, comme l’encens ; que l’élévation de mes bras tienne lieu de sacrifice du soir. Mettez, ô Seigneur, un sceau à ma bouche, gardez la porte de mes lèvres ; n’inclinez pas mon cœur à des actions mauvaises, ni à tramer des complots avec méchanceté. »

L’antique sacrifice vespéral de l’encens, dont parle ici le psaume 140, a été remplacé dans le Nouveau Testament par celui de la Croix, sur laquelle Jésus étendit les bras, s’offrant pour nous au Père.

Aujourd’hui, en signe de deuil, on omet l’offrande proprement dite du Sacrifice eucharistique. En compensation, l’on présente au Seigneur le mérite du sacrifice sanglant du Calvaire, auquel nous nous associons moyennant l’humiliation et la contrition du cœur. Tourné vers le peuple, le prêtre dit : « Priez, ô frères, pour que ce sacrifice, qui est le mien et le vôtre, soit accepté de Dieu le Père tout-puissant. »

On omet entièrement l’anaphore consécratoire, et l’on passe tout de suite à l’oraison dominicale, qui, dans l’antiquité, était par excellence la prière de préparation immédiate à la sainte Communion.

Dans la liturgie romaine, toutes les anaphores consécratoires et l’oraison dominicale sont précédées, par respect, d’une brève formule (= préface) de préparation : Prière. « Nous souvenant des préceptes salutaires, — c’est-à-dire de participer à vos Mystères sacrés, — et instruits à l’école du saint Évangile, nous osons enfin dire : « Notre Père, qui êtes aux cieux, etc. »

Avant la fractio panis, le célébrant élève à la vue du peuple la sainte Hostie, afin que les fidèles contemplent et adorent le divin Sacrement. Puis il rompt les saintes Espèces, et en met une parcelle dans le calice, pour sanctifier ainsi le vin et l’eau qui, en ce jour, ne se consacrent pas, puisqu’ils symbolisent seulement le sang et l’eau jaillis du côté transpercé de Jésus.

Selon les plus anciens Ordines Romani, même en ce jour le peuple s’approchait de la sainte Communion. Cette participation aux divins Mystères aujourd’hui assumait une signification tout à fait spéciale, celle qui nous est indiquée par saint Paul. Participer à la chair de la victime, c’est se proclamer solidaire de son sacrifice ; ainsi, en communiant, avons-nous part aux mérites de la mort du Seigneur.

La Messe des Présanctifiés étant terminée, on ôte de l’autel la nappe et les chandeliers, comme cela se faisait dans l’antiquité chaque fois que le divin Sacrifice était achevé.

En ce jour, au moyen âge, le Pape, outre l’habituel cursus de l’Office —qui, encore aujourd’hui, aux trois derniers jours de la Semaine sainte, conserve intact le type primitif de l’Office romain, sans Deus in adiutorium, sans hymnes, sans doxologies responsoriales — le Pape récitait privément le psautier tout entier. Cet usage était suivi aussi par de nombreux laïques et subsiste encore dans quelques familles religieuses. Les Ordines Romani prescrivent que, dans le palais pontifical, on ne serve aujourd’hui aucun mets cuit, mais seulement du pain, de l’eau et des herbes.

Jésus est mort pour moi. Il m’a tant aimé qu’il a sacrifié sa vie pour moi. Bien plus, pour que je ne perdisse pas le souvenir de son amour, il a voulu instituer le Sacrifice eucharistique, qui, commémorant celui du Calvaire m’en applique tous les mérites. Pour cette raison, l’Église célèbre tous les jours la mort de Jésus, car, à l’égal d’Ève qui sortit du côté d’Adam endormi, elle jaillit aujourd’hui du Cœur adorable de Jésus en croix. Quel profond mystère cache la liturgie de ce jour ! Jésus meurt et l’Église naît. Il expire, dépouillé et exsangue, pour revêtir l’Église du vêtement de l’immortalité et pour répandre en elle la joie d’une jeunesse impérissable. Pour correspondre à l’excès d’amour de Jésus, — c’est le mot qu’emploie le saint Évangile, — nous devons professer une tendre dévotion pour le sacrifice eucharistique et pour l’image du divin Crucifié, que nous ne devrions jamais regarder sans nous attendrir et sans fondre en larmes de reconnaissance pour un si grand bienfait. Chaque fois que nous présentons au Père éternel l’image de la Croix, il s’attendrit, comme cela fut révélé jadis à sainte Gertrude, et il s’émeut d’une grande pitié pour nous pécheurs.

Nous empruntons à la liturgie byzantine l’antienne suivante : Ton Cœur vital, comme la source jaillissant de l’Éden, arrose, ô Christ, ton Église, semblable à un jardin spirituel. De là, comme d’une source principale, il se divise en quatre évangiles : arrosant le monde, réjouissant la créature, apprenant fidèlement aux nations à vénérer ton règne.

Dom Pius Parsch, le Guide dans l’année liturgique

Les matines du Vendredi Saint. — Les matines du Vendredi Saint sont la seconde partie de la trilogie et son point culminant. Nous pouvons les intituler : La mort du Christ sur la Croix. Sans doute, ici non plus, l’action ne suit pas l’ordre historique ; nous pouvons cependant dire qu’elle a son centre dans cette scène : Jésus est suspendu à la Croix. Quand d’autres scènes de ce jour se présentent à nous, nous pouvons les interpréter comme des images et des souvenirs qui passent devant les regards du Sauveur crucifié. L’impression des matines est donc profondément triste ; on a choisi les psaumes les plus douloureux et les plus mélancoliques du psautier ; dans les Lamentations, nous trouvons même, si l’on peut dire, un accroissement de tristesse. Les répons, d’une grande beauté, sont également profondément tristes. Ils ne suivent pas l’ordre des événements. Le mieux sera de nous représenter le Seigneur sur la Croix et d’écouter, dans les répons, l’expression de ses sentiments et de ses souffrances : tantôt c’est un délaissement sans nom, tantôt une plainte douloureuse ; Jésus pense à quelques scènes du jour et du soir précédents.

Donnons une brève esquisse de ces matines et signalons les plus beaux passages.

Au premier nocturne nous voyons commencer immédiatement le combat des Juifs et des païens contre Dieu et son Christ (Ps. 2) ; puis, la divine Victime nous apparaît sur la Croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Puis nous chantons le psaume messianique de la Passion (21) : « Ils se sont partagé mes vêtements et ils ont tiré ma robe au sort ». Ce psaume appartient au point culminant des matines. Vient ensuite un psaume de confiance calme qui exprime les sentiments du Seigneur au milieu de son agonie mortelle : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrai-je ? » Dans les leçons, nous voyons l’épouse déshonorée : « A qui te comparerai-je, à qui t’assimilerai-je, fille de Jérusalem ?… Car grande comme la mer est ton affliction ». La liturgie met ensuite devant nos yeux une image du Golgotha :

« Le voile du temple se déchira,
La terre trembla et le larron sur la croix cria :
« Seigneur, souviens-toi de moi quand tu seras dans ton royaume ».
Les rochers se fendirent, les tombes s’ouvrirent,
Et les corps de plusieurs saints qui étaient endormis ressuscitèrent ».

Dans la troisième leçon, le Christ, l’Homme des douleurs, se présente lui-même à nous : « Je suis l’homme qui voit la misère sous la verge de son courroux. Il m’a opprimé et m’a conduit dans les ténèbres et non à la lumière ».

Au second nocturne, nous chantons le psaume de la flagellation (37) : « Il n’y a rien de sain dans ma chair à cause de ta colère, il n’y a rien de sauf dans mes os à cause de mes péchés ». Rien n’est émouvant comme la prière du soir du Christ sur la Croix (Ps. 39). Dans les leçons, nous entendons de nouveau saint Augustin : Il applique le psaume 63 à la Passion du Christ. Le cinquième répons, qui constitue précisément le milieu des matines, décrit la mort du Seigneur.

Au troisième nocturne le psaume 87, d’une si profonde tristesse, nous fait de nouveau atteindre le point culminant du drame : « Mon âme est rassasiée de maux et ma vie touche au royaume des morts ». Les leçons apportent une pensée entièrement nouvelle : Le Christ est notre grand prêtre éternel qui a offert une seule fois, sur l’autel de la Croix, le sacrifice parfait ; il est Prêtre et Victime à la fois. — Le dernier répons nous montre l’image finale, le Christ au paroxysme de sa douleur.

« Mes yeux sont voilés de larmes,
Car celui qui me consolait s’est éloigné de moi !
Peuples, regardez tous et voyez
S’il est une douleur semblable à ma douleur. »

Les cérémonies du Vendredi Saint.

STATION À SAINTE-CROIX DE JÉRUSALEM

Par le bois est venue la joie dans le monde.

Le missel romain appelle ce jour : Parasceve = jour des préparatifs. Nous l’appelons le Vendredi Saint, le grand vendredi. C’est le grand jour de deuil de la chrétienté. C’est le seul jour, dans la liturgie romaine, où l’on ne célèbre pas le Saint-Sacrifice, parce que notre divin grand Prêtre offrit en ce jour sur l’autel de la Croix son sacrifice sanglant.

Les deux antiennes directrices du jour nous transportent sur le calvaire : « Ils placèrent au-dessus de sa tête une inscription avec le motif de sa condamnation : Jésus de Nazareth, Roi des Juifs » (Ant. Bened). « Quand il eut pris du vinaigre, il dit : Tout est consommé ; il inclina la tête et rendit l’esprit » (Ant. Magn.).

1. Office du matin. — L’église de station est l’antique sanctuaire de « Sainte-Croix de Jérusalem) qui représente pour nous le calvaire. C’est dans cette église que l’on conserve les reliques de la vraie Croix. Nous entrons dans l’église : elle est nue, dépouillée de tout ornement ; le tabernacle est ouvert et vide ; une croix voilée de noir surmonte l’autel — tout cela est expression de la douleur silencieuse de notre âme. L’office commence. Il n’y a pas d’introït, mais un profond silence : les cierges ne sont pas allumés à l’autel (c’est aujourd’hui, surtout, que l’Église emploie le langage de ses symboles et de ses signes) ; le prêtre et ses ministres entrent, vêtus de noir, et se prosternent sur les marches de l’autel. Cette prostration, qui marque l’impuissance, symbolise la désolation de l’humanité avant la Rédemption.

L’office qui suit est très ancien et se divise en trois parties. A y regarder de près, il ressemble à une messe. Toute messe est composée de l’avant-messe, de l’action du sacrifice, et de la communion ; nous trouvons aujourd’hui une célébration tripartite, semblable à celle de la messe. A la place de la consécration, a lieu l’Élévation et l’adoration de la Croix. La première partie est une avant-messe, c’est même un monument vénérable de la messe des catéchumènes dans l’antique liturgie ; la seconde partie est l’adoration de la Croix, le point culminant de la journée ; la troisième partie est une communion. La liturgie appelle cet office la messe des présanctifiés — car l’hostie a été consacrée la veille.

a) L’avant-messe. L’office du matin commence par une avant-messe antique, telle qu’on les célébrait pendant les quatre premiers siècles. Il n’y avait pas d’introït, les prêtres se prosternaient silencieusement sur les degrés de l’autel. Il y avait trois lectures entre lesquelles on chantait, comme chants intermédiaires, des psaumes entiers. Il y avait ensuite une prédication suivie de l’office de prières : la prière pour les besoins généraux des chrétiens. La première partie de l’office du Vendredi Saint nous a conservé cette antique pratique. Nous devons prendre part à ces prières avec respect, car c’est exactement ainsi qu’on priait dans les catacombes. La première leçon (du Prophète Osée) doit nous mettre dans les sentiments de tristesse et de repentir qui conviennent à ce jour. Elle nous fait aussi entendre, déjà, l’annonce de la fête de Pâques : « Il nous donnera une vie nouvelle dans deux jours ; le troisième jour, il nous ressuscitera ».

Nous chantons ensuite un Trait emprunté à Habacuc : « Seigneur, j’ai entendu ton message et je crains ; j’ai considéré tes œuvres et j’ai tremblé. On te trouvera au milieu de deux créatures ». Le Prophète voit avec horreur l’effroyable spectacle du crucifiement : « le Seigneur » entre deux malfaiteurs.

La seconde leçon nous montre le touchant symbole de l’agneau pascal. Ce symbole se réalise aujourd’hui. Le véritable Agneau pascal, le Christ, est immolé. Ce n’est pas par hasard que Jésus a offert son sacrifice au jour même de la fête pascale des Juifs ; à trois heures, juste au moment où les agneaux pascaux étaient immolés dans le temple, le Seigneur expirait. Le chant psalmodique qui suit décrit la trahison de Judas et la Passion de Jésus.

Maintenant, après le symbole, nous allons entendre la réalité et l’accomplissement : on chante la Passion. Cette fois, la Passion nous est racontée par le disciple préféré de Jésus, l’Apôtre saint Jean, qui, avec la Sainte Vierge, se tint auprès de la Croix et fut témoin oculaire de ces grands événements. Alors que les autres évangélistes décrivent surtout le côté humain de la Passion, saint Jean nous montre le Sauveur souffrant comme Dieu, comme Roi. Sa peinture de la Passion a un caractère de grandeur et de puissance : le Roi sur le trône de la Croix. Cette fois encore — quand la chose est possible — la Passion est chantée alternativement par trois prêtres ou trois diacres. Que tous les fidèles suivent respectueusement ce chant !

Trois interprètes nous ont parlé jusqu’ici : le Prophète, la Loi, l’Évangéliste. Nous passons, maintenant, aux antiques intercessions pour tous les états de l’humanité. C’est aujourd’hui particulièrement que conviennent ces prières : Jésus, le Roi du royaume de Dieu, a été « élevé » et, désormais, « il tire tout à lui ». Jésus, le second Adam, dort du sommeil de la mort, et de son côté sort la seconde Ève, l’Église. Dans les intercessions, nous prions d’abord pour l’Église, l’Épouse du Christ ; nous prions pour tous les états, même pour les schismatiques et les hérétiques. A chaque fois, le prêtre et le peuple s’agenouillent à l’appel du diacre : Flectamus genua (fléchissons les genoux). Nous nous relevons ensuite sur l’invitation du sous-diacre : Levate (Levez-vous). On n’omet la génuflexion qu’au moment de la prière pour les Juifs « infidèles » parce que, dans ce jour, ils s’agenouillèrent par dérision devant le Christ. Voici l’ordre de ces prières : on prie pour la sainte Église, pour les Ordres ecclésiastiques et les diverses classes de laïcs chrétiens, pour les catéchumènes, pour les besoins spirituels et temporels du monde entier, pour les schismatiques et les hérétiques, pour les Juifs et enfin pour les païens. Ainsi se termine la première partie de l’office du matin.

b) L’adoration de la Croix. Le point culminant du jour est l’adoration de la Croix, signe de notre salut. Cette cérémonie, elle aussi, est très ancienne et prit son origine à Jérusalem, où l’on honorait et baisait le bois de la vraie Croix. Le prêtre dépose ses ornements, se place du côté de l’Épître et l’on commence à dévoiler solennellement la croix. Si la Croix a été voilée depuis le dimanche de la Passion, c’est afin que l’Église puisse la dévoiler solennellement, aujourd’hui, dans une cérémonie impressionnante. Le diacre découvre en trois fois l’image du Crucifié, et, à chaque fois, le prêtre entonne sur un ton toujours plus élevé : « Voici le bois de la Croix, sur laquelle a été suspendu le salut du monde ». Le chant est continué par le chœur, et le peuple tombe à genoux en chantant : « Venez, adorons ».

On dépose alors sur les degrés de l’autel la croix placée sur un coussin. Le célébrant et les ecclésiastiques quittent leurs chaussures, s’approchent de la croix après trois génuflexions, et baisent les pieds du Christ pour honorer le Sauveur et le signe de notre rédemption. Le peuple aussi s’approche et vient baiser la croix. Chrétiens, adorons l’Époux ensanglanté, et dans notre baiser mettons toute notre âme. Pendant l’adoration de la Croix, le chœur chante un chant impressionnant. Ce sont les « Impropères », les plaintes et les reproches de Jésus à son peuple infidèle. Dans ses plaintes, à la fois douces et fortes, il rappelle à son peuple les bienfaits qu’il lui a accordés dans l’Ancien Testament et les ingratitudes qu’il a reçues en retour. Ces plaintes s’adressent aussi à nous et nous exhortent, en face de la mort du Christ, à une conversion sérieuse. Nous entendons sans cesse ce leitmotiv : « Mon peuple, que t’ai-je fait, et en quoi t’ai-je contristé ? réponds-moi ». Il est difficile de trouver un chant plus saisissant que celui-là, une scène plus touchante. Il y a encore un autre chant beaucoup plus ancien qui célèbre le Christ-Dieu. On le chante en deux langues, en grec et en latin : « Agios o Theos — Sanctus Deus » — Dieu saint, saint et fort, saint et immortel, aie pitié de nous. C’est un magnifique hommage à Dieu, en présence du signe triomphal de la Rédemption. A la fin, on chante même un cantique de joie à la Croix et à la Rédemption. « Ta Croix, Seigneur, nous l’adorons, nous louons et glorifions ta sainte Résurrection ; voici qu’à cause du bois de la Croix, la joie est venue dans le monde entier ».

c) La messe des présanctifiés. La troisième partie de la liturgie du Vendredi Saint est une communion. Le saint sacrifice est omis, aujourd’hui, depuis les temps les plus anciens, mais les premiers chrétiens ne voulaient pas renoncer à la communion. C’est pourquoi, à la messe d’hier, on consacrait plusieurs pains que l’on conservait pour le lendemain. Cette communion sans sacrifice préalable — qui, d’ailleurs, a souvent lieu chez les Grecs pendant le Carême — s’appelle la messe des présanctifiés. Jadis, comme on vient de le dire, tous les fidèles communiaient ; aujourd’hui, seul, le célébrant communie.

En procession solennelle, on va chercher, dans la chapelle où on l’a porté hier, le calice avec l’hostie consacrée, et on le rapporte à l’autel majeur, en chantant le « Vexilla Regis » que nous connaissons déjà « La bannière du Roi s’avance ». On veut marquer aujourd’hui, en chantant cette hymne, que l’on porte le corps immolé du Christ, le même qui fut suspendu à la Croix. Le célébrant dépose l’hostie sur le corporal. Le diacre verse du vin et le sous-diacre de l’eau dans le calice. Ce vin, aujourd’hui, ne sera pas consacré et ne servira qu’aux ablutions.

Ensuite, le prêtre encense l’hostie et l’autel, comme à toutes les messes solennelles. Il se lave les mains en silence. Il récite la prière de l’offrande personnelle (In spiritu) et l’Orate fratres auquel on ne répond pas. C’est une partie de l’Offertoire. On passe tout le Canon, et le prêtre commence immédiatement le Pater et récite tout haut le Libera. Il élève ensuite l’hostie de la main droite pour la montrer au peuple, il fait la fraction habituelle de t’hostie, récite ta dernière des oraisons préparatoires à la communion (car, dans cette dernière, il n’est question que de la réception du corps) et, après les trois « Domine, non sum dignus », il communie. Il boit ensuite le vin et purifie le calice. Ainsi se termine la cérémonie de communion.

Jetons un bref regard d’ensemble sur l’office du Vendredi Saint. Aux matines, nous avons considéré le Christ dans son abaissement humain, « comme un ver de terre, le mépris des hommes ». A la messe des présanctifiés, il se présente à nous comme Rédempteur et même comme Roi sur le trône de la Croix.

Cet aspect se trouve dans les trois parties : dans la première partie, avec la Passion de saint Jean et les intercessions ; dans la seconde partie, avec le dévoilement et l’adoration de la Croix ; dans la troisième partie, avec la cérémonie de communion où le Christ est l’Agneau immolé, mais glorifié. Il y a dans ces trois parties une progression : la mort du Seigneur sur la Croix est représentée dans la première partie par la parole (le Prophète, la Loi, l’Évangile) ; dans la seconde partie, par l’action et le symbole, dans la troisième partie par le sacrement.

[1] Dom Guéranger décrivait les Laudes selon l’ancien Psautier, avant la Réforme de saint Pie X. Les éditions ultérieures de l’Année Liturgique ont donc modifié les commentaires.

[2] Matth. XXVI, 63.

[3] Matth. XXVI, 64 ; Marc. XIV, 62.

[4] Matth. XXVI, 65, 66.

[5] Luc. XXII, 64.

[6] Johan. XVIII, 20-32.

[7] Johan. XVIII, 33-38.

[8] Matth. XXVII, 13-14 ; Luc. XXIII, 5.

[9] Matth. XXVII ; Luc. XXIII.

[10] Johan. XIX, 5.

[11] Johan. XIX.

[12] Ibid.

[13] Isai. LIII, 12.

[14] Matth. XXVII, 24-25.

[15] Johan. III, 16.

[16] Luc. XXIII, 27-31.

[17] Avant la réforme de Pie XII, l’Office de la Passion se célébrait dans la matinée du Vendredi Saint.

[18] Osée, Chap. VI.

[19] Exod. Chap. XII.

[20] Hebr. V, 7.

[21] I Cor. I, 23.

[22] I Cor. 1, 24.

[23] Luc. XXIII, 34.

[24] Isai. XI, 10.

[25] Johan. XIX. 22.

[26] Johan. III, 14.

[27] Matth. XVII, 40.

[28] Matth. XXVII, 42-43.

[29] Johan. XII, 32.

[30] Luc. XXIII, 43.

[31] Matth. XXVII, 55.

[32] Johan. XIX, 26.

[33] Matth. XXVII, 46.

[34] Johan. XIX, 28.

[35] Johan. XIX, 30.

[36] Luc. XXIII, 46.

[37] Allusion à l’Office des Ténèbres du Samedi Saint, chanté le vendredi soir.

[38] Marc. XV, 46.

[39] Johan. XIX, 39.